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« DROIT, LIBERTE et DEMOCRATIE
à la recherche de leur signification »

par Angelo Petroni

1. Le droit libéral
2. La liberté des libéraux
3. La démocratie des libéraux
Conclusion


Le « droit », la « liberté » et la « démocratie »: voila trois mots sur lesquels tous les intellectuels et tous les politiciens tombent d'accord. Néanmoins, il ne s'agit que d'un accord de surface, car il n'y a pas d'accord sur la vraie signification de ces mots. Pour les libéraux, la liberté, le droit et la démocratie sont des acquis précieux Si et seulement Si on considère ces concepts dans leur véritable nature. Nous allons essayer ici de montrer quelle est cette nature:

1. Le droit libéral

La base de toute la théorie libérale du droit et de la justice est que le concept de justice présuppose l'existence de droits de propriété. Là où il n'y a pas de droits de propriété, il ne peut y avoir ni justice, ni injustice. Quoiqu'elle soit en fait inséparable de l'origine même du droit, c'est notamment chez John Locke, et plus encore chez David Hume, que cette thèse a reçu sa démonstration la plus célèbre.

On ne peut définir la justice et l'injustice sans avoir préalablement défini les droits de propriété que les individus possèdent sur leur propre vie, c'est-à-dire, sans avoir établi quel est leur pouvoir de contrôle sur leur personne et sur les objets matériels qu'ils ont en leur possession. (« lives, liberties and estates, which I call by the general name - property » selon la formule de Locke). De quelque manière qu'on définisse la justice, celle-ci ne peut donc consister que dans le respect des droits de propriété reconnus comme légitimes, et l'injustice dans la violation de ces mêmes droits. Il en résulte qu'on ne peut pas définir des situations qui seraient en elles-mêmes justes ou injustes. Il n'y a pas de définition «absolue» de la justice, indépendante de la question de savoir Si certains droits de propriété, ont ou n'ont pas été respectés.

Reconnaître l'existence de ces droits de propriété implique ipso facto l'obligation pour tous les autres (erga omnes) de ne pas les violer. Chaque droit implique donc un devoir pour un autre. Il en résulte que les « droits» tels qu'ils sont affirmés par un document aussi célèbre que la « Déclaration universelle des Droits de l'homme » adoptée en 1948 par l'ONU, dans la mesure où ils ne coïncident pas avec les droits de propriété «classiques», sont incompatibles avec les enseignements de la tradition juridique. Un « droit » tel que le «droit pour chacun d'avoir des congés payés » serait vide de tout contenu dans la mesure où il n'impliquerait pas d'obligation, pour les autres personnes, d'avoir à le «respecter ». Si, d'un côté, l'on fait reposer cette obligation sur l'employeur, cela revient à violer Sa liberté - donc un « droit de propriété » au sens de Locke; Si, au contraire, cette obligation est posée erga omnes, elle est vide, car il ne suffit pas, pour qu'elle soit remplie, que soient observées certaines règles juridiques formelles et applicables à tous: elle dépend au contraire de ressources qui sont produites par la volonté humaine et se trouvent nécessairement possédées (dans la mesure où elles existent) sous le contrôle d'un particulier.

Dans les deux cas, la violation - aussi bien que le respect - d'un tel « droit» n'a rien a voir avec la justice (ou l'injustice) au sens juridique du terme. Suggérer que « l'obligation repose sur la société» n'est qu'une «parole verbale »: la «société» en tant que telle n'est pas un agent moral: il n'y a que des individus qui puissent agir et disposer des ressources. Le fait qu'il est impossible d'attribuer le caractère de la justice ou de l'injustice des situations, des états de choses en tant que tels, indépendamment de savoir Si certains droits de propriété ont ou non été respectés, permet de régler définitivement la question des rapports entre la justice et la notion de « justice sociale», Si essentielle dans toute conception socialiste de la société. Si c'est à des individus particuliers que la « justice sociale» impose des obligations et Si ces obligations vont au-delà de ce qu'ils ont librement consenti, elle est incompatible avec la justice entendue au sens classique. Si les obligations qu'elle impose s'imposent à tous (erga omnes), elle dépasse aussi les limites du juste et de l'injuste parce que Sa présence (ou son absence) ne dépend pas du respect ou de la violation de certains droits de propriété, mais de certaines circonstances contingentes. En fait de droit et de justice, le concept de « justice sociale » est donc vide de sens identifiable.

