DIFFÉRENCES INÉGALITÉS ET "JUSTICE SOCIALE"

 

Question - Il nous faut maintenant en venir à une grande question : la Justice Sociale.

Réponse - Oui. Et c’est un sujet qu’il faut aborder avec infiniment de précautions, comme chaque fois qu’on a affaire à des idolâtries ou qu’on va parler planètes chez Madame Soleil. Le discours dominant a profondément imprégné les esprits et ces mots de " justice sociale " sont des grands disjoncteurs de la pensée. " S’il vous plaît, ne choquez pas notre bonne conscience. "

Je voudrais bien faire comprendre ceci : premièrement, la " justice sociale " n’a aucun sens si tu entends par là une distribution des revenus dans la société " plus égalitaire " et conforme aux mérites ; deuxièmement, elle est incompatible par nature avec la liberté.

Dans le moins mauvais des cas, qui est celui de nos social-démocraties d’Europe Occidentale, les politiciens se contentent de psalmodier ces deux mots de " justice sociale ". Pendant ce temps, les groupes de pression, les syndicats, les organisations professionnelles, y font référence pour consolider leurs privilèges et légaliser leurs monopoles. On baigne dans une hypocrisie éhontée. Dans le pire des cas, qui est celui des pays socialistes, les gouvernements veulent vraiment appliquer la " justice sociale " et pas seulement la promettre. Et elle est aujourd’hui de morale à un bon nombre de dictatures parmi les plus implacables. Ainsi, quand elle ne camoufle pas la revendication des privilèges, elle justifie la domination d’une clique sur l’ensemble du pays. Entre la liberté, réelle, et les aspirations à la justice sociale, mythique, il faut choisir. Il n’y a que les illusionnistes qui peuvent promettre l’une et l’autre, comme ils font croire qu’on peut exercer des responsabilités et ne pas encourir de sanctions, que l’économie peut être planifiée et décentralisée. Mon choix est fait.

Q. - Tu dois quand même convenir qu’il y a des inégalités de situation criantes dans la société.

R. - Des inégalités, certainement. Des injustices, c’est à voir. Et pour le voir, il faut définir de quoi on parle.

Il est visible qu’il existe entre nous, individus d’une même espèce, des différences. La diversité de notre patrimoine génétique est cause que nous naissons homme ou femme et que nous développons des caractères physiques qui peuvent influer grandement sur notre existence. Avoir l’académie de Cyrano plutôt que de Christian, de Quasimodo plutôt que de Phébus, n’est pas sans conséquences.

Si nous vivions dans une société primitive, ce sont surtout ces caractères physiques qui nous distingueraient : la force, l’endurance, la résistance aux maladies... Lorsque les membres de la tribu sont tous chasseurs, ou bien tous éleveurs ou tous pêcheurs, c’est à dire lorsque les activités sont peu diversifiées, le savoir accumulé par la communauté est facilement partagé.

Notre tribu à nous est la grande société moderne. Elle connaît quasiment à l’infini la division du travail et la diversité des positions sociales. Il se trouve que nous appartenons à une famille et à un milieu. Nous y acquérons des connaissances et une expérience bien particulières, souvent très éloignées de celles des autres membres de la société. C’est la somme de ces connaissances et de ces expériences, donc de nos différences, échangées librement sur le marché, qui constitue la richesse de nos sociétés modernes.

Mais si nous classons toutes ces différences selon un critère, nous les appelons inégalités. Tout dépend du critère choisi. Un hindouiste nous diviserait en castes suivant un ordre d’origine divine. Le critère d’un doctrinaire du nazisme serait la plus ou moins grande conformité au type d’une prétendue race aryenne. Dans notre civilisation marchande, nous pouvons être classés selon notre aptitude à produire des richesses et les inégalités considérées sont celles de nos revenus.

Tu peux prétendre maintenant que les inégalités perçues entre les revenus ne sont pas fondées. Tu introduis alors un troisième concept qui est celui de " justice sociale. " Est-il juste de n’avoir qu’à paraître pour devenir la vedette d’un film ? d’être au chômage ? de travailler avec ardeur et d’échouer dans un projet ou au contraire de le réussir sans avoir travaillé ? Quotidiennement nous sommes témoins - et parfois victimes - de telles situations et notre tentation est grande de les qualifier d’injustes. Nous n’en avons pas le droit.

Q. - .. ?

R. - Ou, du moins, il s’agit de bien peser le mot de justice. Je sais que, dans le langage courant, nous utilisons des phrases telles que " il n’est pas juste de mourir leucémique à douze ans " ou encore " il n’est pas juste de souffrir la famine au Sahel ". Mais nous commettons là ce que les philosophes appellent une erreur de prédicat. Tu ne peux qualifier de juste ou d’injuste que le résultat intentionnel de l’action humaine. Dans des circonstances qui n’ont pas été créées délibérément par l’homme, on ne saurait introduire la notion de justice. Si tu pouvais désigner un responsable de la leucémie (un criminel qui l’aurait inoculée à sa victime, par exemple), s’il existait des sorciers qui écartaient la pluie des déserts du Sahel, nous serions en droit - et même dans l’obligation - de juger leur action. Mais il n’y a pas de décision personnelle à la racine des faits naturels et de bon nombre de faits sociaux. Tu ne te trompes évidemment pas en remarquant que les individus sont traités inégalement par la nature et la société. Ton erreur est de conclure que ce traitement relève de la catégorie morale du juste et de l’injuste et que quelqu’un doit en porter la responsabilité. La société, pas plus que la nature, n’est un agent moral.

