LA LIBERTÉ A TROP D'IMAGINATION POUR LES CONSERVATEURS

 

Questions - Finalement, à part quelques prises de position un peu provocatrices dans le domaine des moeurs, tu es un conservateur.

Réponse - Il n’y a aucune honte à affirmer ses convictions politiques, et je ne me cacherais pas d’être conservateur si c’était le cas. Mais je ne le suis pas, et peux être pour la même raison que je n’adhère pas au socialisme. C’est qu’il n’est pas plus légitime d’interdire aux gens de faire des choix non encore éprouvés par l’expérience que de leur imposer des changements au mépris de leurs droits.

Il existe deux façons de nier la réalité. D'abord d’imaginer que nous pouvons la réduire à un projet. La société docile et harmonieuse que nous avons bâtie dans notre petite tête, nous aimerions proclamer : " Je veux qu’elle soit ". C’est en tout cas l’entreprise des socialistes, qui récupèrent des vieux courants millénaristes et messianiques. Ils ne veulent pas admettre que dans la réalité du monde, il y a le hasard, il y a la liberté des comploteurs et des rebelles qui ne partagent pas " le projet ", et il s’y passe bien plus de choses que ne peut contenir la mémoire des ordinateurs. L’autre façon de mépriser la réalité est de croire que le cours du monde pourrait être immobilisé. C’est ce que souhaitent les conservateurs, qui poursuivent en fait la même ambition que les socialistes d’arrêter l’histoire, non pas demain, après une nouvelle et dernière transformation, mais dès aujourd'hui. Soutenir que l’homme est capable de plier la nature et les autres hommes à une prétendue toute-puissance de son désir c’est nier qu’elles puissent avoir une existence propre: c’est accepter la " dictature de l’imaginaire ".

Il est très rassurant de se figurer que nous pourrions tout contrôler de ce qui nous arrive. Or la caractéristique du conservateur est d’avoir toujours peur. Il est un homme de crainte.. L’homme de liberté fait confiance à ses semblables. Il participe à l’inévitable évolution sociale, même sans savoir où elle le mène. Il sait que les gens responsables trouveront nécessairement un nouveau point d’équilibre. Il ne peut pas prévoir où, et cet équilibre sera lui-même provisoire, mais il accepte le non planifié, l’inattendu. Au contraire, les conservateurs, comme les socialistes, haïssent l’imprévu. Ils demandent un pouvoir politique fort pour une évolution de la société " dans l’ordre ".

Ici, le conservateur affiche le mauvais profil de son visage. Évidemment, le gouvernement musclé qu’il réclame n’oeuvrera que pour le Bien. Les Ministres de la Police de tous les régimes disent ça. Moi, je ne serai jamais assuré que le pouvoir de l’Etat restera aux mains d’honnêtes gens, conservateurs ou pas. Et il m’importe donc que ce pouvoir soit strictement limité et équilibré par des contre-pouvoirs efficaces. L’avantage du système libéral est d’être celui où les canailles peuvent causer le moins de dommage. Il ne faut surtout pas l’abandonner en imaginant que seuls des hommes de bien accéderont jamais au gouvernement.

Le conservateur est avide de sécurité. Il lit les fait-divers et il tremble. Mais le cauchemar qui devrait agiter son sommeil n’est pas seulement les méfaits du petit voyou local. La délinquance dans toutes les sociétés et à toutes les époques ne représente qu’une toute petite minorité de la population. Son bilan, si sordide, ne pèse pas lourd en vies humaines et en pillages à côté de la criminalité des États. S’il faut vraiment avoir peur, ne nous trompons pas de danger. Aucun assassin ne peut tuer autant qu’un général, aucun malfrat ne peut voler autant que le fisc. Je plains les malheureux enlevés par la Mafia, mais je n’oublie pas que ce sont des gouvernements représentés aux Nations unies qui séquestrent des millions d’innocents dans des camps. Il manque à ce conservatisme une réflexion sur la nature de l’Etat et sur les institutions qui peuvent nous protéger de sa violence.

