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Dignité humaine, liberté personnelle

par Michael Novak

Impact de la Religion sur l'Économie
Dignité humaine
Liberté et Vérité
Le concept de conscience
La Personne
Conclusion : La Nouvelle Économie


I. Impact de la Religion sur l'Économie

A l'encontre des Marxistes, le grand sociologue Max Weber (1864-1920) démontra que des courants profonds, traversant puissamment l'esprit humain, secouent les êtres et les tirent de leur torpeur corporelle de façons remarquablement variées, avec des effets importants sur les systèmes économiques. Bien qu'il soit surtout célèbre pour l'Éthique Protestante et l'Esprit du Capitalisme (1904), Weber a analysé dans de nombreux ouvrages l'influence réciproque de la religion et de l'économie, par l'étude de l'histoire de diverses cultures. Du fait de l'abondance de la documentation existant aujourd'hui sur "le heurt des civilisations" et sur les conséquences, dans le monde tel qu'il est, des formations différentes des esprits par les religions et les cultures, l'œuvre de Weber pourrait bien exercer un attrait plus fort que jamais. En fait, cette œuvre suggère un angle de vision important pour aborder le sujet de la dignité humaine. La recherche empirique avait amené Weber à penser que le Christianisme (sous l'une ou l'autre de ses formes) et en amont du Christianisme, le Judaïsme, avaient modelé les perspectives de l'humanité dans des sens favorables au développement économique. Ainsi présentée en termes généraux, cette hypothèse de Weber s'est trouvée solidement confirmée par un siècle de recherches plus poussées, bien qu'elle ait été modifiée sous des angles importants par d'autres constatations.

Par exemple, le Professeur Randall Collins a montré comment, de 1100 à1 350 environ, les réseaux internationaux des monastères catholiques mirent en place plusieurs importantes modalités typiques d'économie capitaliste: une explosion d'inventions pratiques fécondes, la suprématie du Droit (Rule of Law), un système rationalisé de la responsabilité.

"Ces monastères (cisterciens) étaient les unités économiques les plus efficaces qui aient jamais existé en Europe. et peut-être dans le monde, avant cette époque. La communauté des moines opérait à la façon d'une fabrique. Il y avait un ensemble de moulins, mus le plus souvent par la force hydraulique, pour moudre le grain et plusieurs autres tâches. Dans les régions à minerai de fer, ils faisaient fonctionner ainsi des marteaux-pilons; à partir de 1250, les Cisterciens étaient en tête de l'industrie du fer dans le centre de la France. Ils produisaient le fer pour leur propre usage, mais aussi pour en vendre. Eh Angleterre, toute l'économie monacale était embrayée sur la production de la laine pour l'exportation. Les Cisterciens étaient à la pointe de la mécanisation, en raison de leur constante recherche de procédés économisant la main-d'œuvre. Leurs moulins étaient à la disposition des populations locales moyennant paiement, pour moudre leur grain; mais celles-ci les copièrent largement. L'expansion des monastères cisterciens à travers l'Europe a été probablement le catalyseur de nombreuses évolutions économiques, y compris l'imitation des investissements impitoyablement concurrentiels".

Dans mon propre travail, situé au plan conceptuel plutôt qu'empirique, j'ai essayé de montrer que la catégorie théologique de l'imago Dei (qui affirme que chaque simple individu humain est fait à l'image de Dieu) implique une sorte particulière de "vocation", ou d'appel, que Weber néglige de façon surprenante : l'appel à être créatif, inventif, et intellectuellement alerte dans un sens pratique, afin de "construire le royaume de Dieu". Ce n'est pas tant l'ascétisme des enseignements bibliques, que leur insistance sur la création et leurs appels à l'inventivité qui expliquent le dynamisme de la civilisation judaïque et chrétienne, y compris son dynamisme économique.