C’est une forme d’obscurantisme que de prêter à la nature des volontés souveraines. Tu as connu des enfants qui donnent un coup de pied au " méchant " radiateur qui a " voulu " les brûler. Mais beaucoup d’adultes savants ne se comportent pas autrement. Ils persistent à voir dans tous les faits sociaux le résultat d’actes intentionnels. Bien sûr, nous avons une prise sur notre environnement. Nos actions entraînent des conséquences pour nous-mêmes et pour les autres. Mais beaucoup de situations dans lesquelles nous nous trouvons n’ont été voulues par personne, pas même par nous-mêmes. Croire que tout ce qui nous arrive est de la responsabilité de quelqu’un, postuler une volonté à l’origine de tout fait social, ressortit du mythe. C’est une attitude animiste.

Ou, si tu préfères, superstitieuse. Notre époque est terriblement superstitieuse. La superstition consiste à croire que certaines personnes ou certains actes ont plus de pouvoirs qu’ils n’en ont en réalité. C’est une illusion efficace pour calmer la frayeur. Le sorcier va rendre fidèle mon mari volage. Si je touche cette patte de lapin, l’avion ne s’écrasera pas. Les peuples ne se comportent pas autrement quand ils demandent l’intervention des chefs d’Etat dans la vie économique comme si, pour être rassurés, il fallait qu’ils sentent ce pouvoir au-dessus d’eux. Il est beaucoup moins angoissant de penser que si des millions de gens meurent de faim au Sahel, ce n’est pas parce que le monde est imparfait, mais parce que les multinationales ont décidé de le dépouiller. Ou que si je suis pauvre, ce West pas que le hasard s’est joué de moi ou que j’ai mal manœuvré mais c’est parce qu’il y a des riches (ou des Juifs, ou une quelconque conspiration).

Q. - Mais le monde n’est pas agité que de mouvements naturels et peuplé que d’irresponsables. La justice a bien un domaine, quand même ?

R. - Absolument. Mais la justice s’applique à la conduite des individus, pas aux conséquences économiques de leurs actions. Elle est affaire de règles, pas de résultat. Dans une société libre, c’est seulement les décisions des acteurs que nous avons le. droit de juger. Si un avantage est acquis par la tromperie ou la violation d’une loi justement applicable à tous, nous le déclarons injuste. Mais si quelqu’un n’a bénéficié d’aucune entorse pour obtenir le même avantage, il n’y a aucune raison d’être critique à son égard. Lorsque tu participes à un jeu, tu ne demandes pas à l’arbitre de déclarer vainqueur le joueur le plus méritant. Il importe seulement que la partie soit jouée loyalement, que les règles soient respectées. Si c’est le cas, nous ne pouvons qu’enregistrer le score, bien que, au fond de nous-mêmes, nous aurions peut-être préféré un autre résultat.

Q. - Pourtant, même acquis légalement, il y a des bénéfices exagérés.

R. - Si tu m’expliques ce qu’est une perte exagérée, je comprendrais peut-être ce que veut dire un bénéfice exagéré.

Q. - J’admets qu’un bon salaire récompense un travail assidu ou un talent exceptionnel. Mais les hommes ne sont pas différents au point que certains soient un milliard de fois plus doués que d’autres. Or il y a des milliardaires et des gens qui n’ont rien. Donc il y a bien des bénéfices exagérés.

R. - Tu aurais raison si le profit représentait, comme tu l’imagines, une récompense. Les bons élèves reçoivent la croix, les autres vont au piquet. Mais regarde autour de toi. Des gens qui prospèrent possèdent souvent de belles qualités de travail, de perspicacité, d’invention. Cependant ces qualités se retrouvent aussi chez certains qui échouent. C’est que la société, pas plus que la nature, n’est un professeur de vertu. Il lui est indifférent que la réussite sourit aux plus " méritants ". La réussite économique n’est pas la rétribution des individus pour ce qu’ils ont fait. Sa fonction est de leur indiquer ce qu’ils devraient faire.

Il serait évidemment intolérable que le riche salaire d’un informaticien soit interprété comme la récompense de ses qualités de travail et d’intelligence, car il faudrait en conclure qu’un sidérurgiste est dépourvu de ces mêmes qualités s’il se trouve au chômage. En fait, la différence de traitement entre eux n’est rien d’autre qu’un signal ; elle nous informe que nos contemporains, pour poursuivre leurs multiples activités, ont plus besoin d’informaticiens que de sidérurgistes.

