ÉDUCATION

 

A chaque enfant qui naît, notre société réserve deux cadeaux : le commerce et la culture. En commerçant, il se procurera d'innombrables produits qu'il n'aura pas eu le temps de fabriquer lui-même ou d'apprendre à fabriquer. En acquérant une culture, il s'épargnera la tâche impossible de devoir réinventer au jour le jour un savoir que des siècles ont sélectionné pour lui et que nos traditions incorporent. Inversement, la société s'enrichit d'offrir à tous les enfants (et aux adultes, mais c'est un autre problème que nous ne traitons pas ici) l'accès le plus large à cette mémoire collective. C'est pourquoi, dans nos préoccupations, l'enseignement tient une place majeure.

Et cela est encore plus vrai dans une communauté d'hommes libres. Face à l'évolution imprévisible de notre environnement, et parfois même à ses agressions, nous ne pouvons pas espérer inventer à partir de rien une réponse adaptée. Plus nous conservons d'expériences en mémoire, d'exemples de comportements dont nous avons appris l'efficacité dans des situations similaires à celles que nous rencontrons, mieux nous garantissons notre autonomie. La liberté suppose une mémoire ; elle s'en trouve plus féconde et sa défense mieux assurée.

Cette mémoire, ce savoir, dans nos sociétés modernes se transmettent officiellement dans des lieux consacrés à cet effet. Mais, à l'évidence, l'école ne nous apprend pas tout. Bien peler, lire, compter peut s'enseigner à la maison. Le monde chaque jour nous est un peu dévoilé à travers notre activité professionnelle, nos lectures, nos rencontres... Il n'empêche qu'il est difficile d'imaginer, ainsi que le réclament certains théoriciens, une société sans écoles.

Ainsi, parce qu'ils mesurent l'importance de l'enseignement, il est bien logique de la part des hommes de l'Etat de le rendre obligatoire et, parce qu'ils entretiennent des lieux pour sa diffusion, de leur conférer un monopole. Il n'y a rien de " généreux " dans cette démarche. L'histoire (et voilà bien un exemple d'un savoir qui peut nous aider à comprendre notre milieu pour mieux défendre notre liberté) tient le compte des générations d'idéologues qui réclamaient le pouvoir d'éduquer les enfants pour façonner des " hommes nouveaux ". Si aujourd'hui une administration unique est chargée de l'enseignement, la tentation est forte pour ceux qui la contrôlent de lui faire véhiculer leur idéologie - ou à tout le moins une idéologie qui ne les choque pas. Or comment être jamais assuré que ceux qui exercent cette haute fonction d'enseigner nos enfants ne seront jamais intolérants ni faciles à choquer ?

La société a tout à redouter de la monopolisation du savoir car sa vitalité repose sur l'innovation et celle-ci suppose la critique. Unanimistes, les sociétés archaïques sont incapables de produire de la science. Une Église, une Académie, une Éducation Nationale, ou toute autre structure unifiante, nourrissent de fâcheuses tendances oppressives. Et, à notre niveau individuel, pour constituer un support de liberté, notre mémoire ne doit pas être enfermée dans un cadre dogmatique. D'où l'importance d'une transmission des savoirs proposée librement pour que nos enfants puissent mobiliser les éléments d'une critique autonome et soient libres, l'âge venu, de définir leurs opinions et leurs comportements à partir des fragments de la mémoire sociale qu'ils auront recueillis.

Cette offre d'enseignement doit être la plus large possible. Dans le contenu d'abord. En effet, nous ne pouvons pas deviner quels savoirs nous aideront à mieux vivre dans le monde d'ici vingt, trente ou cinquante ans ; or l'espérance de vie d'un homme après sa scolarité est d'au moins cinquante ans. Nous devons donc laisser chaque enfant (ou sa famille pour lui) choisir ce qu'il veut apprendre, même si, en apparence, c'est " improductif ", et aller dans ce savoir aussi loin que ses capacités le lui permettent. Au niveau de la population ensuite. Tous sont appelés. Mais si l'école est obligatoire, l'Etat doit la financer, car elle coûte plus cher que ne pourraient payer beaucoup de familles et la loi ne peut pas imposer une contrainte matériellement irréalisable. Cependant, il faut bien distinguer : ce que l’Etat peut dispenser aux familles, c'est le moyen financier d'offrir un enseignement à leurs enfants, et non pas de dispenser lui-même cet enseignement.