La plupart des économistes acceptent le principe que "les idées ont des conséquences". Cependant, ce fut une idée reçue très généralement, depuis le siècle des "Lumières", qu'il fallait tenir pour bien peu importante l'immense explosion d'idées théologiques pendant la période 1100-1350, une explosion qui se produisit précisément dans la percée d'idées pratiques que je viens d'évoquer. Des milliers et des milliers d'hommes et de femmes entrèrent dans les monastères et y lancèrent des aventures économiques hautement rationalisées et disciplinées. De plus, au moins cinq concepts cruciaux pour le thème de la dignité humaine et de la liberté personnelle furent mis en lumière, et affinés pour être utiles, pendant cette même période: les concepts de personne, conscience, vérité, liberté, et dignité. Encore que l'on puisse trouver quelque ombre de chacun de ces concepts avant l'ère chrétienne, aucun n'était en forme suffisante pour opérer et fonctionner utilement dans la délinéation d'un nouvel ordre pratique, d'une nouvelle civilisation, de la " nouvelle cité bâtie sur les hauteurs", que la civitas médiévale avait appris à se proposer comme but idéal. Ce fut la grande réussite des scolastiques médiévaux, que de mettre au point ces outils indispensables.

En témoignage de l'importance de cet apport Friedrich Hayek (1899-1992) Prix Nobel, suivant en cela Lord Acton, appela l'un de ces moines, Thomas d'Aquin (1224-1254) "le premier des Whigs". C'est-à-dire le fondateur dans l'histoire du parti de la liberté. Plusieurs commentateurs ont aussi observé que dans la Divine Comédie, l'une des plus grandes œuvres poétiques d'entre toutes les langues. Dante Allighieri (1265-1321) créa en même temps une transposition dramatique de la vision Thomiste, et une attestation de la haute valeur qu'une civilisation entière a attachée à la liberté de l'homme. Dante avait dans le sang la conviction que chaque histoire incluse dans la Bible, judaïque et chrétienne, rassemble dans son mystère fascinant tous les choix libres auxquels se trouve confronté chaque être humain. La façon dont les hommes et femmes usent de leur liberté, décident de leur destinée ; c'est cet emploi qui est le drame humain essentiel. La liberté est le point axial de l'univers, la raison d'être de sa création. Tel est le postulat de la Divine Comédie, et le fondement de la dignité humaine.

II. Dignité humaine

Qu'est-ce en somme que la dignité? La racine du mot est dans le latin dignus, "ce qui mérite l'estime et l'honneur, à quoi ou à qui l'on doit un certain respect, ce qui importe grandement ". Dans le parler courant, on ne parle de dignité qu'à propos des personnes. (Mais, bien entendu, dans la Bible le terme est aussi employé à propos d'autres personnes de nature spirituelle, capables de vision et de choix tels que Dieu et les anges.) Tant Aristote que Platon estimaient que la plupart des humains ont une nature d'esclaves et ne sont propres qu'à servir d'esclaves. Les Grecs ne parlaient pas de dignité pour tous les humains, mais seulement pour le petit nombre. A l'opposé, le Christianisme soutint que chacun des humains est aimé par le Créateur, fait à Son image, et destiné à vivre avec Lui en amitié et communion éternelles. " Chaque fois que vous avez fait (cela) à l'un de ces petits qui sont mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait" (Matthieu 25 :40). Le Christianisme a tenu pour motif d'auto-condamnation, le fait de se servir d'un autre humain comme un simple instrument. A chaque humain il faut témoigner la déférence due à la dignité de Dieu, puisqu'il est aimé par Dieu comme Son ami et Créateur. Chacun "a Dieu pour père".

Il est clair que tous les étudiants en Économie politique ne sont pas chrétiens, et que certains ne croient même pas en Dieu. Ceux-là donc ne voient pas les choses ni ne regardent le monde de cette façon. Cependant, pour faire l'histoire des idées, il est de grande utilité de reconnaître d'où viennent ces concepts. Classiquement, l'histoire des idées a été abordée selon l'optique des Lumières, reléguant assez négligemment dans "l'obscurantisme" tout ce qui avait précédé. Mais c'est marquer subrepticement trop de présupposés et de postulats partiaux. Aujourd'hui, où les dites Lumières reculent dans le passé, leurs limitations et leurs échecs deviennent plus visibles ; l'arrogance de leurs premières générations se dissipe et leurs inadéquations sont à leur tour soumises à jugement.