Q. - Pourquoi nous serait-il interdit de mettre un peu de justice dans ces signaux ?

R. - Personne ne saurait dire à quel critère de mérite une telle prétendue " justice " pourrait être mesurée. En effet, la société n’est pas une organisation. Cette distinction que l’on oublie trop souvent est fondamentale. Une organisation est une réunion de personnes en

fonction de buts communs. Une firme industrielle, une troupe de théâtre, une équipe de football, une compagnie de sapeurs-pompiers, sont autant d’exemples de personnes ayant accepté de collaborer sur un projet : manufacturer des produits, jouer des matches, etc. La réalisation de ce but exige une discipline : les acteurs doivent savoir leur texte, les pompes à incendie doivent être entretenues. Mais c’est volontairement que les membres de ces organisations se soumettent à ces contraintes et ils peuvent s’en libérer à l’expiration d’un contrat implicite ou formel. Il en va tout autrement de la Grande Société. Elle n’est pas composée d’un nombre restreint d’associés volontaires partageant un intérêt commun, elle est la réunion de tout un peuple. Elle doit s’interdire d’imposer des objectifs. Car lorsqu’elle le fait, il se trouve des individus en désaccord qui n’ont que l’alternative de se soumettre à la force ou de se résigner à l’exil.

Je range l’objectif de " justice sociale " sous le même titre que celui du Reich de Mille Ans, du Grand Bond en Avant ou de la Société sans Classes : car personne n’a pu en donner une définition dont quelqu’un d’autre ne se sente pas exclu, ou par laquelle il ne se considère pas lésé. La société ne peut donc pas se transformer en organisation qui aurait pour vocation de fabriquer de la " justice sociale " puisque cela conduirait à l’oppression institutionnalisée d’une fraction du peuple par une autre.

Dans une organisation, il est facile de déterminer les rémunérations. Celui qui réalise le plus ce qui est le but de l’organisation reçoit le plus. Dans la Grande Société, qui n’impose pas aux individus un idéal unique mais respecte leurs projets individuels, il est impossible d’établir un barème commun des rémunérations.

Dans la Grande Société, la formation des prix, des salaires et des profits n’obéit à aucune conception préétablie de la justice distributive. Ce qui peut être juste ou injuste, c’est seulement la façon dont la concurrence y est pratiquée, pas ses résultats.

Q. - Si je t’ai bien suivi, lorsqu’une activité humaine est loyale, le résultat est toujours juste ?

R. - Il n’est ni juste ni injuste. Est-ce que tu peux dire qu’une automobile ou une récolte de pommes de terre sont morales ? Ça n’a aucun sens. Tu peux qualifier de morales ou d’immorales les décisions personnelles du paysan, mais pas ses pommes de terre. Ni le bénéfice ni la perte qu’il en retire, puisqu’ils sont dus au climat, à la situation de la concurrence, à la demande des consommateurs, à des nombreux paramètres sur lesquels le producteur n’a aucune prise. Du résultat lui-même, il ne peut jamais être entièrement responsable. Si nous pouvons porter un jugement, c’est sur la manière, loyale ou pas, dont il l’a acquis.

Q. - Donc un paysan peut s’échiner toute l’année sur son lopin de terre, faire preuve de la compétence nécessaire, manifester une scrupuleuse honnêteté, bref, cumuler tous les mérites, et se trouver ruiné par les pluies, la sécheresse, l’effondrement des cours, etc.

R. - Mais qui es-tu pour vouloir juger du mérite des gens ? Un Esprit Universel, le bon Dieu ? Eux, peut-être, sont capables de comparer la peine de ce paysan à celle de millions d’autres, de donner à chacun au centime près selon son mérite et recommencer l’opération des milliers de fois pour chaque profession. Toi, moi, aucun humain ne le peut. Bien au contraire, tu devrais te féliciter que les consommateurs ne considèrent que la prestation offerte et ne jugent pas la valeur de celui qui la fournit.

Figure-toi le Pouvoir à qui nous oserions donner licence de sonder les reins et les coeurs, et de déclarer le

succès plus méritoire pour celui-ci que pour celui-là. En dehors de refuser le principe d’une telle inquisition, il faut admettre que, dans la réalité, elle conduirait nécessairement à un jugement arbitraire. En effet- ’ pour apprécier le mérite d’une personne, il faudrait distinguer entre ses dons innés, qui ne lui ont demandé que la peine de naître, et les qualités acquises au cours de sa vie. Il faudrait déterminer la part de chaque facteur. Lourde tâche. Ensuite, il faudrait apprécier les efforts fournis pendant le travail. Un supérieur hiérarchique, impartial, et qui connaît bien la personne, est habilité à porter une telle appréciation. Quotidiennement, des dirigeants décident des rémunérations de leurs employés, mais c’est à l’intérieur d’une organisation, en fonction du but qu’elle s’est assigné. Nous n’avons pas les bases pour comparer les salaires entre plusieurs organisations. Car l’avantage que nous reconnaissons à la division du travail est précisément de laisser à d’autres ce que nous ne savons pas faire nous-mêmes. Tu ne pourrais donc pas juger le mérite de quelqu’un à s’acquitter d’une fonction dont tu ne connais pas la complexité, dont souvent tu ignores tout.