Naturellement, quand on a voulu imposer la-dite « justice sociale», on n'a nullement cherché à imposer des obligations erga omnes et c'est fort délibérément qu'on a fait peser des obligations discriminatoires sur des personnes et des classes particulières. La mise en oeuvre de l'impôt progressif sur le revenu - un des instruments principaux des politiques prétextant la « justice sociale » - est peut-être l'exemple le plus démonstratif de la contradiction qui existe entre la « justice sociale» et le Droit. Par Sa nature même, l'impôt progressif est une violation du principe fondamental de tout droit: que ses règles doivent s'appliquer uniformément et universellement à tous les individus. Comme l'uniformité et l'universalité des règles juridiques sont deux composantes essentielles de ce qu'on appelle la « rule of law», la règle de droit (ou le règne de droit), le fait qu'elles soient violées par l'impôt progressif suffit pour établir qu'on ne peut pas concilier les deux.

2. La liberté des libéraux

S'il est vrai qu'on ne peut comprendre ni ce qu'est le droit, ni quelles sont ses lois de fonctionnement Si on ne tient pas compte de la liberté des personnes, il est également vrai qu'on doit partir d'un point de vue très précis pour envisager cette liberté.

Depuis un article célèbre d'Isaiah Berlin, on distingue souvent deux concepts de liberté: la liberté « négative » et la liberté « positive ». « On dit normalement qu'un individu est libre dans la mesure où aucun autre individu (ou aucun ensemble d'individus) n'interfère avec ses actions. Dans cette acception, la liberté politique décrit simplement le domaine dans lequel quelqu'un peut agir sans qu aucune autre personne ne fasse obstacle à son action.» c'est là sa définition de liberté « négative», comme absence de coercition. « Le sens positif du mot liberté dérive de la volonté de la part de l'individu d'être son propre maître. Je veux que ma vie et mes décisions dépendent de moi-même et non pas de forces extérieures quelles qu'elles soient. Je veux être l'instrument de ma propre volonté, non de la volonté d'autres hommes. »

Même Si les deux définitions de « liberté» ne semblent en apparence qu'être deux expressions différentes d'une même notion, elles sont en réalité radicalement différentes, aussi bien du point de vue conceptuel que dans l'expérience historique. La liberté négative est la liberté libérale, très proche de celle que Benjamin Constant appelait « la liberté des modernes», tandis que la liberté positive, quand elle influence la politique, caractérise la tradition qui va de Rousseau et Hegel jusqu'au marxisme et au socialisme contemporain. Isaiah Berlin a bien montré comment cette tradition a transformé le concept de liberté en son contraire. Ayant opposé dans chaque individu le « vrai moi rationnel » et le moi « empirique » cette tradition a justifié les politiques d'oppression contre la liberté individuelle. Une fois qu'on a séparé l'homme prétendument « rationnel » de l'homme « empirique », on en vient à ignorer les volontés réelles des hommes, à les opprimer et à les torturer au nom de leur « vraie » nature, l'idée étant qu' partir du moment où l'on tient n'importe laquelle des fins possibles de l'homme (le bonheur, l'accomplissement de son devoir, la sagesse, une société juste, la réalisation de soi-même) pour conforme à sa destination réelle, elle doit nécessairement correspondre avec Sa libération, même s'il n'en a pas conscience et ne l'exprime pas davantage dans ses choix concrets.

Notre but est de montrer qu'il n'y a que la liberté négative qui soit compatible, théoriquement et historiquement, avec le droit et avec la démocratie - la liberté « positive » étant incompatible avec l'un comme avec l'autre.

Venons au problème des rapports entre la liberté et le droit. Le règne du droit aussi bien que son fonctionnement impliquent que les individus soient libres au sens «négatif ». D'un autre côté, - ce qui est plus important - la société de droit ne peut pas subsister Si on doit s'y soucier de libertés « positives », ou freedoms of. Le fait est que dans un monde où les ressources (spirituelles et matérielles) sont limitées, il n'y a aucune raison de croire que les différentes freedoms of des individus soient compatibles entre elles, ni par conséquent qu'elles puissent être protégées par les règles du droit identiques et universelles. D'un point de vue formel, cela signifie que les règles d'un droit qui prétendait faire prévaloir la liberté « positive » ne peuvent pas être - comme le sont les règles du droit traditionnel - des règles générales, valables extra omnes, et applicables à un nombre indéterminé de cas. Du point de vue substantiel, il en est des rapports entre le droit et la liberté « positive » comme des rapports entre le droit et les droits « absolus », indépendants de toute référence aux droits de propriété, dont nous avons parlé précédemment. Ou bien les freedoms of sont au-delà de la justice, car leur réaliSation dépend de certaines possibilités et ressources matérielles contingentes, ou bien les faire respecter implique une violation des vies, libertés et possessions, d'un certain nombre de personnes.