En particulier, les Lumières ont mal résisté aux assauts des nihilistes, relativistes et post-modernistes, et plus spécialement pendant les deux dernières décennies. La "Raison" telle qu'elles la présentaient, paraît parfois incapable de se défendre efficacement. Dans les universités de l'Occident, ceux qui détestent les Lumières comme l'expression de "l'hégémonie du mâle blanc" - "phallique, patriarcale, issue du côté droit du cerveau", et "oppressive" - semblent plus nombreux que ceux qui restent adeptes de la raison, ou tout au moins en état de les intimider. Même certains, ouvertement partisans de la raison, justifient leur engagement non plus comme jadis par l'affirmation d'une absolue confiance en une vérité, mais comme une préférence personnelle ; ils emploient le langage de la foi. Les partisans des Lumières ont réussi à repousser les gens religieux -et ils l'ont fait en transformant leur objectif en celui-ci: "La Religion, seulement dans les liens de la Raison." Seulement, eux-mêmes ne sont pas parvenus à briser les assauts contre leur autre flanc, lancés par ceux qui ne partagent absolument aucune foi dans la raison.

Il est à la fois fascinant et effrayant, en notre temps, de voir les pontifes des Lumières, détrônés sans ménagements et tournés en ridicule: fascinant parce que ce fut de cette manière qu'ils ont traité jadis les autorités intellectuelles établies ; et effrayant parce que le vingtième siècle commença avec le rejet de la raison (dans le Socialisme et dans le Nazisme) et que l'on ne souhaite pas que le vingt et unième reprenne le même chemin.

Parmi les personnages marquants des Lumières, Emmanuel kant (1724-1804) est probablement celui qui a le plus clairement exposé le concept de dignité humaine. Il le faisait sous l'éclairage d'un "impératif catégorique" qu'il discernait à l'intérieur de l'être rationnel, et il est célèbre pour sa formulation du principe d'humaine dignité "Agis de sorte à traiter l'humanité, que ce soit dans ta propre personne ou dans celle d'une autre, toujours comme une fin, et jamais seulement comme un moyen".

Ce n'est pas là, évidemment, une description de la façon dont les humains se comportent toujours (ni même le plus souvent ?) les uns envers les autres. C'est, dans le schéma de Kant une prescription, un commandement, un devoir ; en d'autres endroits, cela peut paraître une aspiration, un bien à poursuivre, un idéal qu'il faut s'efforcer d'atteindre.

Néanmoins, il n'est pas difficile, je pense, de voir dans la formule de Kant une répétition, en langage non-biblique, de la face humaniste de l'enseignement essentiel du Judaïsme et du Christianisme: "Tu aimeras ton prochain comme toi-même " (Lev. 19: 18), "Et de lui nous tenons ce commandement, que celui qui aime Dieu aime aussi son frère..." (I Jean 4 : 21). Cette interprétation de Kant semble correcte, pour deux raisons ; d'abord les philosophes de Grèce et de Rome, avant que ces régions entrent en contact avec le Christianisme, n'ont pas connu ce principe ; et deuxièmement, nous devons noter que Kant était parvenu à la maturité dans une culture discrètement mais fortement protestante.

Du point de vue de l'histoire moderne, assurément, il semble absurde de dire que les hommes ne sont pas des instruments, mais des fins seulement. Au XXe siècle, plus de cent millions de personnes en Europe ont subi une mort violente, souvent d'une façon qu'elles ne pouvaient prévoir dans leurs pires cauchemars. Au XXe siècle, l'histoire a été un étal de boucher. En ce siècle. les mots de dignité humaine ont souvent sonné creux.

