Qu'est-ce que le "juste prix" ?

par Christian Michel

Les produits " solidaires " sont à la mode. Café, miel, chocolat, ont pris leur place dans tous les supermarchés Coop et Migros, qui jouent un rôle actif pour la promotion de ces vecteurs d'un " commerce équitable ". On les reconnaît à des emballages qui évoquent la plantation tropicale et ses péons. Le nom de marque, Amigos, accentue encore l'origine exotique et lui ajoute une dimension conviviale. Le prix de ces produits est plutôt plus élevé que celui de la concurrence, mais, dans sa campagne de relations publiques, le producteur, " Max Havelaar ", explique que cette cherté est exemplaire, que la marge commerciale dégagée est versée aux petits planteurs pauvres d'Amérique Latine et d'Afrique, et donc que ces prix forts sont des prix " justes " (1).

Mais en quoi sont-ils justes ? Possédons-nous un critère sûr pour repérer le juste et l'injuste dans le prix des marchandises, et, s'il existe, quel est ce critère ?

Définir

Nous ne pourrons pas traiter de la question du juste prix sans nous entendre sur une définition de la justice. Trop de débats sur ces questions de " justice sociale " restent stériles par absence de cette précaution préalable. La justice consiste à rendre à chacun le sien. On la symbolise par une figure féminine tenant en main une balance, les yeux bandés pour ne pas voir qui est jugé. Le bon juge fait " acception des personnes ", car, malheureusement, les gens sympathiques peuvent avoir tort. La justice est également indépendante de nos sentiments, de nos préférences, de nos passions... Ainsi nous pouvons souhaiter la victoire de tel joueur et trouver " injuste " qu'il perde, mais si la partie est jouée selon les règles, le résultat est juste, quels que soient l'ampleur de l'échec et le sentiment que nous en éprouvons.

A l'échelle de la société, cette confusion entre justice et sympathie n'est pas plus permise. Les mauvaises fortunes économiques qui souvent nous émeuvent ne sont pas forcément la conséquence d'injustices. Ce n'est donc pas en faisant appel à la justice que nous devons les réparer, mais à d'autres valeurs, qui corrigeront ce que la justice a d'inflexible : l'entraide, la solidarité volontaire...

Il est essentiel d'établir toujours cette distinction entre la justice et les sentiments de sympathie et d'antipathie que nous pouvons avoir. Il y va de notre sécurité juridique à tous. Si la justice ne répond pas à des critères objectifs, elle devient le résultat de l'arbitraire du juge. Avec des sentiments et de l'arbitraire, on lynche, on exécute sommairement, mais on ne rend pas la justice. C'est en faisant référence à ces notions subjectives et romantiques de la " justice ", dites " justice révolutionnaire ", " justice sociale ", " justice de Dieu " .., qu'on a pu écrire : " La quête de la justice détruira le monde ".

Enfin, nous répugnons à pratiquer la responsabilité collective. Si un tort a été causé, il appartient à l'auteur de le réparer et non pas aux membres de sa famille, de son clan, à ses voisins ou ses compatriotes. L'exercice de la justice consiste à rechercher exactement l'auteur d'un préjudice, en évaluer le montant, et s'assurer que c'est bien la victime qui est dédommagée. On n'est pas juste en demandant réparation aux innocents, pas plus qu'on n'est généreux avec l'argent des autres.

Ces définitions rappelées seront nos outils pour y voir plus clair dans cette question du juste prix. Nous proposons ici d'analyser d'abord le mécanisme de formation des prix, puis les conditions auxquelles nous pouvons affirmer qu'un prix conclu est juste, et, enfin, les engagements que nous pouvons prendre dès aujourd'hui pour faire cesser l'injustice.

Aristote déjà..

Il y a seulement une centaine d'années que les économistes ont trouvé une réponse satisfaisante à une question qui avait intrigué bon nombre de penseurs depuis l'Antiquité : celle de la relation entre la valeur d'un bien, le prix effectivement payé pour ce bien, et son coût de production.

Les philosophes grecs s'étonnaient (comme doit le faire tout bon philosophe) de ne pas trouver de corrélation entre la valeur d'une chose et son utilité. La plupart des êtres humains se passent fort bien de ne jamais posséder de diamant, mais aucun ne pourrait vivre sans eau; pourtant une rivière de diamants, même de la plus mauvaise eau, vaut infiniment plus cher qu'un litre d'eau même de la plus pure des rivières.

