L'ESPRIT FORT ET LA JUNGLE

 

Question - La liberté de parole ou d'expression, la liberté de la presse, la liberté de voter, la liberté de me déplacer, celle d'aller prier le dimanche plutôt que le vendredi ou le samedi, ou de ne croire à rien du tout, me sont nécessaires. Qu'une seule me manque et je ne suis plus libre. Il en va bien autrement des libertés que revendiquent les marchands et les spéculateurs. Elles ne reflètent que l'impatience des puissants de pouvoir pressurer les faibles. En outre, elles aboutissent au gâchis de nos ressources limitées. L'Etat ne doit pas toucher aux activités de l'esprit, mais il doit rationaliser la jungle économique.

Réponse - Le monde réel, je regrette pour toi, ne se divise pas comme un magasin en rayons biens distincts, ici les libertés économiques, là celles de l'esprit. Pour publier, par exemple, pour tourner des films ou lancer un journal, il faut des capitaux. Qui va les apporter ? C'est Trotski qui remarquait, et il parlait d'expérience, que là où il n'existe pas une multiplicité d'employeurs et de financiers en dehors de l'Etat, l'opposition est condamnée à l'asphyxie. Le vieil adage " qui ne travaille pas ne mange pas " est remplacé par un nouveau : " qui n'obéit pas ne mange pas ".

Lorsque nous laissons les hommes libres organiser leur vie comme ils l'entendent, certains vont adopter une conduite où nous ne nous reconnaissons pas. Pour l'enseignement d'un Bouddha ou d'un Jésus, combien de sectes malodorantes, pour un article de journal qui t'a rendu le monde plus familier et plus intelligibles, combien de bavardages niais ou de confusions pernicieuses. Ce gâchis-là existe, pire que celui que tu prétends voir dans la publicité, la concurrence et la " surconsommation ". Vas-tu l'interdire ? Tu sais bien que c'est le prix que nous payons pour expérimenter des approches inédites, dans le domaine de l'esprit comme dans celui de la production à support matériel. Le climat de compétition que notre société entretient entre ses membres n'a pas pour but la sélection des meilleurs entrepreneurs, des meilleurs hommes politiques, étudiants, scientifiques, artistes... Ce serait une dangereuse application d'un darwinisme vulgaire. La concurrence est une invitation à chercher sans relâche des nouvelles façons de faire, de nouveaux comportements. Elle est un processus de découverte et elle n'est insupportable qu'à ceux qui prétendent tout savoir d'avance.

Q. - L'univers de l'économie ne t'apparaît-il pas aussi chaotique qu'à moi ? Les uns travaillent jusqu'au stress et les autres chôment, certains jouent à l'ordinateur dans leur cuisine et d'autres puisent de l'eau comme au Moyen age. C'est l'évidence que nous devons rationaliser ces activités, établir des priorités et définir des axes de développement pour les atteindre.

R. - Quelles priorités ? Ta liste, ma liste, celle des Sénégalais ou des Mandchous 7 Il te faudra beaucoup de persuasion (et peut-être même un peu de contrainte, n'est-ce pas ?) pour faire passer tes priorités les plus urgentes avant les plus urgentes des autres. Car tout le monde est d'accord sur des aspirations vagues - le développement, la prospérité générale - mais elles ne constituent pas la trame d'une politique. A parler précisément, les hommes n'ont pas d'objectifs communs. Mais, ce qui est bien mieux, ils ont des objectifs complémentaires.

Le marché fonctionne sans réclamer notre adhésion à un projet unique pour la société. Donc il permet à des hommes aux valeurs différentes de coexister pacifiquement et, non seulement de coexister parce qu'ils s'ignoreraient, mais plutôt de s'entraider, d'élargir mutuellement leurs compétences et leurs ressources, chacun au moment où il donne satisfaction à l'autre, trouvant ce que –lui même recherche.