Nous invoquons trois raisons pour refuser à l'Etat de jouer les maîtres d'école :

1. D'abord parce que la pédagogie n'est pas une science. Dans ses établissements et dans ceux du privé qu'elle paie et qu'elle contrôle, l'Education Nationale traite toute la jeunesse du pays, des enfants et des jeunes gens issus d'histoires familiales et de milieux socioculturels très différents. Cette diversité est une grande richesse et nous devons nous en féliciter. Mais il n'existe pas un discours pédagogique universel qui puisse s'adapter à l'hétérogénéité d'une classe. Il se trouvera donc toujours des élèves que cet enseignement standardisé laissera indifférents. Les réformes se succèdent sans souffler depuis trente ans et elles se font au détriment tantôt des uns, tantôt des autres. De quel droit sacrifier le fils d'immigrés parlant à peine le français, ou le dyslexique, ou le rebelle à la discipline de l'institution ? Mais à l'inverse, pourquoi enseigner à ceux-là seuls plutôt qu'aux brillants sujets, aux cracks ? Or nous savons bien qu'il n'existe pas de méthode unique qui permette de développer les potentialités à la fois des uns et des autres. Alors ceux qui soutiennent une école accueillante à tous les enfants, développant les dons et comblant les handicapés de chacun, doivent en conclure honnêtement qu'une Éducation Nationale bureaucratique et géante n'a aucune chance de réussir dans cette tâche. Il faut au contraire offrir aux élèves une multiplicité de lieux d'enseignement, proposant toutes les pédagogies imaginées et imaginables, où chacun aura la chance de trouver celle qui l'épanouit.

2. Ensuite, parce que le Ministère de l'Education Nationale ne s'appelle pas Ministère de l'Instruction Publique. Le choix du nom par Jean Zay a le mérite de clarifier les objectifs. L'Etat ne prétend pas seulement transmettre des connaissances mais professer une morale. Certes, il est impensable qu'un enseignement soit neutre. En apparence au moins, l'idéologie n'entre pas dans l'apprentissage de la lecture, de la géométrie, de la gymnastique. Mais comment un professeur pourrait-il rendre la géographie présente, la littérature vivante, faire de l'histoire autre chose qu'une collection de figures de cire, s'il n'est pas lui-même passionné, c'est-à-dire assez peu neutre ? Alors voilà l'Etat enfermé dans un dilemme, entre la fadeur et l'endoctrinement. Car si les maîtres ne proposent rien à quoi des jeunes puissent adhérer (hors de quelques vagues aspirations humanitaires), nulle conviction qui oriente leur volonté, l'enseignement se résume à une simple transmission de données privées de sens. Et s'il est confié à un gauchiste, un fasciste, un croyant, soufflant sur sa classe un peu d'idéal, l'école de l'Etat cesse d'être l'école de tous. Il faut un système libre pour refuser cette alternative. Au sein d'un tel système, chaque famille peut choisir l'école où règne l'esprit, l'ambiance culturelle, correspondant à ses propres inclinations : discipline traditionnelle ou professeurs-copains-, indifférence ou, au contraire, forte empreinte religieuse, chrétienne, islamique, judaïque, inspiration libérale ou marxisante, tout ce qu'on voudra, à l'unique condition que soit respecté l'ordre politique de la liberté. Ce respect rend possible notre démocratie. Il n'y a pas lieu de cacher nos appartenances puisqu'elles seront reconnues sans peur et sans gêne par les autres, comme nous-mêmes acceptons, d'eux qu'ils les affirment. Il convient donc que les parents trouvent une école qui soutiennent leurs convictions. L'enfant doit être sûr de son identité sociale et culturelle pour oser prendre plus tard le risque de la tolérance.