C'est bel et bien ce que confirme l'histoire du droit au cours de ce siècle. L'ambition de mettre en oeuvre des libertés « réelles» par des moyens juridiques a impliqué une transformation radicale du droit traditionnel. Le droit est de moins en moins conçu comme l'instrument qui permettra aux individus d'atteindre leurs buts sans se heurter aux objectifs d'autrui, mais de plus en plus comme l'instrument d'un pouvoir politique qui vise à donner à certains individus ou groupes d'individus un pouvoir déterminé sur les hommes et sur les choses en portant atteinte à la possibilité qu'ont tous les autres d'atteindre leurs objectifs.

3. La démocratie des libéraux

Venons maintenant au problème de la nature de la démocratie. Pour les libéraux, la démocratie doit être considérée comme un ensemble de règles institutionnelles, dont la fonction est d'éviter que les gouvernements ne deviennent oppressifs. Selon l'analyse, devenue classique, de Karl Popper:
« le critère de la démocratie est le suivant: dans une démocratie, les gouvernés peuvent mettre les gouvernants à la porte sans avoir pour autant besoin de recourir à la force. Ainsi, Si les hommes qui sont au pouvoir ne respectent pas les institutions qui garantissent à la minorité la possibilité d'oeuvrer pour un changement pacifique, alors leur gouvernement est une tyrannie... dans cette perspective, le fondement de la démocratie n'est pas le principe que la majorité doit exercer tout le pouvoir; c'est plutôt que les différentes méthodes égalitaires de contrôle démocratique, telles que le suffrage universel ou le gouvernement représentatif, ne doivent pas être pris pour davantage que ce qu'ils sont, à Savoir des méthodes éprouvées de protection... contre la tyrannie... Celui qui accepte le principe démocratique ainsi entendu n'est donc pas tenu d'accepter pour particulièrement juste la décision qui résulte d'un processus démocratique.»

L'enjeu ici n'est pas de trouver une définition de plus de la «démocratie » ajouter aux innombrables définitions que nous donne déjà l'histoire de la pensée politique. La question essentielle est de comprendre quelle est, de toutes les caractéristiques de la démocratie, celle qui la rend préférable. Toutes les définitions de la démocratie qui l'identifient avec « le pouvoir du peuple», la participation du peuple à l'exercice du pouvoir », ou autre « gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple» pour n en citer que quelques-unes des plus célèbres, ne sont que de vagues formules qui n'arrivent pas à exclure de leurs définitions les régimes qui privent les individus de leur liberté.

Les critères essentiels qui distinguent la démocratie libérale du totalitarisme « démocratique » sont au nombre de deux: tout d'abord, quel est le sort réservé aux minorités. Ensuite, quelles sont les limites du pouvoir de l'Etat, c'est-à-dire, les limites au pouvoir des majorités.

En ce qui concerne le rôle des minorités, Giovanni Sartori a très bien montré comment et pourquoi la règle d'après laquelle ce sont les majorités qui gouvernent n'est qu'une « règle du jeu », dont la fonction est d'assurer que les décisions seront prises de la meilleure façon possible, c'est-à-dire, comparée toute autre solution envisageable. En revanche, Si le critère majoritaire est transformé ( tort) en une règle absolue du pouvoir la majorité, l'implication de ce changement dans le monde réel est qu'une partie du peuple (éventuellement très substantielle) se transforme en un « non-peuple », puisqu'elle cesse par définition d'être partie prenante à la décision « populaire ». Par conséquent, la thèse avancée ici est que, lorsque l'on confond la démocratie purement et simplement avec le pouvoir à la majorité, une portion du « demos » (le peuple) censé « kratein » (gouverner) devient par cela même un non-demos. A l'inverse, la démocratie envisagée comme le gouvernement d'une majorité limitée dans ses pouvoirs par les droits des minorités, correspond au peuple dans son entier, c'est-à-dire, à l'ensemble formé « par la majorité et la minorité».

La protection des droits de la minorité comporte ici deux aspects distincts:
le premier est un aspect formel, et consiste en ce que les majorités ne doivent pas empêcher les minorités de devenir des majorités à la suite d'une libre décision des citoyens. Le deuxième aspect est moins procédural et plus substantiel: il concerne le contenu des décisions de la majorité. Si 50% des citoyens plus un décident que tous les impôts doivent être payés par les autres 50% moins un (ou, ce qui revient au même, Si 99% décident que ce sont les 1% restants qui doivent payer), on respecte la forme « démoniaque » de la décision, mais les droits des individus, et plus particulièrement leur liberté, sont violés. Il est évidemment loisible de désigner un tel régime du nom de « démocratie», mais on peut alors douter que cette « démocratie » soit encore désirable ou préférable quelque autre forme du gouvernement.