Devant ce paradoxe, on a soutenu que ce n'était pas l'utilité d'une chose mais sa rareté qui déterminait son prix. Les diamants seraient chers parce qu'ils seraient rares. Mais là non plus, cette hypothèse ne résiste pas à l'examen. Mes autoportraits, que je me risque parfois à commettre, sont beaucoup plus rares que ceux de Rembrandt, mais valent (très considérablement) moins cher. Les potaches de première année de philosophie ont depuis longtemps réglé son compte à cet essai de corrélation entre la rareté et la cherté d'un bien avec le syllogisme célèbre : tout ce qui est rare est cher; un cheval borgne est rare; donc un cheval borgne est cher.

Aristote, dans son Éthique à Nicomaque, pose le problème de façon originale. Le premier, il se demande si l'on peut découvrir dans la nature même des choses un attribut qui déterminerait leur prix. L'enjeu est important pour notre propos. Car si le prix d'une chose est inscrit dans sa nature même, le problème que nous posons du juste ou de l'injuste de ce prix changerait de sens. " Juste " ne devrait plus être entendu dans le sens de justice, mais de justesse. Nous serions passés d'une question de morale à un simple exercice de calcul. Le prix d'un objet se mesurerait comme ses autres attributs physiques, son poids, ses dimensions, sa densité.. L'économie deviendrait une discipline scientifique.

.. et Marx aussi

Ce mystérieux attribut, Ricardo, suivi par Marx qui reprend à son compte la thèse du célèbre économiste anglais, croit le repérer dans la quantité de travail employée à la fabrication des choses. Lorsque les individus échangent des marchandises, ils échangeraient en réalité le travail " incorporé " dans ces marchandises. Il suffirait de compter ce travail, par exemple en heures d'ouvrier, pour déterminer le prix " juste ".

Mais croire que seul le travail donne sa valeur aux choses est oublier la diversité de la Création. Extraire du charbon ou du métal de haute teneur demande moins de travail, et pourtant apporte plus de valeur, que l'extraction de minerais moins concentrés. Quel que soit le soin qu'il apporte à sa vigne, un vigneron de l'Hérault ne produira pas un grand Bordeaux.

De même que les disponibilités de la nature, les capacités des êtres humains sont différentes. L'ingénieur qui a entièrement conçu un nouveau procédé de fabrication, et qui n'y a peut-être passé que quelques heures, a apporté autant de valeur à une marchandise que l'employé qui pendant des journées entières n'a eu qu'une simple fonction d'exécution. En outre, c'est beaucoup moins la quantité que la qualité du travail qu'il faut considérer. La difficulté de fonder la valeur d'une marchandise sur la seule quantité de travail qu'a nécessitée sa fabrication reste donc entière : un produit de mauvaise qualité que les utilisateurs rejettent peut avoir demandé autant de travail qu'un autre qui est de bonne qualité. Faut-il payer ceux qui proposent un produit qui ne sert à rien ? Ce serait rémunérer le gaspillage.

En formulant sa théorie de la valeur-travail, Marx perdait de vue que l'activité économique est au service de l'être humain. Et si un objet ne sert pas, n'apporte pas de satisfaction, il ne sera pas acheté. Son prix tendra vers zéro, quelle que soit la quantité de travail qu'il incorpore. Tous les produits invendables des économies socialistes, et les échecs de nombreux industriels capitalistes, en témoignent (2).

Les jésuites économistes

Aristote avait répondu à sa propre interrogation et sagement conclu qu'il fallait renoncer à déduire un prix de la nature même d'une chose. Car les prix ne renvoient pas plus à la " valeur-travail " qu'au besoin, à la demande, à l'utilité ou à la rareté. Un prix ne traduit rien d'autre qu'une entente entre deux personnes en vue d'un échange. Nous reviendrons tout de suite sur cette définition, mais il n'est pas inintéressant de rappeler ici que les premiers à l'avoir proposée et à s'être sérieusement penché sur le mécanisme de la formation des prix étaient les jésuites de la célèbre université de Salamanque, en Espagne, au XVIème siècle (3).

Pas de prix sans échange

Il n'y a de prix que dans et pour l'échange. Le prix se forme nécessairement dans un rapport avec autrui. Robinson connaît ses coûts (" ramener ce fagot de bois va me demander une heure de portage "), mais fixer un prix n'a pas de sens pour lui (en rémunération d'une heure de portage, à qui va-t-il demander deux kilos de poisson frais ?). Un prix se conclut dans un rapport social entre deux personnes.