Afin de refuser la pluralité, le corps enseignant d'Etat argue qu'il ne violente aucune conscience, qu'il professe une morale universelle, une sorte de plus petit commun dénominateur de toutes les morales. Fort bien. Mais si une telle quintessence de morales existe et est réellement universelle, elle se retrouvera dans chacune desécoles d'un système pluraliste ; il n'est donc nul besoin d'un monopole pour l'enseigner. Et si elle n'est pas universelle, si elle n'est rien d'autre que la morale des mieux organisés de ces maîtres, ou des plus combatifs, ou des plus nombreux, en quoi cette morale est-elle supérieure à celle du voisin et de quel droit réclamer un monopole pour l'enseigner ?

3. Enfin, parce qu'un professeur ne doit pas dépendre de l'Etat. Lorsqu'une administration détient la charge d'enseigner une morale, tout conflit à propos de cet enseignement prend une nature politique. La seule possibilité d'action efficace pour protéger notre opinion est de faire nommer " notre " ministre (ou à tout le moins d'empêcher la nomination de " leur " ministre). Les passions ont de quoi s'exacerber avant d'être livrées à n'importe quelle récupération. Au contraire, dans un système indépendant de l’Etat, il n'existe pas d'autre conflit que ceux qui peuvent opposer tel ou tel enseignant ou chef d'établissement à ses parents d'élèves. C'est au pire une querelle de clocher, pas une guerre civile. Et le problème sera résolu, chaque école à sa manière, par des parents et des citoyens exerçant leurs responsabilités, et non pas tranché d'en haut. La France a soudain découvert une idée vieille de vingt ans et les partis de droite s'en gargarisent : le chèque-éducation. Nous avons vu que c'est tout différent de dispenser un enseignement (c'est-à-dire d'intimer aux familles : " voici l'école où vous enverrez vos enfants si vous voulez qu'elle ne vous coûte rien ") et de financer cet enseignement (c'est-à-dire de proposer aux familles : " mettez vos enfants à l'école de votre choix et nous vous donnerons les moyens de la payer "). Milton Friedman, économiste américain et Prix Nobel, présentait à peu près ainsi son idée : que l'Etat renonce à organiser lui-même l'éducation de la jeunesse ; cette responsabilité sera reprise à l'administration centrale par les initiatives locales ; mais puisque les personnels administratifs et enseignants ne seront plus salariés par l'Etat, il faudra que les familles achètent à son prix leur service ; l'Etat en donnera les moyens à ces familles en leur adressant chaque trimestre un chèque, d'un montant déterminé par enfant, endossable seulement à l'ordre d'un établissement d'éducation. L'école donc cesse d'être celle de l'Etat, c'est-à-dire l'enjeu de conflits politiques, pour devenir l'école des enfants, celle des parents, celle des enseignants.

École des enfants, d'abord. La grande majorité de la France habite en zone urbaine et, même à la campagne, les moyens de communication mettent plusieurs écoles à la portée des familles. Il ne s'agit pas de concurrence entre elles puisque ces écoles ne fournissent pas un produit fini à prendre ou à laisser. Elles offrent à chaque segment de la population scolaire, en se laissant modifier par lui, le rythme, le niveau, l'ambiance, qui lui conviennent. Et il existera autant de ces approches pédagogiques que les enseignants le jugeront utile et que les parents l'approuveront. Certaines équipes apprendront à lire à trois ans et d'autres à sept. Certains enseigneront les langues étrangères très tôt, d'autres mettront l'accent sur le sport ou les activités artistiques ou l'informatique. Les enfants découvriront qu'il n'y a pas une façon mais cinquante d'être bon élève.