Par exemple, il est fréquent dans certains courants d’extrême droite d’entendre critiquer la démocratie, le gouvernement de la plèbe. Je conviens que " la plèbe " n’est pas plus apte à gouverner que " l’élite ". Cependant, encore une fois, le vrai problème n’est pas de savoir qui dirige le pays mais comment limiter le pouvoir de ceux qui dirigent et donc les dommages qu’ils peuvent causer. Au-delà de tous ses défauts, la démocratie permet l’alternance sans heurt des gouvernements et les oblige, dans un débat contradictoire permanent, à informer l’opinion. Qu’on regarde simplement ce qui se passe dans les pays où la procédure démocratique n’existe pas.

En dehors de prévenir la menace latente du pouvoir, les institutions démocratiques jouent un rôle très important et également mal vu par une certaine extrême droite et la gauche marxiste. Grâce à elles, des hommes de morale et d’opinion différentes vivent ensemble. Même plus, il est devenu possible à des individus de provoquer la société, de critiquer publiquement la hiérarchie de l’Etat. C’est un phénomène récent dans l’histoire et il ne concerne qu’à peine un dixième de l’humanité. Il y a quelque chose de miraculeux à ce qu’un peuple, loin de les faire disparaître, protège de ses lois ceux qui contestent son gouvernement. Nous profitons tous de l’expérimentation continuelle de nouveaux modes de vie. L’intolérance n’est que l’autre nom de la sclérose. Je suis affligé autant que la droite et la gauche conservatrices par le comportement de certains individus, mais ils ne m’obligent pas à vivre comme eux ; et si chacun de nous interdisait ce qui le choque à son voisin, nous irions tous vêtus d’uniforme en chantant les mêmes hymnes. Je souscris à la phrase de Voltaire : " Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu'au bout pour que vous puissiez le dire ".

Q. - Mais justement, peut-on tout dire ? est-ce qu’une société démocratique peut laisser s’exprimer des opposants qui, s’ils venaient au pouvoir, aboliraient aussitôt de perversement démocratie ?

R. - Il est évidemment tentant d’appliquer la loi du Talion et de traiter les autres comme ils prétendent eux-mêmes nous traiter. Ceux qui ne sont pas partisans de la liberté pour tous n’auraient pas droit à la liberté pour eux-mêmes. Cette position est parfaitement logique si l’on adopte le point de vue des ennemis de la liberté. Mais c’est du nôtre qu’il faut partir. Ce sont nos lois que nous appliquons et elles s’imposent également à tous les hommes quelles que soient leurs idéologie et leurs opinions. Si quelqu'un est injuste, nous ne le punissons pas en dehors de toute justice. Nous ne torturons pas les bourreaux. Et la règle de tolérance vaut pour les intolérants. Ce serait une étrange société libérale que celle où seuls les libéraux auraient droit à la liberté.

Q. - Alors tu vas paisiblement écouter les harangues léninistes, les apologies du nazisme. Tu autoriserais sans scrupule toutes sortes de haineux et de pervers à exciter les gens les uns contre les autres.

R. - Je ne peux pas répondre catégoriquement à cette question - et qui oserait ? Mais réfléchis seulement à ceci. La démocratie nous fait courir des risques. Elle n’est harmonieuse que vue à travers le cristallin myope du philosophe. Le hasard qui nous attribue un voisin de palier, de bureau ou de camping, ne nous oblige pas à l'aimer. En réalité, une société unanime, sans passions, sans fierté personnelle, est un vieux rêve totalitaire. On y appelle cohésion le moutonnement et l'indifférence du troupeau.