En admettant qu’il soit un jour possible de traiter chaque personne selon son mérite, je ne crois pas que nos concitoyens s’en porteraient mieux, ni que la collectivité y gagnerait. En effet, pour beaucoup de nos semblables, c’est une consolation efficace que d’attribuer leurs échecs aux " injustices " de la société. S’il était scientifiquement démontré que leur absence de réussite était due à leur absence de qualités, ils perdraient une illusion qui les aide à vivre. Et la société elle-même veut de l’efficacité, pas du mérite. Il est très courageux d’élever un barrage à mains nues, mais ceux là-bas qui attendent l’électricité, préférent qu’on utilise un bulldozer. La société désire de nous des produits fiables à un coût qui intègre le minimum d’effort et de travail, donc finalement le minimum de mérite.

Une façon radicale de trancher le problème serait de décréter que toutes les personnes au travail doivent recevoir la même rémunération, de la cuisinière au chef d’État. Ainsi, tu n’aurais pas besoin de prendre en compte la compétence, l’investissement personnel fait dans lei études et l’apprentissage, l’enthousiasme et tant d’autres données. L’expérience n’a jamais été poussée jusqu’à l’égalité absolue des revenus (elle ne ferait d’ailleurs qu’entraîner l’adoption d’autres critères de distinction, tout aussi frustrants : le lignage comme autrefois,, ou le quotient intellectuel, ou la puissance sexuelle), mais dans certains pays, elle a été menée assez loin pour permettre d’imaginer les conséquences : une démobilisation des entrepreneurs, l’instauration de rémunérations occultes pour motiver les meilleurs éléments et, surtout, une sclérose de l’économie due à l’absence d’informations et de modèles. S’il n’y a plus de hausses de profit pour indiquer aux entreprises et aux particuliers où concentrer leurs efforts, ou de pertes pour signaler les erreurs à éviter, ils seront bien en peine pour orienter leurs activités. Sans la critique continuelle du marché, il n’y a pas d’amélioration possible de nos productions.

Encore une fois, il est inévitable que la liberté engendre des inégalités. Je dirais même qu’elle est là pour ça. Le principal bénéfice qu’un peuple peut retirer de la liberté est qu’elle creuse entre les individus des inégalités qui sont autant de signaux qu’envoient nos contemporains pour manifester ce qu’ils attendent de nous.

Q. - Ces contemporains étant ce qu’ils sont, si tu leur laisses la possibilité de déterminer par leurs achats les profits et les rémunérations des producteurs, tu vas favoriser des situations nuisibles. Certains individus vont s’enrichir alors qu’ils offrent des prestations finalement inutiles à la société et, inversement, des produits et des services indispensables ne vont rien rapporter à leurs auteurs. Comment admettrais-je qu’une petite jeune fille que j’entends chantonner des sottises à la radio gagne dix fois plus qu’une infirmière ? Vas-tu me soutenir qu’elle est dix fois plus utile ?

R. - Voilà à nouveau ressurgie la même conception anthropomorphique de la société. On dirait que tu parles d’un être unique qui éprouverait un unique besoin que tu serais seul à deviner. Quand tu parles de la société, moi j’entends des millions d’hommes et de femmes, des vieillards, des enfants, des intellectuels, des malades, des naïfs, des montagnards, des ecclésiastiques, des familles qui habitent dans des tours et d’autres dans des fermes, et, à chaque instant, il y a autant de millions de désirs et de besoins qui s’expriment. Je suis incapable de savoir ce qui est bon pour ces personnes-là. C’est à chacune d’entre elles de décider ce qu’elle veut recevoir et ce qu’elle est disposée à payer pour l’obtenir.

Qui dit justice dit juge. Quel pourrait être le tribunal en matière économique sinon celui que forment les consommateurs à travers la société tout entière ? As-tu remarqué que leur verdict n’est jamais ouvertement contesté ? Quand l’éleveur de porcs ou le mineur de charbon souffre d’une mévente, il va se plaindre à l’Etat, protester contre la concurrence, mais jamais accuser ce jury de millions de citoyens qui ont décidé de ne plus acheter ses produits. C’est la règle de la démocratie économique que le public représente l’instance suprême. Si tu confiais à n’importe quelle autre autorité le soin de fixer l’échelle des rémunérations en fonction d’une " valeur sociale ", d’une utilité de chaque profession " pour la société ", il faudrait qu’elle s’explique sur un critère acceptable par tous qui permettre de déterminer cette valeur sociale. Sinon il se trouvera toujours des gens pour estimer que cette autorité les sous-paye. Mais quel pourrait être ce critère universel du juste salaire ? Un jockey est-il plus important qu’un chef d’orchestre, et combien de fois plus important, pour fixer un écart de rémunération entre eux ? Tu vois bien que la réponse à cette question, ce sont les parieurs du tiercé et les mélomanes qui la détiennent, et ils l’expriment en se rendant plus ou moins nombreux aux courses et aux concerts.