La démocratie, en tant qu'instrument de contrôle sur le pouvoir d'Etat, n'implique donc pas comme principe fondateur la « souveraineté du peuple ». Elle est fondée sur les droits individuels et c'est l'aune de leur respect ou de leur violation que l'on juge Si le gouvernement est démocratique ou non. Le concept même de « souveraineté » perd tout contenu, puisqu'il n'y a que les individus qui soient « souverains», sur leur propriété (au sens de Locke). Ni « le peuple» au sens collectif du terme, ni les Parlements, ne sont souverains. Les décisions prises par une majorité, ou même par l'unanimité d'un Parlement quelconque, ne sont que des solutions apportées à certains problèmes spécifiques qui intéressent l'ensemble des citoyens ou une grande partie d'entre eux (ce qu'on appelle des problèmes « collectifs »). Elles n'impliquent aucun concept idéaliste du genre de la « volonté générale » prétendument souveraine.

Ensuite, la démocratie est une méthode de gouvernement qui ne vise aucun but particulier. La solution aux différents problèmes « collectifs » y est confiée au jeu des majorités parlementaires dans le cadre des limites que fixe la Constitution. Si l'on prétend que le régime démocratique doit en soi viser certains objectifs, alors les règles du jeu ou les droits individuels seront violés. Cela est particulièrement important lorsqu'on parle de « justice sociale ». Il est de fait que la tradition socialiste aussi bien que ce qu'on appelle la tradition démocratique « pure » ( savoir non-libérale) ont à ce sujet une opinion tout à fait différente. Pour ces doctrines, la démocratie aurait pour fin intrinsèque de réaliser un état d'« égalité matérielle » entre les hommes. Les décisions législatives des Parlements étant le moyen d'imposer cette égalité, cela implique naturellement que les-dites décisions ne soient pas limitées par des droits individuels inviolables et protégés par des règles juridiques et constitutionnelles. On voit ici clairement le lien profond qui existe entre la conception non-libérale de la démocratie et la législation en tant qu'elle s'oppose au règle du droit.

A l'opposé, pour un libéral, il est parfaitement acceptable que les décisions de l'organisme démocratique conduisent aussi bien à une plus grande « inégalité »qu' à une plus grande « égalité » matérielle entre les personnes. La question essentielle est d'obtenir que le rôle que jouent ces décisions soit le plus limité possible, c'est-à-dire, que le procédé du vote majoritaire, qui force nécessairement certains à se plier aux décisions prises par les autres, ne soit pas employé lorsqu'il est possible de résoudre les divergences d'intérêt par des procédés qui respectent le consentement des personnes, le cas échéant par les règles du droit.

En fait, l'incompatibilité entre la recherche de la « justice sociale » et la démocratie libérale n'est qu'un cas particulier d'une impossibilité plus générale:
le fait qu'il est impossible de concilier cette dernière avec aucune des tentatives faites pour imposer (ou pour défendre) des libertés « positives » particulières (ou freedoms of). Les choses sont, au contraire, bien différentes pour ce qui est de la liberté « négative», puisque la démocratie libérale serait impossible Si les individus n'étaient pas, justement, libres de toute forme de coercition dans celles de leurs décisions qui affectent l'ordre politique. Entre démocratie et liberté, on voit donc qu'il existe des rapports très proches de ceux qui existent entre la liberté et le règne du droit: Si la liberté personnelle est la condition d'un régime démocratique, la démocratie a pour objectif général d'éviter que les hommes de l'Etat ne fassent violence aux individus. Cela signifie aussi que la démocratie en tant que moyen de censure des actes des gouvernants par les gouvernés se marie parfaitement avec le règne du droit, puisqu'ils ont en commun le même objectif de préserver la liberté « négative» des individus.

Conclusion

Il y a un proverbe fameux de Confucius, qui dit: « Lorsque les mots perdent leur signification, les hommes perdent bientôt leur liberté. » Le fait que le mot même de « liberté » a aujourd'hui perdu sa signification pour justifier des politiques contraires à la liberté même, démontre qu'il ne faut jamais oublier les principes fondamentaux sur lesquels notre prospérité et notre liberté reposent.

Mis sur intenet par l'ami du laissez-faire.