CAPITALISME et MORALE

par Guy Sorman

L'intérêt égoïste et la morale
La critique morale dans le capitalisme


Sous / titre : "Comment le capitalisme édifie une Société morale à partir de comportements immoraux ", la revue Crises a publié dans son numéro 1- 1994 ("La société malade du moralisme"), l'article suivant de

L'intérêt égoïste et la morale

"Ce n'est pas par générosité de coeur que le boulanger vend son pain à la ménagère à un prix que celle-ci peut supporter, mais parce que tel est son intérêt". C'est ainsi qu'il y a deux siècles, le moraliste écossais Adam Smith définissait les fondements de l'économie de marché. En un même temps, Mandeville, un Anglais d'origine française, décrivait par une parabole, " La fable des abeilles", ce qui par la suite se révèlerait être le capitalisme moderne. Dans la Société des abeilles, selon Mandeville, coexistent les attitudes positives et négatives, moralement condamnables ou louables; mais la combinaison de ces sentiments blancs et noirs conduit à une ruche qui fonctionne pour le bien commun, selon un principe d'harmonie des intérêts. Dans cette société réelle, l'homme n'est ni bon ni méchant, il est l'un ou l'autre, parfois les deux en même temps ; de ce regard pragmatique ou cynique sur l'humanité, il s'ensuit que les libéraux n'envisagent jamais de modifier la nature humaine, ils la prennent pour ce qu'elle est, et, avec ce matériau imparfait, proposent un édifice également imparfait, mais viable. La morale n'est donc pas le fondement du capitalisme, ce qui n'implique pas que le capitalisme soit immoral, bien au contraire. Chez Adam Smith, le fondateur, le moteur de la réflexion fut l'indignation suscitée par la pauvreté de masse dans l'Europe de son temps ; à le relire aujourd'hui, l'Angleterre et la France qu'il décrit sont comparables au Tiers monde où coexistent l'extrême richesse de l'aristocratie et le total dénuement du peuple. C'est afin de remédier à cet écart, et sortir la masse de la pauvreté, qu'Adam Smith et tous les économistes libéraux depuis lors préconisent l'économie de marché; le commerce libre, la division du travail, la propriété privée, le droit d'entreprendre, la réglementation du marché par un Etat prévisible sont autant d'instruments qui n'enrichissent pas tellement les riches mais qui apportent aux plus pauvres les biens dont seule bénéficiait une infime minorité. La preuve expérimentale de la justesse du raisonnement se lit dans l'histoire vraie du capitalisme: un fortuné contemporain ne vit pas mieux qu'un aristocrate du XVIlle siècle, mais le sort des humbles a été radicalement amélioré. A cette mesure objective, les capitalistes ne sont pas nécessairement moraux mais le capitalisme par ses résultats économiques et sociaux paraît le plus moral des systèmes existants.

L'histoire des origines du capitalisme révèle combien l'intuition théorique de Mandeville et d'Adam Smith, mais aussi des physiocrates et de Turgot était fondée. Les fondateurs des grandes dynasties capitalistes du XVIlle siècle à nos jours ne furent pas mus par un sentiment moral, mais par une rage d'accumulation primitive du capital : la piraterie, la traite des esclaves, l'exploitation sous toutes ses formes, la contrebande, le marché noir, le trafic d'influence, le commerce de la drogue se retrouvent fréquemment à la source de grandes compagnies. Surcouf fut l'un des premiers capitalistes français, l'esclavage fit la fortune des premiers négociants nantais; ce n'est pas par hasard que les grands entrepreneurs américains du XIXe siècle furent surnommés les barons voleurs; à l'origine des groupes industriels japonais la piraterie fût déterminante ; sans le marché noir, sans la guerre de Corée, puis la guerre du Vietnam, le capitalisme coréen et taïwanais ne serait pas si florissant; les guerres de l'Empire firent la fortune des Rothschild, sans remonter aux Fuger, les premiers capitalistes de l'Europe Centrale pour avoir financé les guerres de Charles Quint. Mais de ces origines douteuses ont surgi des entreprises respectables, créations de richesses, d'emplois, de progrès : au père pirate a souvent succédé un fils formé par les universités et la génération suivante légitimera rétroactivement la fortune familiale ou entrepreneuriale par quelque fondation culturelle.

Ceci conduit à porter un regard neuf sur l'extension possible du capitalisme, sur des terres vierges, comme la Pologne, la Russie, la Turquie, la Colombie. Dans le monde ex-communiste, des apparatchiks se reconvertissent en entrepreneurs capitalistes, des maffieux blanchissent les fonds du crime ou de la drogue, à l'occasion des privatisations; en Turquie, en Amérique latine, des industries, mais aussi des hôpitaux et des universités s'édifient grâce au recyclage de l'argent de la drogue. Condamner la reconversion des nomenklaturas, des maffieux et des narco-trafiquants en entrepreneurs capitalistes serait moralement justifié. Mais ne serait-ce pas économiquement désastreux ? Constatons que la réprobation morale vient de l'Occident, mais que les gouvernants de ces nations au capitalisme naissant ont adopté une position non éthique et pragmatique.