Il faut d'abord préciser ceci. Cette liberté d'expression dont nous parlons n'est jamais limitée que par la puissance publique. C'est un droit politique, c'est-à-dire un droit contre l'Etat. Il y a donc atteinte à la liberté d'expression si un ministre contrôle, par exemple, tous les journaux et m'empêche d'y publier. Ou s'il subventionne tous les journaux sauf le mien ... ou s'il le fait sous condition. Ou si les gendarmes interrompent mon meeting. Ou si une quelconque loi m'interdit de créer un réseau de stations de radio ou une chaîne de télévision. Cela est bien différent si, dans une société où les journaux sont indépendants, le rédacteur en chef refuse mon article : J'irai le porter à ses concurrents. Et si eux aussi, de quelque bord qu'ils soient, le rejettent, sans doute cet article ne passionnera pas grand monde, alors de quelle autorité le faire imprimer ? Car ce qui m'est garanti, c'est la liberté d'être lu par ceux qui le désirent, non le pouvoir d'imposer mes oeuvres à ceux qu'elles n'intéressent pas.

Dans une société pluraliste et curieuse, toutes les idées peuvent chercher leur public, et ce public ne les craint pas. Il se trouvera donc toujours des entrepreneurs, mercantiles ou passionnés, ou les deux, pour les faire circuler. La presse, les revues, la vidéo, le cinéma, les radios, les télévisions, d'autres moyens qu'il découvriront, leur seront bons. Mais dans les pays conservateurs, où les médias sont contrôlés par des fonctionnaires au nom de la protection des idéaux du Parti, de la santé morale du peuple, ou, comme en France, de la liberté elle-même, ce qui est une tartufferie, les chances ne sont pas épaisses d'entendre et de voir des marginaux, des séditieux, des prophètes, des puritains, des avant-gardistes, des pornographes, des fumeurs d'opium, les conservateurs de l'autre bord ou les apôtres de l'autre foi.

L'expression sans censure de toutes les convictions est un Droit fondamental. Et comme toutes les libertés, elle fait courir un risque à la société. Nous en sommes conscients et les conservateurs ont le droit d'en avoir peur. En effet, on ne peut pas affirmer avec certains intellectuels aux idées larges que les publications pornographiques, révolutionnaires, racistes, anti-sociales... n'ont aucune prise, sur les consciences et restent inoffensives. Car il faudrait en déduire que les " bons " livres n'ont aucune influence non plus (et les écrivains - y compris ces intellectuels aux idées larges - n'auraient plus qu'à cesser un exercice vain qui ne convaincrait qu'eux mêmes). Au contraire, le discours qui dit ce qui est bien ou mal revêt la plus grande importance, à tel point que tous les hommes de pouvoir en cherchent le contrôle. Revendiquer contre eux cette liberté, c'est défendre notre fidélité au plus intime de nous-mêmes. Ma parole à la fois produit ma pensée et m'en permet l'échange, c'est-à-dire que m'interdire de parler, c'est simplement m'exclure de la communauté.

Alors tu perçois bien que d'être réduit au silence n'est pas du tout la même chose que d'être critiqué. Se voir refuser le droit de connaître les idées d'autrui est totalement différent de s'en voir montrer les erreurs. Bien sur, si je suis profondément attaché à mes opinions, une contestation acerbe va me blesser. Mais alors que le silence autour de moi, le refus du dialogue, me nient en tant que personne, la discussion de mes convictions, même la plus acharnée, reconnaît quand même en moi un être rationnel. Pour prendre cette peine de réfuter mes conclusions, il faut bien penser que je les ai atteintes par la réflexion et l'expérience, et donc que je suis capable, confronté à la pertinence de certains arguments, de réviser ma position, d'en changer, en d'autres termes, que je suis doué de raison. Et c'est parce qu'ils croient qu'en chaque être humain il y a une part de raison, que les gouvernements d'une société libérale doivent s'interdire d'étouffer aucune parole. Ils ne peuvent pas estimer que leur intelligence est d'une nature supérieure à celle des autres citoyens, ils doivent donc refuser la censure qui marquerait de leur part un double mépris envers les hommes, les uns inaptes à exprimer des opinions valables, les autres trop peu sensés pour les critiquer.

Mais le gouvernement conservateur qui n'accorde pas aux hommes un minimum de raison ne fait pas que les hommes eux-mêmes ne s'estiment pas raisonnables. Ils n'apprécient guère qu'on juge à leur place. Et si, malgré la censure, ils découvrent certaines idées, ils auront tendance à croire que ces idées étaient particulièrement intéressantes, puisque ceux qui les ont écoutées les ont censurées. Souvent on attire le regard sur ce qu'on veut

cacher.