Et notre question du juste prix prend alors son vrai sens au sein de cette relation : juste pour qui ? Car à strictement parler, un prix, une étiquette, une poignée de francs ou de dollars, ne sont en soi ni justes ni injustes, pas plus que des grammes ou des kilomètres. On ne peut se référer à la justice qu'à propos des personnes humaines. Ce n'est donc pas le niveau d'un prix payé qui nous concernera, mais de savoir si ce prix, quel qu'il soit, pour la personne qui le paye ou celle qui le reçoit, est conforme à la justice.

Constatons d'abord que ceux qui achètent du café de n'importe quelle marque dans nos magasins de Suisse sont d'accord avec les prix. Bien entendu, si on les interrogeait, ils préféreraient tous que le café soit moins cher même gratuit, tant qu'on y est. Les producteurs de café et les revendeurs préféreraient, eux, que le café soit beaucoup plus cher. Le fait observable, objectif, est que les acheteurs ne se rabattent pas sur les tisanes et les ersatz, ils ne se privent pas de café. Dans un monde réel, qui n'est pas celui idéal où l'on rase gratis, ils payent le prix demandé. S'ils ne le faisaient pas, le produit disparaîtrait vite des rayons.

Et un phénomène symétrique se passe du côté des producteurs. Nous savons que leur situation économique est souvent difficile, précaire. A ce point de notre réflexion, contentons-nous seulement de noter les faits : si le café n'a pas disparu, malgré les prix très bas, c'est que beaucoup de producteurs n'en ont pas abandonné la culture; ils vivent mal avec elle, mais sans doute ont-ils jugé qu'ils vivraient encore plus mal sans elle. Certainement, ils préféreraient que le café soit plus cher. Mais eux aussi, habitants d'un monde réel, ont accepté le prix payé.

Pour une grande partie du commerce mondial, il n'en va pas autrement : ceux qui achètent et vendent des marchandises le font parce qu'ils sont d'accord sur les prix.

Observons dans ce cas que ce n'est pas un juge, ou un tribunal, ou une commission d'experts, qui fixe les prix. Ces " juge des prix " rendraient nécessairement un verdict arbitraire. Nous l'avons vu, ils ne trouveraient rien d'objectif dans la nature des marchandises qui leur permettrait d'en déduire un prix. La seule fonction légitime de ces juges serait de constater l'accord des parties sur les prix de transaction. Dans la pratique de nos économies, cette fonction de constat n'est pas tenue par un juge. Ce sont les bourses de marchandises sur les grandes places financières comme Londres et New York, et les agences d'information, telles Reuters et Associated Press, qui enregistrent officiellement les prix payés pour les matières premières, et diffusent cette information.

Encore une fois, si un prix est payé, ce n'est peut-être pas celui qu'espérait obtenir l'acheteur ou le vendeur au départ de la négociation; comme dans tout rapport social, nous devons tenir compte des souhaits et des intérêts d'autrui (quoi qu'en pense l'acheteur, le café ne saurait être gratuit). Mais aucune des parties ne peut dire de bonne foi qu'elle est lésée par le prix payé sur un marché libre, car si elle le pensait, elle ne conclurait pas la transaction.

Chaque partie, par cet acte d'échange, déclarant " recevoir son dû ", nous pouvons constater que cette transaction satisfait à la définition de la justice que nous avons rappelée plus haut. Peut-être pouvons-nous alors hasarder notre définition du " juste prix " : le juste prix est celui auquel acquiescent l'acheteur et le vendeur.

Objections

Mais pas si vite ! Ne voilà-t-il pas une affirmation irréfléchie ? Nous pouvons citer tout de suite des exemples d'échanges qui répondent en apparence à la définition proposée et qui heurtent cependant nos sentiments. Les parties sont-elles réellement consentantes ? Que veut dire " être d'accord " lorsque la puissance de l'une est infiniment supérieure à celle de l'autre ?

Ce sont là des objections fortes qui ruineront notre définition du juste prix si nous ne pouvons pas y répondre.

1. Le manque d'informations

Tout échange est un contrat, même s'il n'est souvent qu'implicite. Si la contre-partie de notre échange nous a trompés (elle n'est pas la propriétaire du bien échangé, les billets qu'elle remet en paiement sont faux, la marchandise ne correspond pas à la description..), nous sommes fondés de recourir en justice contre elle pour obtenir l'annulation de l'échange. Le contrat n'a pas été respecté.