Q. - Je trouve choquante une autre inégalité de l’économie libérale. En période de crise, comme maintenant, des hommes et des femmes, sincèrement désireux de travailler, sont rejetés par le système, avec pour eux mêmes des conséquences économiques et morales graves. Est-ce juste selon toi ?

R. - Certainement pas. Car le chômage et les crises économiques ne sont pas dus à la fatalité. Nous pouvons en désigner les responsables : les gouvernements qui, par leurs politiques d’intervention, ont faussé les marchés. Le chômage était très faible et de courte durée dans les pays, à des périodes où les salaires s’établissaient librement. On avait d’autant moins de chances de rester au chômage qu’on était plus pauvre et moins qualifié. Le salaire minimum, les entraves à la liberté du travail, interdisent un emploi à des millions d’entre nous, surtout les plus jeunes. Quant à la crise économique, qui, sinon les dirigistes, avec leurs politiques monétaire et budgétaire, peuvent provoquer des erreurs de prévision à cette échelle ?

Tu es d’accord avec moi qu’une économie ne peut supporter longtemps de gaspiller ses ressources à fabriquer ce qui ne se vend pas. Donc le gouvernement qui se sera engagé à fournir à tous un travail, en contrepartie exigera d’attribuer lui-même les emplois pour ajuster l’offre de main d’oeuvre aux besoins de la société ; c’est le " numerus clausus " général. Il fixera les rémunérations. Il choisira celui qui sera commis de bureau sur la Côte d’Azur et celui qui descendra au fond des mines de Lorraine.

Mais si une agence d’Etat détient la charge d’attribuer les emplois disponibles, quelle garantie ai-je que cet énorme pouvoir sur le destin de chacun d’entre nous ne sera jamais corrompu ? Les ambitieux, tous ceux qui dans une société libérale poursuivent le succès auprès d’innombrables partenaires économiques, vont déployer leurs manoeuvres et leurs intrigues au sein de l’administration. D’aucuns réussiront. Ils se feront donner des prébendes, des protections, des privilèges. Ils ne seront certainement pas meilleurs que les capitalistes. Leur promotion sera question de chance, de capacités, de soumission au Parti, de copinage ; mais qui prétendra: de justice ?

Ce qui manque au chômeur, ce n’est pas le travail, mais la rémunération du travail. De l’ouvrage, il y en a. Il suffit pour s’en convaincre de chercher une femme de ménage, de traverser nos banlieues lépreuses à reconstruire, d’entrer dans n’importe quel magasin où s’entassent ces produits que nous savons fabriquer mais que nous achetons à d’autres. Le marché offre toujours du travail à tout le monde et si quelqu’un, dans une société libre, se trouve inactif, ce ne peut être que par choix ou pendant le temps nécessaire à collecter les informations sur les emplois disponibles. Si c’est un choix, la société n’a rien à en dire. Mais, certainement, celui qui préfère ne pas travailler ne peut pas imposer aux autres de financer son oisiveté (s’il trouve de bonne âmes pour le faire, tant mieux pour eux tous). Dans le cas d’un licenciement, je ne peux pas exiger de la collectivité qu’elle me crée un emploi au moins aussi avantageux que celui que je viens de perdre. Le contraire du chômage n’est pas la garantie d’un job bien payé, près de chez soi et pour toute la vie. A moins d’exercer une contrainte sur mes semblables, de les obliger a me payer pour un travail qui ne leur sert à rien, je ne serai jamais assuré de conserver le même métier de l’adolescence à la retraite dans un monde qui depuis des milliers d’années, et aujourd’hui plus profondément encore, n’arrête pas de se bouleverser, c’est-à-dire de vivre une histoire.

Il te paraît choquant qu’une personne qui possède de grandes compétences dans un certain domaine, qui est prête à travailler dur, ne trouve pas le poste auquel elle prétend. C’est simplement oublier qu’il faut bien trouver quelqu’un qui accepte de payer ses services. Nous vivons en société et parce que notre travail est une façon pour nous de communier avec cette société et avec la nature, il n’a pas de valeur par lui-même, mais seulement dans la mesure où il est attendu, désiré, par les autres. Ce qui est bien normal. Car de tout ce que les hommes ont produit, je n’ai choisi de consommer que ce qui me convenait. A moi maintenant de produire ce que souhaitent les autres. Ainsi la société crée des emplois non pas à partir des désirs de ceux qui vont les remplir mais à partir des besoins de ses membres. (Elle ne pourrait d’ailleurs autrement survivre car, comme il y a beaucoup de travaux que peu de gens veulent faire mais qui sont quand même indispensables, la société où on voudrait ne se soucier que des goûts de chaque demandeur d’emploi s’écroulerait rapidement). En ce sens que nous ne devons pas produire selon nos caprices mais seulement en réponse à une attente, la division du travail scelle notre communauté. Elle repose sur la confiance : je n’ai pas besoin de produire tout ce dont j’ai besoin, je peux compter que d’autres me le fourniront. Et, en revanche, je leur apporterai de ce qui leur manque. Je dis bien : ce qui leur manque, et non pas ce que j’imagine qui leur manque. Une erreur répandue est de croire qu’un produit qui intègre beaucoup de compétence et de travail devrait par cela même être très recherché. Or ce n’est pas n’importe quel savoir-faire que les gens achètent, mais seulement celui qui résout leur problème. Il ne faut donc pas s’étonner que le meilleur fabricant de fil à couper le beurre, qui en connaît plus dans ce domaine que n’importe qui, maintenant que le beurre ne se détaille plus en mottes, puisse se retrouver au chômage.