Et en tous cas on ne parvient jamais à le faire disparaître.

Car les ciseaux du censeur ne retranchent pas de l'organisme social les idées pernicieuses comme le ferait un scalpel d'une tumeur. Voilées, chuchotées, inavouées même, les " mauvaises " pensées sont toujours là, prêtes à déborder à la première inattention. Ainsi le conflit et la division sont les manières d'être de la démocratie, régime à haut risque, dérangeant pour les conservateurs. Notre courage est de croire la démocratie d'autant plus saine qu'elle

charrie sans angoisse les fantasmes politiques les plus liberticides. Encore une fois, il ne s'agit pas d'accepter cette cohabitation d'idées au nom du fumeux principe que toutes les opinions se valent et qu'il n'existe aucune raison objective pour censurer celle-ci et pas celle-là (principe insoutenable puisque l'opinion qu'il ne faut pas censurer vaudrait celle qu'il le faut). Mais je pense que la liberté, la dignité des hommes doivent sortir renforcées des assauts qu'on leur porte. Parfois ceux qui prêchent contre la liberté ne font l'absurdité de leur argumentation. L'attaque marque contre son camp. Mais le

plus souvent ils posent de vrais problèmes, et si la liberté là encore peut s'en trouver confortée, c'est en obligeant ses partisans à plus de rigueur, plus d'invention, plus de foi dans l'expression de leur soutien. D'où l'importance de l'éducation. Non pas celle du conservatisme avec ses réponses toutes faites sur le mode du " c'est comme ça ", mais une éducation des valeurs démocratiques, de la liberté et du respect, s'enrichissant du débat toujours renouvelé d'une société ouverte.

Société ouverte redoutée des conservateurs. Car leur angoisse devant le futur se double souvent d'une peur de ce qui est lointain, étranger. Les cauchemars des maires communistes grouillent d'Arabes et de Noirs. Dans d'autres milieux, on craint encore les Juifs. M. Jack Lang, lui, n'aime pas les Américains. La même hantise distingue le conservatisme, à droite autant qu'à gauche : celle de l'infection, de la contamination. La maladie est la même, mais elle n'attaque pas au même endroit. Le Ministre souffrait pour les chansons, les feuilletons télé bien de chez nous, le vocabulaire académique, la provincialisation de l'intelligentsia parisienne. Ailleurs, on se plaint des quartiers entiers de nos villes où l'on ne parle plus que le métèque. L'étranger toujours volerait notre pain. Nous ne pourrions pas résister à sa concurrence déloyale, il forcerait au chômage autant nos ouvriers que nos artistes. Comme si la langue, la vocation créatrice, la culture française (ou celles de n'importe quel peuple), étaient quelques reliques enchâssées à préserver de la souillure. Comme si l'Autre était toujours une menace dont nous n'aurions rien à apprendre, tellement plus fort que nous que, sans une chance, à son contact, nous nous détruirions. Je porte un grand respect à ceux qui aiment leur pays et mon attachement pour le mien est passionnel. Mais nos traditions et notre culture ne sont pas filles du néant. Elles sont issues d'un brassage de peuples plus anciens que les nôtres et elles dépériraient si d'autres brassages ne les fécondaient pas.

Les conservateurs voudraient recouvrir nos esprits d'une cloche, comme des melons. Cependant, ils perçoivent différemment les dangers qui nous guettent. A droite, les bastions de la race blanche, de la civilisation occidentale, des valeurs chrétiennes, paraissent les plus menacés. De l'autre côté, on sait bien que le mal est plus profond. L'impérialisme dénoncé du Coca-Cola n'est qu'un slogan accrocheur. Ils sentent bien, les maîtres de la gauche, au fond d'eux-mêmes, que la société est trop complexe, trop agitée, qu'elle a des raisons que la raison (socialiste ou autre) ne connaît pas. Pourtant ils s'accrochent désespérément à cette chimère de vouloir la contrôler, l'organiser, la censurer, la régenter - rêve de pouvoir de l'esprit faible, toujours déçu et toujours poursuivi, qui recrute même sans cesse de nouveaux adeptes, car il est tout simplement la peur des " autres ", de tous les hommes, de leur spontanéité, de leur fécondité, de leurs entreprises, du mouvement de houle qui nous pousse je ne sais où, de la vie.