Et contrairement à ce que tu sembles croire, cette " jungle " a un ordre. Elle est fortement structurée. Elle n'est pas abandonnée au hasard, même si les producteurs et les consommateurs innombrables qui l'habitent agissent indépendamment les uns des autres. Comme de tout organisme vivant, nous ne saisissons pas sa finalité et nous ne pouvons pas prévoir toutes ses réactions, mais, nous savons qu'elles s'ordonnent selon certaines nécessités. Le système obéit à des lois. Les économistes les formulent. Par exemple : le revenu global à la disposition des ménages est toujours égal à la valeur marchande de la production, puisque les revenus ne peuvent provenir que de la vente de la production. Ou bien : si la concurrence n'est pas faussée, les prix tendent à baisser jusqu'au minimum que quelqu'un peut proposer. Et d'autres encore. Il n'y a donc, dans le marché, rien d'aveugle, rien d'absurde, rien de chaotique. A l'intérieur d'un tel système, l'homme est aussi libre que devant les lois de la pesanteur ou de la thermodynamique, c'est-à-dire qu'il est libre de les utiliser, mais pas de les modifier (même s'il en nourrit le plus souvent la dangereuse illusion).

Et si le système, dans son ensemble, est façonné par des lois, les individus qui le composent s'astreignent aussi à des règles écrites ou usuelles, qui ont nom honnêteté, respect de la parole donnée et des contrats, reconnaissance de la propriété... En déclarant que tu ne vois qu'incohérence dans la vie économique, tu exprimes seulement ton impuissance à en saisir le sens. Car même si chacun pour sa part se conforme scrupuleusement à ces règles, l'état du monde économique tel que tu l'observeras un mois, un an ou dix ans après, n'aura pas été prévu exactement ni voulu par personne. Et il faut qu'il en soit ainsi. De n'être pas prévisible, le marché autorise tous nos espoirs ; par là, il nous appelle hors de notre petite cellule vers les communautés plus larges. Nous ne trouverions pas d'intérêt à nous engager si nous connaissions à l'avance la sanction de. nos efforts. Et de n'être pas piloté par une volonté, le marché ne nous asservit pas à celui ou ceux qui auraient forgé notre avenir en dehors de nous.

Tel est le principe du marché. Il lui faut pour exister la multiplicité des besoins, cette multiplicité que le dirigiste veut réduire à sa conception de " l'intérêt général ". Le marché, pour les, unir, recherche des hommes différents, et je dirai même que plus ils sont différents, mieux il les unit, car si nos compétences et nos productions sont jumelles, nous n'aurons rien à échanger, alors que si elles diffèrent en tout, nous serons en tout dépendants l'un de l'autre.

Q. - Alors tout est commercial, tout s'achète et se vend ?

R. - Sûrement pas. L'Allemagne de l'Est vend ses sujets à l'Allemagne de l'Ouest, mais nous savons que la liberté n'a pas de prix. Elle est inaliénable, comme l'amitié et l'amour (qui ne se mesurent pas en argent sans offenser la morale), comme tout ce qui est inséparable de l'exercice du libre-arbitre par l'homme. L'esclavage, la spoliation légale, l'escroquerie, la fraude, sont injustes et sont donc contraires aux règles du marché.

Ainsi qu'une grande partie de la vie économique quoiqu'on dise. Car il existe trois façons de faire circuler

les biens : le don, "échange et la contrainte. L'échange est l'ordre du marché. Le don, au Moyen age et jusqu'au XIXe siècle, occupait une place importante dans l'activité des hommes, mais les oeuvres de charité s'éteignent dans la socialité plus pauvre d'aujourd'hui. Elles sont évincées par la contrainte. C'est sous la contrainte (très accessoirement celle du braqueur et du proxénète, presque entièrement celle du percepteur) que s'effectue la moitié du mouvement des biens dans un pays comme la France. La moitié de chaque heure que nous passons au travail, nous la consacrons à payer l'impôt, les cotisations sociales et la dette publique ; la moitié du produit de notre effort ne nous est pas acquise de plein droit, mais partiellement octroyée - sous condition. Demander une économie libre, c'est seulement vouloir limiter la contrainte pour faire place à l'échange et au don.

Q. - Mais cet échange n'est souvent qu'une coercition déguisée. Certains sont forcés de vendre à vil prix, d'autres obligés d'acheter bien au-dessus de la valeur.

R. - Il y a deux cents ans, Adam Smith écrivait que si un acheteur et un vendeur se rencontrent sans contrainte, une transaction n'aura lieu entre eux qui si tous deux y trouvent avantage (en effet, on ne voit pas pour quelle autre raison ils traiteraient). Ce qui ne veut pas dire le même avantage. Peut-être que le vendeur est pressé par le fisc ou quelque autre créancier. Il n'a pas le temps

d'attendre un cours plus favorable. Mais s'il signe cette transaction, c'est bien parce qu'aujourd'hui, il est plus avantageux pour lui de recevoir le produit de la cession et dédommager ses créanciers que de garder sa propriété. Ce n'est pas l'acheteur qui l'oblige, ce sont des circonstances où l'acheteur n'entre pour rien. On peut donc dire

qu'entre eux la transaction est libre. Nul n'a forcé l'autre et chacun a obtenu ce qu'il voulait, l'un éviter une saisie ou des désagréments du même ordre, l'autre acquérir favorablement une propriété.