En payant cher un produit, la société ne rémunère donc pas le travail qui y est inclus, comme le pensait Marx, mais elle indique la quantité de travail qu’elle voudrait y voir mettre. Elle informe les fabricants - et ceux qui aspirent à le devenir - qu’ils peuvent investir et embaucher pour fournir plus de ce produit. Et, inversement, en laissant les prix tomber, elle nous dit " cherchez donc à faire autre chose car ce que vous me proposez là, je n’en veux plus ". Mais ce message ne peut pas passer si le gouvernement intervient pour fixer les salaires et contraindre les entreprises à garder des emplois non désirés. Cette réglementation prétendument sociale est la cause principale du chômage prolongé. En effet En décrétant que personne n’a le droit de travailler S’il ne vaut pas un certain salaire (qu’en France on appelle le SMIC), le gouvernement envoie littéralement ses gendarmes interdire l’emploi à un très grand nombre de travailleurs non qualifiés et de jeunes qui n’ont pas une expérience justifiant de recevoir ce salaire.

En refusant toute flexibilité aux rémunérations directes et indirectes (les " avantages acquis "), il oblige aux licenciements des sociétés qui auraient pu garder ce personnel, mais à un coût moindre. Du même coup, il prive les partenaires de l’entreprise de leur droit de décider. En effet, aux premières difficultés, si les rémunérations sont ajustables à la baisse comme elles l’avaient été à la hausse, négociées sans contrainte légale, ou bien les salariés accepteront un blocage, voire une réduction de certains salaires, en échange du maintien de l’emploi, ou bien ils les refuseront et des licenciements auront lieu. (C’est bien dans un cas comme celui-là que la solidarité peut être vécue. Il ne s’agit pas de " partager l’emploi " au niveau national et anonyme, mais de poser très concrètement le problème dans chaque entreprise menacée : " nous sommes dix dans cet atelier ou ce service ; si nous acceptons chacun de. réduire notre rémunération directe et indirecte de 10 %, nous restons tous employés et nous donnons sa chance à l’entreprise de passer un cap difficile ; si nous refusons, l’un d’entre nous devra partir ; et cette décision nous appartient ". Elle leur appartient en effet, les pouvoirs publics n’ont pas à voler la responsabilité de ceux qui peuvent seuls juger des circonstances et dont c’est le propre avenir qui est en cause).

Enfin en niant le droit de licencier, le gouvernement précipite à la faillite des firmes, faute de les avoir laissées ajuster à temps leur main-d’oeuvre au carnet de commandes et, pour l’illusion de garder à quelques-uns leur emploi, finit par le faire perdre à tous. Le débauchage n’est jamais que le signe de la mauvaise santé d’une entreprise et le patron qui s’y résous a sans doute de bonnes raisons. Au XIXe siècle, aucune loi ne restreignait le droit de licencier. Pourtant chaque localité de notre pays connaissait ces bonnes maisons où l’on passait sans crainte toute sa vie professionnelle, où l’on se succédait même de père en fils, de mère en fille. Aujourd’hui encore, bien des grandes compagnies, symboles mêmes du capitalisme, offrent des emplois à vie : on peut quitter IBM, Toyota ou une banque suisse, mais elles ne se séparent jamais de vous. Cependant, telle est la nature du marché que la firme la mieux établie, invulnérable pour toujours, semble-t-il, aux crises et à la concurrence, peut se trouver exsangue un beau matin. (N’est-ce pas l’histoire édifiante de ces dynasties de maîtres de forges lorrains, de Peugeot, du Creusot, de l’horlogerie suisse ?). Le fonctionnaire qui interdit à ces entreprises des licenciements, à moins de démontrer au conseil d’administration comment mieux gérer son affaire, ne fait rien qu’exercer un pouvoir démagogique et, de toute façon, irresponsable.

Le chômage est un phénomène inévitable mais temporaire de la vie d’une société. Mais toute vie est changement, passages. Notre société n’existe que dans la relation entretenue avec les autres groupes humains et avec la nature. Nous devons donc être prêts pour maintenir cette relation à modifier nos façons de faire. Il surgit dans notre vie de l’imprévisible, et c’est pourquoi il existe des problèmes économiques. Nous ne pourrons jamais les éliminer, il faudrait pour cela tout planifier, tout contrôler, que rien ne se passe qui n’ait été programmé. Aussi longtemps que des hommes auront le droit d’inventer, d’exercer leur initiative, d’agir spontanément, ils seront cause, sans le vouloir, sans même en être conscients, que d’autres hommes perdent leur emploi. Nous épuisons des ressources, nous en découvrons de nouvelles - et nous devons déménager les lieux de notre activité et adopter d’autres fabrications. De nouveaux producteurs surviennent - et la division du travail se modifie. Réclamer que chaque personne ait l’assurance de travailler dans sa profession et dans sa localité, à un salaire qui ne soit pas inférieur à celui des autres métiers plus en demande, c’est vouloir pétrifier la vie.