Mais je vais maintenant te donner raison. Un petit peu. Car il est vrai que dans la pratique d'une vie en société, on ne peut pas " tout " dire. Sans doute il faut proscrire l'incitation très directe et précise à la violence. Ne pas placer les enfants devant certaines scènes qu'ils n'ont pas la maturité pour recevoir. On ne peut pas non plus laisser calomnier ni exposer la vie privée des gens. Enfin, il y a tous ceux dont l'engagement personnel limite la liberté d'expression, soit qu'il leur soit interdit de dévoiler certaines informations confiées sous le sceau du secret, comme en reçoivent les militaires, les avocats, les prêtres confesseurs, les médecins... soit au contraire qu'ils n'aient pas le droit de taire ce qu'ils savent, ce qui est le cas des hommes politiques qui ont des comptes à nous rendre, des journalistes, de nous tous enfin, lorsque, de notre témoignage, dépend la vérité.

Q. - Ainsi le conservatisme serait un manque de confiance en soi ?

R. - Quelqu'un a dit : " C'est avoir peur pour ce qui existe ", ce qui caractérise certains à droite. Certes, tout n'est pas parfait aujourd'hui, concèdent-ils, mais nous savons de tradition qu'en aucun cas ça ne pourra aller mieux demain. Ne changeons rien. Les socialistes, eux, ont peur de ce qui existe, d'un monde qu'ils ne maîtrisent pas. Aujourd'hui est invivable, forcément demain sera pire. Sauf, affirment-ils, si nous pouvons appliquer notre science sûre et, en administrant cette jungle, la rendre édénique. Dans un camp comme dans l'autre, on se craint : surtout ne faisons pas confiance à nous-mêmes mais à nos livres, suivons l'expérience de nos aïeux ou bien l'enseignement de la doctrine, remettons-nous-en aux experts, aux grands commis planificateurs. Mais si ces gens-là " savent ", cela veut dire que ceux qui ne partagent pas leurs conclusions ne sont pas seulement d'une opinion différente. Ils sont dans l'erreur. L'erreur doit être combattue. Elle ne laisse aucun droit à ceux qui la soutiennent. Les " valeurs de nos pères " ou les idéaux de " justice sociale " étant proclamés vérités, ils ne restent pas applicables aux seuls conservateurs ou socialistes. Ils deviennent la règle imposable à tous.

Moi, je sais que je ne serai jamais certain de tout. Je doute fort que la politique puisse réaliser le Bien absolu. Cherchant mon chemin à tâtons, comment irais-je tracer le leur à mes concitoyens ? Loin d'édicter des projets de société et de fixer des objectifs à son peuple, le bon, gouvernement confesse son ignorance et ainsi fonde la liberté. Les hommes sont libres parce qu'aucun d'eux n'est titulaire de toute la vérité. Personne ne saurait donc user du pouvoir de l'Etat pour imposer ce qui n'est après tout que sa propre opinion.

Q. - Ceux que tu appelles des conservateurs sont simplement des réactionnaires.

R. - Quelle différence ? Mais le mot est si généralement utilisé d'un ton péjoratif que je préfère l'éviter.

Ces questions de vocabulaire mériteraient d'ailleurs d'être étudiées. Un des phénomènes les plus spectaculaires de la vie politique actuelle réside dans cette perversion du sens des mots. Aux Etats-Unis, un " libéral " est n'importe quoi sauf un défenseur de la liberté et ailleurs on le qualifierait de socialiste (mou). En France, les politiciens de gauche gouvernent de façon si semblable à ceux qui se déclarent libéraux que pour les distinguer, on attend qu'ils s'injurient. Quant aux Conservateurs de Grande-Bretagne, ils ont peu à voir avec les conservateurs que je viens de décrire. Mme Thatcher, depuis 1979, a provoqué et accepté des transformations profondes de la société britannique.