Cependant, il nous arrivera d'acheter une marchandise et de découvrir ensuite, soit qu'elle nous est inutile, soit que nous aurions pu l'acheter, ou une autre semblable, à de bien meilleures conditions. Dans ces cas-là, nous nous sommes trompés nous-mêmes et, si nous regrettons le prix payé, ce prix n'en était pas moins juste. Sur le moment, il nous manquait une information, mais ce n'est pas le vendeur qui nous en a privés. Nous étions l'un et l'autre de bonne foi. La publicité, la transparence des marchés, les conseils que nous devons solliciter de notre entourage et de professionnels, nous aident à prendre des décisions; mais notre information ne sera jamais complète. La théorie de la concurrence pure et parfaite, où agissent des acteurs omniscients, n'existe que dans l'imagination des économistes libéraux classiques.

2. L'inégalité des termes de l'échange

Si nous étions identiques et placés dans les mêmes circonstances, nous produirions nécessairement les mêmes biens, nous n'aurions rien à échanger. Heureusement, tel n'est pas le cas. Les êtres humains diffèrent par leurs capacités créatrices, leurs aspirations, l'environnement dans lequel ils se trouvent... Ces différences, non seulement rendent l'échange possible entre eux, mais font qu'il peut être profitable à tous.

Pour le comprendre, il faut savoir que la nature du rapport entre valeur, prix, et coût est d'être inégal. Si un consommateur éprouve une fringale de chocolat " Max Havelaar " et trouve F 2,30 dans sa poche, pour qu'il descende acheter ce chocolat, il faut que pour lui cette fringale vale plus que F 2,30, et si " Max Havelaar " a fixé le prix de vente à F 2,30, c'est que cette somme représente plus que son coût de fabrication et lui laisse donc un bénéfice.

Ainsi la règle générale pour qu'un échange ait lieu est que:

valeur pour l'acheteur > prix > coût du vendeur

L'inégalité valeur pour l'acheteur > prix témoigne de la satisfaction de l'acheteur.

L'inégalité prix > coût du vendeur témoigne du profit du vendeur, ce qui lui est nécessaire.

En quoi une inégalité, qui avantage chaque partie et que chaque partie accepte, pourrait-elle constituer une injustice ?

En se méprenant sur le sens de cette inégalité fondamentale entre valeur, prix et coût, certains (piètres) économistes ont soutenu que l'échange lui-même était inégal, qu'il lésait nécessairement une des parties qui n'y trouvait jamais son compte. C'est une absurdité logique. Car, s'il est librement accepté, l'échange est favorable aux deux parties sinon on se demande vraiment pourquoi il aurait lieu. En ce sens, l'échange, le commerce, peut être assimilé à un processus productif.

L'échange est créateur de valeur. L'acheteur comme le vendeur obtiennent un bien qui, pour chacun, a plus de valeur que le bien qu'il cède en contrepartie.

Il est bien connu que les circonstances de la vie nous obligent à prendre des décisions économiques à contrecoeur. Tel commerçant, par suite de la conjoncture ou de ses propres erreurs de gestion, est poussé à liquider son stock pour satisfaire ses créanciers. Il préférerait certes ne pas vendre à des prix sacrifiés. Néanmoins les consommateurs peuvent profiter de l'aubaine sans mauvaise conscience. En fait, s'ils s'abstenaient d'acheter, les finances de ce commerçant ne s'en porteraient que plus mal. Ils prennent avantage d'une situation qu'ils regrettent par ailleurs, mais qu'ils n'ont pas à se reprocher, comme d'être promu à la fonction d'un supérieur trop tôt décédé. Chacun peut moralement déplorer cette situation, mais personne n'en est la cause. Même si une des parties se plaint d'avoir à les pratiquer, les prix de braderie, dans notre exemple, ne sont pas le résultat d'une violence physique; ils sont donc librement consentis. Ce sont de justes prix.

En revanche, si la transaction n'est pas librement accepté, si elle résulte d'un acte de violence, on n'est plus alors dans le cas d'un échange, mais d'une extorsion, d'un vol, d'un esclavage. Ce n'est plus l'échange qui est inégal, mais la capacité de s'imposer à l'autre par la violence physique. Nous ne nous trouvons plus dans une situation d'économie de marché, où les biens circulent par l'échange et par le don, mais sous un régime de racket ou d'économie planifiée, où les biens sont répartis par l'usage de la force.

3. Les situations de monopole

Le monopole est sans doute la notion la plus mal comprise par les économistes. On parle de monopole lorsqu'une entité contrôle toute l'offre disponible d'un produit. Pour la théorie économique libérale classique, cette situation est à éviter absolument. En effet, ceux qui sont en situation de monopole pourraient exiger le prix le plus exorbitant pour leur produit. Il n'y aurait plus de concurrence, plus d'alternative pour le consommateur que d'en passer par les exigences du monopoleur. Les hommes de l'Etat voient là un dysfonctionnement du système libéral de formation des prix, et se sont dotés d'un arsenal juridique pour empêcher la constitution de monopoles sauf, bien sûr, lorsqu'ils les administrent eux-mêmes.