Q. - Tout ce que tu me dis tente de me convaincre que le gouvernement ne devrait pas intervenir dans le jeu du marché pour imposer sa conception de la justice sociale. Mais, au moins au départ, ne devrait-il pas accorder la même chance à tous les participants ? Qu’est-ce qu’une compétition où la poule est opposée au renard ?

R. - Nous sommes tous d’accord que les citoyens d’un pays libre naissent et demeurent égaux devant la loi ; pour moi, c’est la seule égalité qui soit seulement concevable. Mais, au delà, tu revendiques une égalité matérielle des chances. Comment vas-tu la réaliser ?

Comme nous n’avons pas été " clonés " d’un même génotype, il faudra d’abord que tu élimines les différences de notre patrimoine héréditaire, que tu difformes les sveltes puisqu’il y a des bossus, que tu remodèles chirurgicalement les visages pour que les beaux ne jouissent pas d’un avantage indu sur les laids. Ma proposition ne rencontre pas ton enthousiasme ? Pourtant l’apparence physique est toujours imméritée et elle joue un rôle très important dans le destin économique de beaucoup d’entre nous. Le cauchemar ne s’arrête pas là. Il faut encore abolir le hasard qui s’obstine à distribuer des rejetons aux familles névropathes comme à celles qui favoriseront leur épanouissement. Quand on mesure l’importance de l’environnement familial dans leur développement, on ne peut pas parler sérieusement " d’égalité des chances " si on n’a pas soustrait les enfants à l’influence de leurs parents.

Comme tu vois, " l’égalité matérielle des chances " ne peut être réalisée qu’en niant toute notion de dignité humaine et de liberté. Pour un peuple libre, l’égalité des chances veut simplement dire qu’aucun individu ou groupe d’individus ne sera entravé dans ses projets par une loi à laquelle les autres ne seraient pas soumis.

Q. - Tu as raison si tu pousses la notion d’égalité matérielle jusqu’aux caractères issus de l’hérédité et de l’éducation. Je pensais plus à une égalité économique des chances, c’est-à-dire à supprimer, ou au moins limiter, l’héritage.

R. - Cette volonté de s’en prendre à l’héritage me paraît pour le moins ambiguë. Pourquoi cet impôt spécifique sur la mort ? Ses très nombreux partisans le justifient par deux arguments, en apparence fondés sur la justice : l’héritage est un facteur d’inégalité ; en outre, l’héritier n’a pas mérité cette somme puisqu’il n’a pas travaillé pour l’obtenir. Je vois une toute autre cause que la recherche de justice à cet acharnement : l’envie.

C’est un des traits caractéristiques de l’envieux que de s’identifier à la personne qui reçoit et jamais à celle qui donne. Or, ce n’est pas parce que Paul Dubois est le fils de M. Dubois qu’il hérite, mais parce que M. Dubois est propriétaire de son bien, qu’il a donc le Droit d’en user comme il lui plaît : de le garder, de le vendre, de le dilapider, de le donner à qui il veut, aux pauvres ou à sa maîtresse, et donc, pourquoi pas, à son fils. Il n’y a aucune injustice à ce que quelqu’un puisse faire don à quelqu’un d’autre de ce qu’il possède. Malheureusement, le Code Napoléon, incapable de se dégager d’une vision de l’homme héritée des Romains, au contraire du Droit anglo-saxon, ne respecte pas cette liberté. Il crée une obligation de léguer aux enfants, et c’est là que réside la seule injustice. L’enfant, pas plus que n’importe qui d’autre, n’a de droit aux propriétés des parents jusqu’à ce que ceux-ci aient testé en sa faveur. Et si lui n’y a aucun droit, encore moins l’Etat ou la collectivité - à moins encore que ce n’eût été le voeu des défunts de laisser leurs biens à l’Etat. Les envieux ont tort. Les inégalités dues à l’héritage ne différencient pas les humains plus profondément que les caractères physiques, les talents innés et l’éducation reçue. L’égalitarisme fiscal procède donc de l’arbitraire avec un déplaisant petit côté revanchard. Si vaste soit-elle, une fortune léguée n’est volée à personne, elle ne constitue pas une menace pour la société. Elle regarde les héritiers, personne d’autre. Croire le contraire, c’est imaginer un monde où la richesse serait en quantité limitée, chacun ne pourrait augmenter sa part qu’en s’appropriant celle de quelqu’un d’autre. Que le fils Dubois touche son héritage ou qu’il lui soit confisqué par le percepteur ne change rien à mes propres possibilités de succès ou d’échec. Alors d’où vient ce ressentiment qui me ferait vouloir qu’il soit quand même confisqué ?