Du point de vue de la science physique moderne aussi, il semble fantaisiste d'imaginer l'être humain comme le centre de la création. La Terre est loin d'être au centre de l'univers connu ; notre système solaire ne semble pas être ce centre. ni même un système majeur dans les innombrables galaxies (que nous apercevons dans notre Voie Lactée) déjà connues de nous, sans mentionner bien d'autres dont nous avons des raisons de supputer l'existence. A beaucoup de gens il parait vraisemblable qu'il y ait d'autres formes de vie rationnelle - d'être capables de perception et de choix - dans d'autres galaxies - bien qu'en fait il n'y ait aucun indice qu'il en existe. Ce qui semble hors de doute en revanche, c'est que la race humaine est peu de chose, sans grande importance et hautement périssable dans l'immensité connue de la science physique moderne. Un mien ami, laïc, résume cela en disant que les cancrelats, et peut-être de simples bactéries, peuvent être plus importants que nous dans le plan d'ensemble des choses - et pourraient bien nous survivre. Alors qu'est-ce que la science moderne nous laisse en tant que dignité humaine ?

(Je m'abstiens de discuter ici du "Principe Anthropique " avancé par certains physiciens, qui soutiennent que depuis le début du " big-bang ", de Si nombreuses conditions - qui se sont additionnées en fait - étaient fondamentalement indispensables à l'apparition de l'homme, qu'un dessein consistant devient apparent du fait de cette apparition.)

III. Liberté et Vérité

Juifs et Chrétiens expliquent la dignité de l'homme en se référant à sa liberté. Pour Christianisme et Judaïsme, la liberté de l'homme est une notion absolument fondamentale, dans la Révélation que Dieu lui a faite - ou Si vous préférez, une donnée absolument centrale de la philosophie judéo-chrétienne. Elle est moins centrale pour l'Islam, parce que les philosophes arabes, qui ont joué un rôle crucial dans le Haut Moyen Age, tels qu'Avicenne (980-1037) et Averroès (1126-1198) ont développé les concepts tirés d'Aristote en un sens qui donnait à Dieu totale initiative et pouvoir total sur l'intellect de l'homme, et donc sur sa volonté ; ils décrivaient Allah comme omnipotent, maître de tout. L'essence de leur théorie était que dans l'entendement d'un homme, ce n'est pas le sujet humain qui comprend, mais l'unique Agent d'Entendement dans la création, celui du Tout-Puissant. Cela semblait plausible puisque souvent nous éprouvons de la surprise, et recevons comme un cadeau, une intuition que nous avons longtemps et péniblement poursuivie.

Au XIIIe siècle, bien des philosophes chrétiens, voire des théologiens de l'Université de Paris et d'ailleurs, rencontrèrent pour la première fois Aristote à travers les philosophes arabes (de nombreux manuscrits grecs originaux avaient été oubliés de tous pendant des siècles), et furent entraînés par l'interprétation arabe. Mais pas Thomas d'Aquin. Il comprit immédiatement que la liberté de l'homme était en jeu ; il eut aussi la chance d'avoir en mains, grâce à son maître Albert le Grand (1200-1280) de Cologne, de récentes traductions en latin des manuscrits grecs originels. Le conflit de quinze ans entre Thomas et les Averroïstes - qui voulaient le faire chasser de Paris - fut un événement décisif pour l'humanisme chrétien et pour la cause de la liberté en Occident. C'est ce qui donne pleinement à Thomas le droit d'être considéré comme " le premier des Whigs" que lui décernèrent d'abord Lord Acton, puis Friedrich Hayek.

Étant donné que l'enseignement des Évangiles est destiné aux Chrétiens de toutes les variétés de culture et de système politique de toute époque, les philosophes chrétiens sont avant tout soucieux de faire comprendre de l'intérieur l'acte de liberté, et secondairement seulement la liberté dans l'acte politique et économique. En face de n'importe quelle énonciation - de fait, de principe, de théorie ou de foi - les hommes sont responsables de l'assentiment, ou de l'opposition, qu'ils lui apportent. Ils ont la responsabilité d'assembler les connaissances nécessaires pour former sagement des jugements ; de s'efforcer à comprendre les éléments de fait, et de se mettre dans les dispositions convenables pour évaluer les arguments raisonnablement, posément, et sans passion. Lorsqu'ils déclarent qu'une proposition est vraie ou fausse, ils affirment ce qu'eux-mêmes estiment réel et véritable. Ce faisant, ils s'exposent aux arguments et à la contradiction d'autrui, à la lumière d'informations que personne ne peut maîtriser dans leur totalité. De cette façon, chacun est invité à s'ouvrir à la vérité des choses, à l'ensemble de la réalité, en se prêtant à la critique de tiers qui peuvent être plus pénétrants, ou moins partiaux. Lorsque des humains expriment un jugement, ils révèlent beaucoup de choses sur eux-mêmes, ils sont en effet, à cet instant, en jugement devant la réalité, telle que la traduit la communauté des gens réfléchis qui cherchent la vérité des choses, et rien que la vérité.