École des parents, ensuite. Elle sera aussi la leur parce qu'ils auront le sentiment de la faire vivre. Peu d'entre eux savent qu'une année d'étude de leur enfant coûte en moyenne FF 18.000.- (1984). Et voici qu'à chaque trimestre scolaire, les parents vont apporter à l'établissement qu'ils auront choisi un chèque de FF 6.000.-, une somme considérable, le prix d'une voiture neuve chaque année pour ceux qui ont trois gamins entre la maternelle et la terminale. En recevant de l'Etat tant d'argent qu'ils ne pourront pas garder pour eux-mêmes mais seulement donner aux enseignants, est-ce que les parents ne porteront pas un regard bien différent sur l'institution ? Ils se poseront légitimement des questions sur la qualité des prestations que reçoit pour un tel prix leur progéniture. Et inversement, le chef d'établissement devra leur rendre compte (voire même les faire partager) des grandes décisions qu'il aura àprendre, en quelque sorte une obligation d'informer et de discuter comme souvent ces enseignants voudraient le voir s'établir entre patrons et employés d'une entreprise. En l'absence de toute directive venue d'" en-haut ", c'est donc entre les responsables de chaque institution et les parents d'élèves que devront se décider les horaires, les jours de congé (Mercredi ? Jeudi ? Samedi.?), les dates de vacances, la construction d'un nouveau labo ou d'un nouveau gymnase, l'aménagement des programmes et bien d'autres questions encore. Pour les parents eux-mêmes et pour les enfants qui les verront s'y livrer, ce sera un exercice de dialogue et de citoyenneté, l'exemple d'une école démocratique.

1 Au moins pendant les premières années, le personnel de l'Etat pourrait garder une responsabilité, celle d'organiser des examens. Il est en effet douteux que les diplômes d'une école autonome soient rapidement reconnus dans tout le pays et à l'étranger. Les parents voudront donc que les enfants préparent les certificats, brevets et baccalauréats organisés par l'administration centrale (mais chaque école ira à ces examens par sa propre voie, les unes les préparant en deux ans, les autres en quatre, etc ... ). Un examen d'État se doit aussi de remplir une fonction capitale : en imposant des épreuves de culture générale, il donne l'exemple d'un apprentissage couvrant des matières qui ne semblent pas immédiatement monnayables sur le marché du travail. Car il n'est pas question de réduire la scolarité à l'apprentissage d'un métier. Et le monde offre quand même aux enfants quelques sujets d'émerveillement qu'il vaut bien la peine d'explorer pour eux-mêmes sans penser à en faire son gagne-pain.

Enfin et malgré tout, école des enseignants. Certes, il est audacieux d'imaginer qu'ils accepteraient un système qui ne serait pas conçu à leur avantage exclusif, mais tiendrait compte de l'existence des élèves et se soucierait des préoccupations des parents. Cependant, ils ne devraient pas y perdre. D'abord, au moment où l'Etat cédera la propriété des locaux scolaires, les enseignants seront les mieux placés pour les reprendre. Groupés à leur choix en sociétés commerciales, en coopératives ou en associations sans but lucratif, ils pourront enfin organiser leurs classes comme ils l'entendent et appliquer les méthodes auxquelles ils croient, au lieu de les rêver interminablement dans des rapports au ministère. Ils se découvriront de réelles responsabilités, et personne ne veut croire que c'est cela qui les effraie.

La privatisation de l'enseignement marque également la fin des servitudes administratives. Tous les enseignants de l'Etat connaissent ces mutations arbitraires qui laissent - le mari en Bretagne et envoient l'épouse en Alsace. L'autonomie des établissements autorise chacun à y rester le temps qu'il veut ou à se faire coopter ailleurs s'il y trouve son avantage. Et chaque établissement fixant les rémunérations selon ses propres critères, on en verra qui paieront cher leur personnel parce qu'ils veulent attirer des maîtres particulièrement qualifiés. Ainsi un jeune professeur motivé, qui entretient un bon contact avec ses élèves, sera sûr d'être engagé où il veut avec un traitement élevé, que des lustres d'ancienneté ne lui auraient pas apporté sous le régime actuel. Et, inversement, des professeurs qui n'ont pas l'art, la compétence ou la vocation réelle d'enseigner, trouveront difficilement à s'employer. C'est regrettable. Certains le reprochent à ce projet. Mais ils doivent alors répondre à cette question : est-ce qu'un système éducatif a pour première mission de transmettre un savoir et donc de ne proposer aux élèves que les professeurs les plus capables, ou bien est-ce que cet objectif est secondaire et que la seule ambition du système est de maintenir en place ceux qui font profession d'en être membres ?