Comme chaque fois qu'un jugement devient un lieu commun, il est bon de s'interroger. En quoi un monopole est-il nuisible ? En effet, dans une économie de marché, les entrepreneurs sont attentifs à répondre à toutes les demandes des consommateurs. Une initiative de l'un d'entre eux, bien reçue par le public, suscitera aussitôt des émules. Le monopole ne peut donc exister que dans un seul cas, lorsqu'un producteur est tellement efficace que personne ne se sente en mesure de faire mieux que lui. Mais dans cette situation, le consommateur n'est pas perdant. Il paie le juste prix, puisque personne n'est capable d'offrir de meilleures conditions.

La garantie de juste prix pour le consommateur n'est pas qu'il y ait concurrence mais possibilité de concurrence. Car si son extraordinaire efficacité permet à un producteur de se maintenir seul sur un marché, ce monopoleur sait qu'à tout moment, en régime de liberté, s'il augmente ses prix ou dégrade son service, un concurrent surgira pour attirer vers lui les clients déçus. La simple menace de cette arrivée de la concurrence est une incitation pour le monopoleur à pratiquer le juste prix.

La possibilité de concurrence n'a pas besoin pour être dissuasive de se situer sur le même produit. Elle peut porter sur des produits de substitution. C'est pourquoi, même la nature, dans sa diversité, ne permet pas la constitution de monopole. Les clichés qui traînent encore dans les manuels sur les monopoles " géographiques " ou de " ressources naturelles " supposent des acteurs économiques, des hommes et des femmes, dénués de bon sens. Le propriétaire d'une oasis dans le désert ne pourra exiger qu'une seule fois un prix exorbitant pour son eau; dès que la nouvelle de cette extorsion sera connue, les caravaniers emporteront des réserves supplémentaires, ou emprunteront d'autres pistes, pour éviter le ravitaillement à cette oasis.

Si une situation de monopole perdure, c'est donc, ou bien qu'elle est satisfaisante pour toutes les parties, pratiquant le juste prix, ou bien qu'elle est instituée par la contrainte, par l'interdiction de la concurrence.

La plupart des monopoles existant aujourd'hui sont ceux imposés par les gouvernants pour soustraire un secteur d'activités à la concurrence. Ces secteurs varient selon les pays, mais on retrouve en général l'institut d'émission monétaire, les chemins de fer, la téléphonie, la poste, l'enseignement, la distribution d'électricité. Le reproche qu'on peut adresser à ces monopoles protégés par la puissance publique est qu'ils rendent impossible la découverte du juste prix. Personne ne peut savoir si un concurrent ferait mieux puisque la concurrence est interdite.

Les prix comme dialogue entre les hommes et avec la nature

On entend beaucoup de discours tenus aux noms de l'humanité et de la nature, mais pourquoi ne pas laisser les intéressées s'exprimer elles-mêmes ? Elles le font au moyen du " marché ". Ce que les économistes appellent le marché n'est rien d'autre qu'un dialogue que les êtres humains établissent entre eux et avec la nature. Il existe bien des façons pour les êtres humains d'être reliés entre eux - l'amour, l'amitié, les liens de parenté, les affinités culturelles,... - et autant d'autres façons d'être reliés à la nature - par exemple, par le travail, ou la contemplation et la célébration... Le marché est l'une de ces communications, celle que les êtres humains établissent lorsqu'ils veulent produire et distribuer sans violence les biens dont ils ont besoin.

Cette fonction de communication et d'information qu'exerce le marché est refusée par ceux qui aspirent au pouvoir politique, car elle leur retire le rôle qu'ils s'attribuent volontiers d'ingénieurs de la société, qui seraient capables d'anticiper les " vrais " besoins des gens et de planifier les disponibilités de la nature. Une société d'hommes libres ne reconnaît pas une telle élite qui saurait à la place des gens eux-mêmes ce qui est bon pour eux. Sur le marché, c'est chacun de nous qui est appelé à chercher quelle activité de créateur et de producteur il veut exercer. Et le guide qui nous est donné pour savoir si notre activité répond aux attentes des autres hommes, et correspond aux disponibilités de la nature, n'est pas la théorie de quelque comité de savants ou de fonctionnaires, mais tout simplement l'évolution des prix établis par l'offre et la demande.