Thomas d'Aquin nota de plus que dans chaque acte humain, il y a deux moments. D'abord notre attention s'ouvre à tout ce qui nous entoure - à ce que le philosophe de Harvard William James (1842-1910) appela la " foisonnante et bourdonnante confusion " d'impressions sensorielles, de souvenirs, d'émotions, de passion, d'imagination, de concepts, idées et anticipations. L'entendement humain ne peut pas se centrer sur tous ces éléments à la fois, du moins pas d'emblée. Ainsi, la première liberté humaine consiste en celle qu'a l'entendement de se focaliser (comme un projecteur dans le chaos de l'obscurité) sur telle chose plutôt que telle autre. L'Aquinate appelait cela liberté de spécification. Puis, l'entendement se portant sur les divers éléments qui concourent à son assentiment ou à son dissentiment, une autre liberté apparaît: celle consistant à décider que l'on dispose d'assez de données sûres pour se former un jugement - et à décider de ne pas éluder les évidences, mais au contraire de leur être loyal et de formuler le jugement en conséquence. (Ce dernier pas n'est pas automatiquement accompli. Souvent, nous redoutons l'évidence qui se profile devant nous, ou les conséquences de ce que nous allons devoir décider. A de tels moments, nous sommes tentés de nous en évader par une action moins rationnelle.) L'Aquinate appelle ce second moment la liberté d'exercice. Ainsi, même dans le royaume intérieur de l'âme on voit déjà deux moments de la liberté.

Dans la littérature carcérale du XXe siècle, il y a de nombreux témoignages du drame intérieur de ces deux " moments" de l'acte de liberté intime - par exemple dans les réflexions de prisonnier de Mihailo Mihailov et de Nathan Chtcharanski, mais aussi de plusieurs autres. Même lorsque toutes les libertés externes ont été enlevées, même en prison et sous la torture, l'esprit de l'homme et sa volonté conservent le pouvoir d'effectuer ces deux actes de liberté. Ceux qui, tout le reste étant perdu, se cramponnent à l'idéal de chercher la Vérité usent ainsi de leur liberté de spécification ; ils gardent leur liberté d'exercice en décidant de ne pas se faire complices de mensonges. "La pureté de l'esprit, c'est vouloir une chose ", écrivit kierkegaard (1813-1855). Se vouloir parfaitement fidèle à la vérité des choses, c'est vivre dans la pureté spirituelle et agir en homme ou femme libre, même dans les circonstances les plus inhumaines.

Pour passer de cette très profonde conception de l'intrinsèque liberté de l'homme, à une esquisse de la sorte d'institutions politiques, économiques et culturelles qui pourront la rendre commune dans nos vies humaines, il faut enjamber un grand nombre de générations d'expérimentation sociale. Il faut se garder d'imaginer la route conduisant au chantier où s'élèvera la Cité de liberté véritable, comme un ouvrage de pure conception rationnelle, dans l'espace vierge de l'abstraction. Hayek a fort justement appelé cela "La Présomption Fatale " ; cette outrecuidance a été le ressort principal des idéologies meurtrières du XXe siècle.