Le chèque-éducation poursuit trois buts : laisser chacun choisir son école, s'informer de son fonctionnement y participer. Mais le poids du colbertisme est si lourd dans nos têtes que ces trois démarches essentielles de la démocratie - s'informer, choisir, participer - angoissent déjà les syndicalistes et les politiciens. La droite s'amuse à parler de chèque-éducation parce que son adversaire y voit le diable, mais ce qu'elle-même entend par là maquille timidement le régime actuel. Par exemple, les hommes de l'Etat devraient continuer de définir les programmes classe par classe ; alors quelle autonomie laissent-ils aux enseignants ? Une commission départementale devrait autoriser toute nouvelle ouverture d'établissement, mais n'est-ce pas un " casus belli " scolaire si la commission refuse à tel ou tel clan d'ouvrir son école ? (et si elle s'interdit de jamais l'interdire, à quoi sert-elle ?). Les inspecteurs d'académie devraient continuer leurs tournées, noter les enseignants, promouvoir les uns et faire piétiner les autres ; mais si ce ne sont pas les responsables de l'école et les parents qui deviennent seuls juges du travail pédagogique effectué, quelle démocratie nouvelle a été instaurée ? La seule inspection à laquelle l'Etat peut légitimement procéder dans les écoles est pour s'assurer du respect de la personne humaine, selon la loi commune applicable aux mineurs, et de l'efficacité des mesures de sécurité que l'expérience rend nécessaire dans les lieux publics. Posons maintenant une question corollaire : en plus du chèque-éducation tiré sur l'Etat, est-ce que les écoles auraient le droit de demander un supplément ? Étant des entités juridiques autonomes, elles pourraient assurément recevoir des dons de particuliers ou de collectivités locales, ce qui introduit déjà entre elles des inégalités. Qu'elles aillent jusqu'à fixer des frais de scolarité supérieurs à l'allocation allouée par l'Etat aux familles creuse des écarts encore plus grands entre " école de riches " et " écoles de pauvres ". Il n'y a rien là d'intolérable. Ce qui le serait, c'est que certains parents soient dans l'impossibilité financière d'assurer un enseignement complet à leurs enfants. Mais si d'autres parents ont les moyens de financer un enseignement plus coûteux, grand bien leur fasse. L'expérience nous l'a démontré, les classes de fils-à-papa qui se tiennent dans des châteaux normands ne produisent pas plus de brillantes réussites que les lycées de quartier. Et si une collectivité était assez riche pour que toutes les écoles y pratiquent un tarif élevé, les pauvres de cet endroit ne se trouveraient pas contraints d'envoyer leurs enfants au loin poursuivre leurs études car cette municipalité fortunée aurait les ressources pour ajouter sa propre contribution au chèque-éducation de l'Etat.

Ce qui devrait se passer le plus souvent possible. En effet, quel que soit le montant du chèque-éducation, une école le dépensera à coup sûr entièrement. Dans les domaines de " service public ", on se sent toujours justifié d'investir (une plus grande bibliothèque, un labo mieux équipé). Pour garder un contrôle des dépenses, l'Etat devra donc fixer assez bas son allocation. L'école qui ne peut boucler son budget devra demander un effort aux parents (ou aux collectivités locales ou aux associations caritatives) et ceux-ci seront mieux placés que l'Etat pour apprécier si l'établissement est bien géré et si ce supplément est raisonnablement motivé.