Comment la seule évolution des prix nous indique-t-elle si notre activité est en harmonie avec la nature et répond aux besoins des êtres humains ?

Considérons ce qui se passe lorsqu'un produit est abondant par rapport à la demande. Son prix reste relativement bas. C'est comme si les utilisateurs recevaient de la nature et des producteurs un message que l'on pourrait traduire ainsi: " Ne vous privez pas, il y en aura pour tout le monde ". Et la disponibilité de ce produit à des prix bas va inciter chacun à le substituer à d'autres plus onéreux et lui trouver de nouvelles applications. Imaginons maintenant que cette augmentation de la consommation provoque une tension sur les prix. Cette hausse est une nouvelle invitation, adressée cette fois aux producteurs que les prix bas auraient découragés, à relancer la production. Si leurs capacités et les disponibilités de la nature leur permettent de le faire, l'offre accrue stabilisera les prix. Mais si la nature est épuisée, le coût de production plus élevé va se répercuter sur les prix de vente. Cette cherté du produit est comme un troisième message que la nature adresse aux utilisateurs pour leur enjoindre d'économiser ce produit et de lui chercher des substituts.

Les prix ne sont rien d'autre que de l'information

On comprend alors le rôle des prix : les prix sont de l'information. Ils sont les signaux qui nous indiquent si notre action répond ou non aux désirs des gens et si elle s'inscrit pacifiquement dans notre environnement ou l'agresse. Mais, bien sûr, une information n'est fiable que si elle n'est pas censurée ni manipulée. Les prix reflètent fidèlement l'état des ressources dans le monde et l'état de la demande dont elles sont l'objet, à condition que la puissance publique ne les déforme pas par l'octroi de subventions, l'imposition de contrôles de prix, de quotas qui entretiennent des pénuries artificielles etc. Truquer le thermomètre ne nous dit rien de l'état de santé d'une personne, et, si elle est malade, ne la guérit pas. Plus sévèrement les prix sont administrés, plus nous vivons retranchés de la réalité. Ceux qui abandonnent le régime du libre échange pour celui du contrôle et du dirigisme perdent cette information; ils en sont réduits aux directives arbitraires d'un quelconque ministère. Ils n'ont plus de repères objectifs pour inscrire leur activité parmi celle des autres hommes et en harmonie avec la nature.

Nous protestons, et avec raison, lorsqu'un ministre prétend censurer un journal. Le contrôle des prix est du même ordre, c'est une censure de l'information, et, comme toute censure, elle mérite d'être dénoncée. Mais le contrôle des prix a d'autres conséquences plus graves encore que la désinformation : les prix s'établissent parce que les êtres humains échangent les produits de leur travail et tous les biens nécessaires à leur vie, et donc contrôler les prix, c'est le moyen, pour les hommes de l'Etat, de contrôler la vie des citoyens.

La rémunération du travail

La rémunération du travail constitue-t-elle un cas particulier du juste prix, où le critère du consentement des parties ne s'appliquerait pas ? D'aucuns le pensent. Beaucoup de gouvernements ont introduit des législations interdisant aux gens de prendre un emploi en dessous d'un certain salaire ou en dehors de certains horaires. Peu importe que l'employeur et le demandeur d'emploi soient d'accord entre eux sur d'autres conditions, telles que travailler les jours fériés ou accepter un salaire moins élevé plutôt que de rester chômeur.

Or, nous l'avons vu, le prix du travail, comme tous les prix, est une information. L'argent des riches est un signal. Beaucoup de gens (mais pas tous, loin de là) attendent la prospérité matérielle de leur activité professionnelle. Ils observent ceux qui ont réussi dans la voie de la production de richesses, afin de les surpasser. Cette recherche de leur profit personnel, orientée par les prix élevés qu'ils peuvent retirer de leur travail, bénéficie à tous; la concurrence de ces nouveaux venus fait baisser les prix de vente des produits, augmente leurs performances et leur fiabilité, et permet au plus grand nombre de se les procurer.

De la même façon, la prospérité et la pauvreté relatives des groupes sociaux nous enseignent quels comportements adopter en fonction de nos objectifs. Si c'est la prospérité économique qui est recherchée, plutôt que d'autres valeurs, comme la vie traditionnelle au village, l'information que nous retenons est que ce n'est pas le comportement des africains ou des indiens des Andes qu'il faut suivre, mais plutôt celui des asiatiques. La concurrence est un processus de découverte, qui ne nous éclaire pas seulement sur le choix de notre consommation, mais sur les conséquences qu'entraîne notre adhésion à telles ou telles valeurs.