IV. Le concept de conscience

Conjointement à sa défense du domaine intime de la liberté humaine, Thomas d'Aquin formula pour la première fois le concept de conscience. Le terme ne figure pas dans le vocabulaire des anciens Grecs et Romains ; ce n'est pas non plus à proprement parler un concept biblique, encore que main texte des Ecritures montre l'existence des conflits qui firent sentir la nécessité de le forger: "Et il advint par la suite que le cœur de David le fustigeait parce qu'il avait entaillé le manteau de Saül." (Samuel 24: 5) "L'esprit est certes volontaire, mais la chair est faible." (Matt 26: 40) "Car le bien que je voudrais je ne le fais pas: mais le mal que je ne voudrais pas, je le fais." (Romains 1: 19). Après Kant, il est devenu courant de penser à la vie morale en termes de devoirs à remplir, une sorte d'obéissance. Mais dans les âges chrétiens plus anciens, on y voyait plutôt une route à parcourir, un réseau de sentiers à suivre (avec les vies de saints comme éclaireurs). un archétype (le Christ) sur lequel modeler notre existence. une image de vie à mettre dans la sienne - "Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il se renie lui-même, qu'il se charge de sa croix, et qu'il me suive." (Marc: 8 : 34).

Pour Thomas d'Aquin, le premier problème pratique de la vie morale est de découvrir ce qu'il faut faire dans les circonstances uniques où vous - personne unique, sans duplicata possible - vous trouvez maintenant. La vie morale est exigeante pour nos capacités de connaissances pratiques. Même lorsque nous savons quel modèle ou idéal nous suivons, la chose bonne à faire maintenant n'est pas toujours claire. D'ailleurs, nous souhaitons parfois nous dérober à la connaissance claire, ou nous préférons nous laisser pousser par nos passions. Plus tard, après avoir agi par dérobade ou par passion, il nous arrive de voir clairement ce que nous aurions dû faire, et ressentons la morsure du remords. Cette morsure aussi provient de notre faculté de connaissance pratique. La conscience, par conséquent, c'est l'habitude de réflexion pratique par laquelle nous discernons ce qu'il est bien de faire dans les circonstances immédiates, et par laquelle nous nous blâmons de nous être détournés de ce discernement -autrement dit, d'avoir manqué à user de la lumière qui est en nous. Par de fréquentes défaillances semblables, et en nous y prêtant délibérément, nous pouvons faire baisser cette lumière, et presque totalement éteindre notre conscience. Nous pouvons aussi la tromper, et quelques-uns des stratagèmes par lesquels nous pouvons la tromper sont tellement classiques dans leurs formes, que le grand écrivain d'Oxford C.S. Lewis (1904-1963) les a mis en scène de façon très vivante dans The Screwtape Letters (à peu près : "les coups tordus").

V. La Personne

Finalement, il est utile de mentionner que le concept de " personne" est aussi apparu dans la pensée occidentale par le canal d'une réflexion soutenue sur la Bible. D'une part, on avait besoin de nommer l'espèce de substance spirituelle capable d'intuition et de choix, telle que l'est l'homme, mais aussi Dieu et les anges. (Des physiciens spéculent ces temps-ci à propos de la possibilité, dans d'autres galaxies, de vies capables de connaissance et de choix, mais qui ne soient pas de race humaine. La Bible évoque des créatures de ce genre, mais non pas dans d'autres galaxies, ni enfermées dans l'espace et le temps comme les hommes - et relevant de plusieurs genres et catégories : elle les appelle anges et archanges. L'idée de plusieurs autres espèces vivantes n'est donc pas étrangère aux Ecritures.)

Dans un autre contexte, il fallait aussi nommer le concept de "personne" pour exprimer ce à quoi cela correspond dans Jésus-Christ qui, selon les Evangiles, a une nature humaine et une nature divine, tout en demeurant le même. Autrement dit. quel est le principe d'unité qui soude ces deux natures ? Telle est la genèse historique du concept de personne. Son utilité réside en ce qu'il désigne ce qui. dans les humains. est exactement la base de leur dignité. et la source de leurs libres actes de connaissance et de choix. Une personne est une substance dotée d'une capacité de savoir et de choisir, avec une existence indépendante comme espace de responsabilité. Le penseur chrétien Boèce (env. 480-524) a le premier donné au concept sa définition consacrée : substantia rationalis subsistans. Ce concept de "personne" ajoute une importante nuance nouvelle au concept d' "individu". Un chat peut être complètement un individu, et même manifester (par métaphore) une "personnalité" caractérisée ; mais les chats ne sont pas tenus pour responsables de leurs actes, n'ont pas à choisir une vocation, ou une carrière - ils n ont pas qualité de personne. Les êtres humains sont des personnes, les autres animaux individuels n'en sont pas. (Le problème avec les droits des animaux - m'a dit un jour un ami - est d'amener les animaux à les respecter.)