Cette distinction entre " école de riches " et " écoles de pauvres " recouvre une autre préoccupation. L'école, selon certains, devrait effacer les inégalités sociales. C'est impossible. Seuls deux buts peuvent être poursuivis sans attenter aux libertés. Le premier est d'assurer à tous les enfants une place à l'école pour les études les plus longues qu'ils sont disposés à suivre, quels que soient leurs milieu social et culturel et le niveau de revenu de leurs parents. Le chèque-éducation satisfait cette exigence. En plus de donner les moyens financiers aux plus démunis, il autorise un grand choix d'approches éducatives et offre donc leur chance à plus de jeunes de trouver la pédagogie qui leur convient. Le deuxième but est de bousculer la hiérarchie due à la naissance. Les études y contribuent avant les marchés économiques et politiques, si elles permettent d'acquérir un véritable savoir reconnu par la société. Ainsi la possibilité existe offerte à des jeunes sans fortune de s'élever très vite dans la hiérarchie sociale. C'est le vieux principe de " la carrière ouverte aux talents ". Le diplôme manifeste ces talents s'il est obtenu après des examens d'un niveau indiscutable, préservés de toute corruption et préjugé. Et l'Etat en les organisant joue pleinement son rôle d'arbitre et de garant.

Cependant ces qualités " personnelles " ne le sont pas entièrement. Nous le percevons bien, mais nous ne savons absolument pas (et nous ne saurons jamais) séparer chez une personne ce qui est dû à ses efforts et ce qui lui a été apporté par sa famille et son milieu. Comment donc ne tenir compte que des mérites propres de chacun ? Par exemple, les élèves issus de groupes sociaux privilégiés culturellement, tels les enfants d'enseignants, réussissent statistiquement mieux en classe que les enfants de commerçants trop occupés ou d'ouvriers sans culture livresque. Les premiers profitent manifestement d'une ambiance familiale qui donne de l'importance aux études. Faut-il donc, au nom de la " justice ", imposer aux enfants d'enseignants un handicap, comme une réduction systématique de toutes leurs notes ? Les enseignants ne le réclament pas ! Et de la même façon, il n'existe pas de raison valable de pénaliser les enfants de " bourgeois ", ni (ce qui revient au même, puisque dans une classe un surplus donné aux uns - attention du maître, accès au matériel - est autant de moins pour les autres) de favoriser les enfants de n'importe quel autre groupe social.

En revanche, que certains enfants à l'intérieur de chaque groupe social aient plus de facilités personnelles au départ pour réussir n'interdit pas à d'autres enfants de réussir aussi. Il n'y a donc là nulle injustice mais le simple fait que nous ne naissons pas avec les mêmes aptitudes ni dans le même milieu familial, affectif et culturel. En outre, il est important pour chacun de nous que le maximum de savoirs puissent être transmis. Or ces savoirs ne le sont pas forcément sur une seule génération. Ils s'accumulent dans un petit groupe social, dans une famille, et c'est pourquoi certains métiers très exigeants sont exercés par des générations successives - artisans, gens du spectacle, agriculteurs, médecins, banquiers - les parents passant à leurs enfants un savoir-faire difficilement codifiable, qui serait autrement perdu (mais sans avoir la certitude, dans un monde en mouvement et une économie de concurrence, que ces recettes seront encore valables ni que les bénéficiaires auront l'intelligence de les mettre en pratique). Interdire cet enseignement familial ou de voisinage au nom d'une inatteignable " égalité des chances "violerait le Droit et entraînerait un appauvrissement général.

D'une certaine manière, le savoir est toujours ailleurs que dans les endroits où on croit le détenir. Vérité dure à avaler par des enseignants qui revendiquent le monopole de la transmission des connaissances, par des hommes politiques qui prétendent utiliser l'école à la réalisation de leurs projets de société, par des parents qui en espèrent la garantie d'une promotion sociale pour leur progéniture.

Parce qu'elle ne transmet en fait qu'une petite partie des savoirs, parce que l'horizon d'un projet éducatif est finalement de plusieurs générations, l'école déçoit ces attentes. Ne le regrettons pas. Nous l'avons chargée de toutes sortes de missions impossibles. Il est bon de revenir à la réalité d'un système scolaire contradictoire, divers, reflétant la curiosité inlassable et jamais satisfaite, les réponses toujours inquiètes, d'une société d'hommes libres.