On pense souvent que quelqu'un devrait être rémunéré du seul fait qu'il travaille, ou a la capacité de travailler. Or, nous l'avons rappelé lorsque nous avons fait référence à la pseudo-théorie de la " valeur-travail ", le travail en soi ne représente aucune valeur. Lorsque les êtres humains sont libres, ce n'est jamais le travail qu'ils rémunèrent, mais la capacité de rendre service. Nous l'avons vu, ce qui donne sa valeur au travail n'est pas qu'il a été effectué, mais qu'il aboutit à un produit souhaité par quelqu'un, suffisamment désiré pour que ce quelqu'un, parmi toutes les possibilités d'utilisation de ses ressources, les consacre à acquérir ce produit-là (4). (On peut certes travailler pour soi-même, mais il faut alors n'attendre que de soi-même une rémunération).

Parce que la rémunération du travail est un prix, qui, comme tous les autres prix, est juste s'il est accepté par les parties, l'employeur ne commet pas d'injustice lorsqu'il paye le même salaire aux ouvriers de la dernière heure et à ceux qui ont travaillé pour lui depuis le matin. (Son risque est simplement que, le lendemain, il ne trouve personne qui se présente pour travailler à la première heure).

Et parce que ce n'est pas le travailleur qui est rémunéré, mais son travail, la rémunération ne distingue pas la couleur de la peau, le sexe, la religion, l'appartenance politique... Le marché, comme le bon juge que nous évoquions plus haut, fait " acception des personnes ". Ce sont les hommes de l'Etat qui tiennent compte, au delà des produits, de l'identité raciale et nationale des producteurs, pour exclure les uns et accorder des privilèges aux autres. Laissés libres de faire leurs affaires, les allemands du 3ème Reich, les africains du Sud au temps de l'apartheid, auraient bien été capables de traiter avec des juifs et des Noirs compétents et entreprenants, et de s'enrichir avec eux. Ce sont ceux qui auraient refusé ce commerce avec les représentants d'une autre race, au nom de leurs convictions, qui se seraient trouvés exclus de cette prospérité. On comprend alors l'acharnement qu'ont toujours mis les racistes et les nationalistes à combattre l'économie de libre échange. Elle s'accommode trop mal des frontières que les hommes tracent dans l'espace et dans leur tête.

Dire que nous ne rémunérons pas le travailleur signifie que nous jugeons son travail, la qualité de sa production, et non pas sa personne. Le salaire ne récompense ni le mérite ni la vertu du salarié. Il existe des plombiers bons maris et bons pères de famille et désespérément incompétents, mais quand la cuisine est inondée, nous appelons celui qui trompe sa femme et sait colmater les fuites.

Loin d'être automatiquement créateur de richesse, le travail est avant tout destructeur, épuisant l'énergie humaine et les disponibilités de la nature. Cette destruction trouve sa seule justification lorsqu'il en résulte la production de biens et de services suffisamment réussis pour que des hommes et des femmes manifestent par leur paiement volontaire la valeur qu'ils y attachent.

Conclusion

Nous avons donné du juste prix cette définition, qu'il est celui auquel s'effectue une transaction volontaire. Par " volonté ", il ne faut pas entendre " chimère ", celle d'un monde où tout serait gratuit pour les acheteurs ou bien très cher payé aux vendeurs.

Une transaction est volontaire lorsqu'une des parties n'use pas, ou ne menace pas d'user, sur l'autre de violence physique. Toute autre définition, qui tenterait de mesurer, par exemple, " l'influence " qu'une partie exerce sur l'autre, ou " l'information disponible " à chacune d'elle, ou leur capacité de jugement, verserait dans l'arbitraire.

Lorsqu'ils ne sont pas imposés par la puissance publique, dans un but d'ingénierie sociale, les prix sont une information, et la plus fiable que nous ayons pour nous guider dans nos relations de production avec autrui et avec la nature. Comme établir un prix, au travers d'un échange, est le but d'une bonne partie de notre vie (en tant que producteurs et consommateurs), nous pouvons affirmer que contrôler les prix, c'est, pour les hommes de l'Etat, contrôler notre vie.