Disposer de ce concept de personne a fait faire un pas important dans les temps modernes ; car il a conduit directement à la première affirmation de droits de l'homme dans l'Histoire ; à savoir, lorsque les missionnaires espagnols soutinrent que les Indiens rencontrés dans le Nouveau Monde étaient des personnes, ayant pleine dignité d'êtres humains, et non quelque espèce inférieure. Les missionnaires exposèrent que c'était un péché aux yeux de Dieu, et contraire à la loi naturelle de porter atteinte à la dignité des Indiens, comme le faisaient visiblement beaucoup de leurs compatriotes. Ils pressèrent l'entourage du monarque de le prier de donner des ordres dans ce sens. Leur requête fut appuyée d'arguments persuasifs par les théologiens de Salamanque, la même Ecole de théologie à qui Joseph Schumpeter (1883-1950) et Friedrich Hayek ont rendu hommage en outre pour leurs nombreux apports initiateurs, concernant les traits distinctifs de l'action économique.

Ce plaidoyer efficace aide à comprendre pourquoi, devant le siège des Nations Unies, à New York, se dresse la statue de l'un des plus grands de ces théologiens, le fondateur du Droit International Francisco de Victoria (1486-1546). L'adhésion de l'opinion publique à l'idée que l'oppression des Indiens est un péché, et la déclaration officielle de leurs droits, hélas, n'empêchèrent pas de terribles abus concrets. C'est là un autre indice de la justesse de la remarque de James Madison (1751-1836) devant le Congrès des Etats-Unis: que de simples déclarations de droits ne suffisent pas, que des droits ne sont jamais protégés efficacement par des "barrières de parchemin", mais qu'il y faut des habitudes intériorisées et des institutions établissant des butoirs et des contrepoids.

VI. Conclusion : La Nouvelle Économie

Le monde civilisé commence déjà à célébrer l'arrivée imminente du troisième millénaire après la naissance du Christ. Puisque les idées civilisatrices essentielles de dignité humaine. de liberté. vérité, conscience et personne ont été lentement élaborées au long des deux premiers millénaires, et qu'à ce développement l'enseignement du Christ a fourni une puissante impulsion, il n'est sans doute nullement déplacé de prendre note de ces apports en ce moment crucial.

De plus, prendre le temps d'y réfléchir pendant une rencontre consacrée à "la Nouvelle Economie" semble également opportun. Car l'une des plus importantes parmi les contributions de la Nouvelle Economie a été de focaliser l'attention sur l'importance primordiale du capital humain. Ce concept de "capital humain", comme le Prix Nobel Gary Becker le met en lumière, inclut des habitudes personnelles et sociales, non moins que les pratiques sociales lentement et expérimentalement développées et les institutions qui sont décisives pour le développement économique mondial. Sur le rôle de la confiance sociale et autres pratiques semblables, l'ouvrage récent de Francis Fukayama, et ceux antérieurs de Laurence Harrison sont hautement instructifs.

Un autre apport important de la Nouvelle Économie est de s'être concentrée sur l'action humaine et sur le sujet humain, c'est-à-dire sur la personne humaine et la liberté humaine. Une troisième contribution de la Nouvelle Économie fut de scruter le rôle central du choix - choix personnels et choix public -dans la dynamique de la vie économique.

J'espère que les réflexions que je vous ai présentées auront ajouté quelque lumière historique et conceptuelle sur, ces apports marquants de la Nouvelle Economie. Aider à fonder la Nouvelle Economie sur une représentation véridique de l'histoire et de la culture humaines, et ainsi la greffer dans des mouvements culturels élargis, telle est la contribution spéciale que cet essai a eu l'ambition de fournir.

Traduction de Raoul Audouin

Mis sur intenet par l'ami du laissez-faire.