Notre éloge paradoxal du capitalisme moral malgré ses fondements immoraux paraît en conflit avec la thèse généralement admise de Max Weber et de tous les culturalistes qui s'en réclament. Mais a-t-on bien lu Max Weber ? Le sociologue allemand ne prétend pas que les premiers capitalistes furent des êtres moraux ; il les décrit plutôt comme des anxieux. C'est, dit-il dans l'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, de l'anxiété née de la peur de la non-élection divine chez le calviniste que surgit le désir d'accumulation des richesses. Cette accumulation, s'il y parvient, rassure l 'entrepreneur sur son élection. Le premier capitaliste veberien paraît relever, dans ce tableau quasi clinique, de la psychanalyse plus que de la sociologie. Max Weber qui connaissait parfaitement les origines du capitalisme n'auréolait guère les entrepreneurs, il essayait seulement de comprendre leurs motivations profondes; elles surgissent d'une préoccupation éthique sans que leur comportement soit nécessairement éthique, tout en conduisant vers un système moralement respectable. L'angoisse métaphysique qui conduit au désir d'accumulation capitaliste n'est donc pas nécessairement morale même si la société ambiante se prétend moralisatrice. Max Weber ne contredit pas Mandeville; son erreur est ailleurs, comme le démontre l'émergence du capitalisme hors du monde protestant. Le Confucianisme en Asie, l'Islam en Turquie, le Catholicisme en Espagne ou au Québec n'ont pas interdit, contrairement à ce que prophétisait Max Weber, l'universalisation du capitalisme. Sans doute l'anxiété métaphysique qui conduit à l'accumulation primitive n'est-elle pas propre à une religion, mais consubstantielle à la nature humaine où l'immoralité de l'entrepreneur primitif se retrouve dans toutes les cultures, dès l'instant où les circonstances politiques et économiques permettent au désir d'entreprendre, de se manifester.

La critique morale dans le capitalisme

Nous avons jusqu'ici raisonné comme si le capitalisme était moral non dans ses fondements mais dans son développement. Le chômage, l'exclusion, les inégalités sociales qui parcourent le capitalisme réel sont-ils moraux ? Bien évidemment non. Mais nous ne sommes pas dans le monde de l'absolu; de tous les systèmes réels, expérimentés jusqu'à présent par l'humanité contemporaine, le capitalisme est le plus progressiste. Or dans la vie réelle, le progrès équivaut à la moralité. Dans les sociétés capitalistes, les hommes vivent pour la plupart plus longtemps et mieux que dans toute autre organisation. A l'inverse, l'un des signes les plus prophétiques de l'effondrement du socialisme réel en URSS fut la baisse moyenne de l'espérance de vie, dans les années 60, sans même y incorporer les crimes du goulag.

Bien entendu, le progrès n'est pas le bonheur ; encore que certains chantres du capitalisme estimeront que la perspective pour une mère de conserver ses enfants en vie plutôt que de les voir mourir ne fait peut-être pas le bonheur mais réduit certainement le malheur. Bien entendu, la moralité relative et les progrès dûs au capitalisme ne sauraient exclure sa contestation. Parce que le capitalisme est devenu dominant, il est même impératif de le critiquer. Parce qu'il tend à éliminer la pauvreté et que sa seule légitimité est son succès matériel, toute trace de pauvreté dans une société capitaliste est éminemment et moralement condamnable. Cette critique morale dans le capitalisme ne lui est d'ailleurs par nuisible; l'expérience montre que la vitalité du marché profite de sa contestation et parfois la récupère. Le moraliste dans la société capitaliste fait recette, l'artiste contestataire produit des multiples oeuvres commercialisés, les mass media métamorphosent la violence en objet de consommation. Jusqu'à quel seuil ? Certains économistes, à la suite de Schumpeter, craignaient que le capitalisme ne meure de son imperfection morale, de sa légitimité restreinte, de la contestation permanente par les élites intellectuelles rétives au matérialisme en quête de mythes ou d'utopies que le marché ne produit pas. Le capitalisme certainement disparaîtra un jour, comme toute institution humaine inscrite dans l'histoire. Il pourrait mourir de son inefficacité si, par exemple, une crise économique dans le capitalisme devenait une crise du capitalisme. Il pourrait mourir plus probablement de la concurrence de mythes plus puissants sur l'esprit humain que la liberté ou le progrès. Dans cette hypothèse qu'esquissent les mouvements fondamentalistes, le progrès s'interromprait, ce qui s'est souvent produit dans l'Histoire, et la vie s'abrégerait; les moralistes pourraient alors rêver du capitalisme comme d'un âge d'or perdu. Peut-être serait-ce là son ultime triomphe, la rédemption par la disparition.

Mis sur intenet par l'ami du laissez-faire.