Je souligne que je situe tous ces arguments dans le cadre d’une société libre. Là seulement les situations matérielles sont contestées en permanence, les fortunes en apparences les mieux assises sont en fait constamment exposées et ne peuvent s’abriter derrière l’Etat. Si un quelconque incompétent reçoit en héritage une entreprise, dans un tel climat de concurrence, il ne la gardera pas longtemps. Il ne pourra pas, comme sous un régime socialiste ou social-démocrate, demander le soutien des pouvoirs publics. Il ne lui servira à rien de réclamer des protections douanières pour masquer sa mauvaise gestion ni exercer un chantage aux licenciements pour obtenir des subventions. La loi ne permettra simplement pas à l’administration de le favoriser, ni lui ni personne. Il lui faudra donc déployer du talent et du savoir-faire pour garder son entreprise - ou alors se résigner à en céder le contrôle à plus apte que lui.

Grandes ou petites, les inégalités de fortune ne sont pas scandaleuses si elles ne sont ni produites ni conservées par la force. L’immoralité de la social-démocratie et du socialisme est qu’ils figent la société en petite castes, emmitouflées dans leur cocon de traitements particuliers et d’avantages " acquis ". Cela tient à la majorité sociologique de ces régimes. Ils sécrètent et sont soutenus par une large classe de fonctionnaires ou de gens qui aspirent à le devenir et qui en ont la mentalité. Ce n’est pas chez ces salariés qu’on hérite de grands biens matériels, et ils cherchent à se donner bonne conscience aux dépens d’autrui en voulant abolir cette prétendue source d’injustices. Mais comme il est inévitable (et hautement souhaitable) que les parents s’efforcent de transmettre à leurs enfants le maximum de ce qu’ils ont reçu ou accumulé pendant leur existence, ces partisans de l’égalitarisme vont eux-mêmes léguer un capital générateur de beaucoup d’inégalités et de privilèges, constitué d’une bonne scolarité, de relations avantageuses dans la Nomenklatura, ou de ces sinécures para-administratives que procure le piston. Il n’est pas certain que la justice s’y reconnaisse ni que la société y trouve son avantage.

Dans cette croyance illusoire que tout le monde connaîtrait la même chance au départ si l’héritage était supprimé, tu nies un aspect important de notre condition humaine. Peu de nos contemporains ont gardé la foi religieuse ou dans une Cause qui les transcende. Tous les autres sont confrontés à cette obscénité que leur vie professionnelle, dans laquelle ils investissent tant de temps et d’efforts, risque de n’être qu’une agitation souvent sans joie, parfois inutile et pas toujours bienfaisante (car nous ne pouvons jamais connaître la conséquence ultime de nos entreprises et nous causons peut-être les plus grands dommages au moment où nous croyons agir pour le mieux). Et si nous réussissons financièrement, est-ce que cela a un sens de se retrouver l’homme le plus riche du cimetière ? Tout ce que je possède devient insignifiant et déplacé à l’heure de ma mort, sauf si je peux le donner à quelqu’un que j’aime, une institution que j’ai choisie, qui conféreront un nouvel usage à ce qui pour moi n’en a plus.

Nous avons besoin de fondateurs de richesses. Mais l’ambition de ces artistes, de ces entrepreneurs, de ces savants, n’est pas seulement matérielle, elle est aussi de lutter contre le temps. A travers mon oeuvre, je peux dépasser la durée biologique de mon corps. La collection, la demeure, l’entreprise, que j’ai aimée, ne peut pas être autoritairement dispersée ou cédée à des étrangers, car si l’objet peut subsister, en revanche serait perdu tout ce que j’ai consenti d’efforts et de passion pour le valoriser. Or la social-démocratie ne nous autorise, pour rétribution de notre travail, qu’un peu plus de consommation personnelle. Petite jouissance et courte vue. Car ce que nous produisons n’a pas pour raison d’exister d’être aussitôt bouffé. Les sociaux-démocrates oublient que les efforts des générations précédentes ont accumulé un capital sur lequel nous vivons. Il nous est permis d’en profiter, mais nos propres efforts doivent avoir pour objectif de l’accroître et de le transmettre. L’impôt qui interdit cette transmission, qui effectivement limite l’horizon de notre action à une seule génération, nous déresponsabilise envers l’avenir. La prospérité économique ne s’est répandue que sur les communautés qui sacrifiaient leur consommation immédiate à la constitution d’héritages. Loin d’accepter que la fiscalité la détruise, nous devons encourager cette mentalité d’épargnants fiers du " quelque chose " qu’ils laisseront après eux (et pourquoi ne le dilapideraient-ils pas s’ils ne peuvent même pas décider à qui le léguer ?). Il est de notre intérêt d’offrir à tous ceux qui peuvent rendre notre vie plus facile une raison supplémentaire de développer à long terme des projets, sachant qu’ils seront repris et poursuivis par quelqu’un de leur choix.

Encore une fois, une société d’hommes libres ne donne que le droit de recevoir un héritage, pas celui de le conserver. Là où la loi n’accorde ni privilèges ni exemptions, ne reconnaît aucun avantage " acquis ", si l’héritier est compétent et avec un peu de chance, il fera fructifier son patrimoine, sinon il le perdra. C’est cela la justice.