Pour ne pas refuser le paradoxe, où nichent les plus rassis des conservateurs si ce n'est dans les pays socialistes ? Celui qui cherche une vie sécurisée et douillette ne la trouvera pas dans l'Amérique de la " révolution conservatrice " reaganienne mais à l'est du rideau de fer : des frontières bien défendues, une police efficace, une idéologie marxiste-léniniste aussi conformiste que la plus obscurantiste des religions, des étudiants et des artistes qui se gardent de vous choquer, un emploi et une retraite garantis ; et celui qui devient patron n'a pas à craindre de voir exposée sa médiocrité, il peut compter sur les syndicats pour lui assurer une main-d'oeuvre docile (quoique négligente), et il trouvera même des domestiques pour faire le ménage dans sa datcha.

L'URSS serait une sorte de paradis pour rentiers balzaciens - si tous ces privilèges n'impliquaient pas de consacrer sa vie à promouvoir le mensonge.

Je peux bien comprendre que les conservateurs (socialistes comme ceux de droite) détestent la liberté.

Soyons francs, elle nous fait à tous un peu peur. En politique comme en économie, c'est un système implacable qui ne respecte aucune position sociale établie. De campagne électorale en mutation économique, il ne cesse jamais de décrasser, de régénérer. Alors la tentation est bien naturelle de demander à l'Etat de nous abriter. Les capitalistes et les syndicalistes, main dans la main, de réclamer des monopoles, plus de protectionnisme, les agriculteurs des prix garantis, les commerçants une concurrence " organisée ", les fonctionnaires un emploi irresponsable à vie... Pourquoi, lorsqu'on croit être arrivé, devoir se remettre en jeu ? Mais l'obligation, la plus sacrée d’un responsable politique est de frustrer ces demandes. Contre les conservateurs, il doit refuser de traiter en ennemis ceux qui imaginent et ceux qui inventent. Renonçant à tout maîtriser, il doit réserver le domaine le plus vaste possible à la spontanéité.

L'homme politique qui recueillera mon suffrage n'aura pas besoin comme les conservateurs d'avoir la preuve d'abord. Il n'aura cure des planifications frileuses. Son humilité sera de croire que ce n'est pas lui le gouvernant mais nous, le peuple, qui décidons directement du futur. Je lui demande seulement de laisser grandes ouvertes les portes de la réussite et de faire confiance à notre liberté.

RÉSUMÉ DE LA PREMIÈRE PARTIE

Le fondement du Droit est l'appropriation naturelle des choses produites qui résulte de la propriété de soi. On ne peut définir de Droits de l'Homme qu'en termes de propriété naturelle. Une agression ne se conçoit que si elle porte atteinte à cette propriété.

Le libéralisme tient les hommes pour capables de raison, et juge suffisant pour cela de les rendre responsables de leurs actes. Le libéral ne tolère pas l'erreur, mais s'interdit de violer les droits de ses adversaires, de les mépriser personnellement et d'imposer ses propres choix pour les affaires qui les concernent seuls.

La démocratie n'a de sens que si les citoyens, appelés à décider des affaires publiques, sont jugés capables de gérer leurs affaires privées. Sont donc contraires aux principes démocratiques la social-démocratie, qui trouve les hommes indignes de s'occuper de leur vie, mais dignes de se mêler de la vie des autres, et le socialisme, qui veut supprimer la libre disposition de ses biens par chacun.

La démocratie a pour but de permettre aux citoyens de contrôler le pouvoir d'État. On ne peut pas s'en servir pour justifier l'exploitation des politiquement faibles par les politiquement forts, qu'ils soient la majorité ou une minorité bien placée.

Il n’est pas possible de gagner de l’argent sur un marché libre sans rendre des services à quelqu’un. Le mensonge marxiste, qui voit de l’exploitation dans le libre échange, ne fait que rationaliser le ressentiment et la haine envieuse.