La justice consiste à rendre à chacun ce qui lui appartient, et nous payons donc le prix convenu pour un service qui nous est rendu, ou pour compenser un dommage que nous avons causé. Ce ne serait pas la justice que d'obliger quelqu'un à payer une marchandise qu'il n'a pas acheté, ou à réparer un tort dont il n'est pas responsable. Il existe cependant des situations où les gens ne sont pas en mesure de rendre aucun service qui donnerait lieu à un paiement, à cause du handicap de l'âge, de la maladie, d'un accident... Certes, une grande partie des conséquences financières de ces situations peut être remédiée par des contrats volontaires sous forme d'assurances. Néanmoins, on peut imaginer qu'une personne se trouve dans le dénuement, sans qu'aucun agent n'en soit la cause directe, tenu à réparation, et sans que cette victime, par imprévoyance ou toute autre raison, ne se soit assurée. On voit que ce n'est pas la justice qui est en cause ici, et que nous devons faire appel à d'autres valeurs, qui n'ont pas l'objectivité de la justice, mais qui témoignent de notre engagement personnel envers autrui : l'entraide volontaire, la charité...

C'est pourquoi, si un vendeur consent des rabais, ou un acheteur paie des prix plus élevés, dans le but d'aider les plus pauvres, ce qui est le cas de Max Havelaar, ces prix pratiqués ne sont pas seulement justes, ils constituent des gestes d'entraide moralement louables. En revanche, si ces mêmes rabais, ou ces mêmes prix plus élevés, qu'ils profitent effectivement ou non aux plus pauvres, sont imposés par la puissance publique, ils ne sont pas conformes à la justice, puisque ceux qui les consentent ne réparent aucun tort qu'ils auraient personnellement causés à ceux qui en bénéficient, et ces sacrifices financiers n'ont pas non plus de valeur morale, puisqu'imposés par la violence.

Genève, 21 janvier 1995


(1) Il ne s'agit pas ici de porter un jugement sur l'entreprise Max Havelaar, dont nous ne connaissons rien. La publicité qui a entouré le lancement de sa marque de produits tropicaux n'est que le prétexte à ces quelques réflexions sur le problème ancien du " juste prix "

(2) Cette idée que le travail donne nécessairement de la valeur aux choses va à l'encontre du bon sens et de l'expérience commune. On a même pu écrire que les russes seraient plus riches s'ils se contentaient de vendre leurs matières premières sans les travailler, plutôt que de s'obstiner à prendre du bon cuivre et du bon pétrole, et à les transformer en fils électriques et en plastiques, de mauvaise qualité et invendables.

(3) Saint Thomas d'Aquin avait bien remarqué que le travail fourni par un agriculteur dans son champ de blé pour produire un quintal est à peu près le même d'année en année; or à chaque récolte, le prix d'un quintal de blé peut être très différent. Il a fallu attendre les travaux de l'école autrichienne d'économistes, à la fin du siècle dernier, pour que soit élaborée une théorie complète, rendant compte du rapport entre coût, prix et valeur. Cependant le problème avait reçu une première réponse tout-à-fait cohérente avec les travaux des universitaires jésuites de Salamanque, au XVIème siècle (cf. Alejandro Chafuen, Late-Scholastic Economics, Ignatius Press, San Francisco, 1986). Ils avaient remarqué que les prix dépendaient à la fois de la valeur que les gens attachaient à certains biens et du coût de production de ces biens. En d'autres termes, ils avaient bien compris qu'un échange est la rencontre entre, d'une part, un désir, et, d'autre part, une créativité et un travail qui ont façonné les disponibilités de la nature. Les travaux de ces pères jésuites de Salamanque, comme Francisco de Vitoria, Domingo de Soto, Tomas de Mercado, et, surtout, Luis Molina, sur la théorie de la monnaie, la propriété privée, la valeur et les prix, le rôle du commerce et de la banque, sont presque tombés dans l'oubli. Pourtant, contre la célèbre thèse de Max Weber, Friedrich Hayek a pu affirmer, après H.M. Robertson, Aspects on the Rise of Economic Individualism, Cambridge, 1933, que : " L'on pourrait sans difficulté soutenir que la religion qui a favorisé l'esprit du capitalisme a été celle des Jésuites, et non celle des Calvinistes ".

(4) Cette liberté qu'exercent les gens de ne payer que pour le travail qui leur rend un service n'est pas du goût de ceux qui ont une haute valeur de leurs capacités, mais ne savent pas les mettre au service d'autrui. Ceux-là préfèrent être du côté du pouvoir. Là, on n'a pas besoin d'être utile pour être payé. Il suffit d'exercer une fonction de " service public ", c'est à dire rendre un service que le public est contraint de payer, car il risquerait de ne pas le choisir s'il en avait le droit.

Mis sur intenet par l'ami du laissez-faire.