Et, dans le monde réel, c'est bien ainsi que les accords se concluent. Ils ne sont pas négociés dans l'éther par des volontés abstraites, mais par des hommes enserrés dans un contexte. Ce contexte lui-même peut faire l'objet d'un jugement, il peut résulter d'actes que nous combattons, mais, si l'on considère une transaction particulière, il suffit à la justice que chaque partie soit libre vis-à-vis de l'autre, quelles que soient les raisons qui les ont par ailleurs poussées à traiter ensemble.

On peut évidemment envisager un autre scénario que notre vendeur aux abois ait obtenu de ses créanciers un délai de paiement, ou bien le prêt d'un ami, ou encore un don, par exemple une avance sur l'héritage d'un parent. Ces prêts et ces dons sont aussi des actes économiques, souvent plus affectifs, plus chaleureux, que l'échange, et ils seraient plus nombreux si le pouvoir, par sa fiscalité, ne les décourageait pas.

Q. - Quand un pays affamé est obligé de brader sa production aux sociétés multinationales, tu n'éprouves aucun sentiment d'indignation ?

R. - Voilà bien un mythe. Les termes de nos échanges avec les pays du Tiers-Monde, rapportés aux facteurs de production, sont en amélioration constante. S'il arrive que les cours baissent, c'est parce que leur productivité s'améliore. Mais même si nous trouvions sur le marché la production de ces pays à des prix de braderie, je n'en serais pas plus choqué qu'en voyant mes amis au grand coeur chercher la bonne affaire à la liquidation d'un fonds de commerce, sans une pensée émue pour le propriétaire banqueroutier. Et c'est sans doute bien ainsi : il a besoin qu'on achète son stock. Nous pouvons certes regretter que le mauvais sort ou son incompétence l'ait mené à la faillite, mais c'est sa responsabilité ; les acheteurs n'y sont pour rien et, en profitant eux-mêmes des circonstances, comme le vigneron d'une vendange exceptionnelle ou le chercheur d'or de la découverte d'un filon, ils rendent -à ce commerçant le service qu'il attend.

Les multinationales ne contraignent aucun pays à vendre sa production et aucune n'en fixe seule le cours. Tous les produits s'apprécient suivant l'offre et la demande. Dans tous les cas où une autorité politique n'intervient pas, nul participant au marché ne peut maintenir durablement les cours à un niveau qui serait jugé irréaliste par les autres parties. Et même si cette autorité intervient, à long terme il lui en coûtera. L'histoire, en effet, nous enseigne que ceux qui se sont prétendus " plus forts que le marché " en ont fait tôt ou tard une cuisante expérience. Car les 'prix ne sont rien d'autre que de l'information. Et que crois-tu qu'il arrive à celui qui refuse de s'informer ?

Il est déraisonnable de brouiller les signaux qu'envoie le marché : c'est courir un risque aveugle. La manipulation des prix est un acte de la pensée magique. Le gouvernement qui les fixe arbitrairement est comme celui qui censure un journal, il ne fait pas que l'événement qui lui déplaît devienne favorable. En revanche, il prive lui et son peuple des données qui permettraient de réagir à la situation nouvelle qu'essaie d'exprimer la variation de prix. En cachant la réalité, il interdit de s'y adapter.

Car il n'y a pas pour un produit de valeur dans l'absolu. Elle est un jugement personnel qui dépend d'une situation plus ou moins favorable dans le temps et dans l'espace. Une marchandise au mauvais moment et au mauvais endroit (ou au bon moment mais au mauvais endroit ou au bon endroit mais au mauvais moment), surtout s'il s'agit de denrées périssables, n'aura que peu d'utilité et donc peu de prix aux yeux du consommateur. D'où l'importance des entreprises de négoce, rapprochant les produits de leurs débouchés, leur en faisant découvrir de nouveaux. Il est significatif que cette fonction commerciale, plus que toute autre dans notre société, utilise les techniques de communication les plus avancées. Nous voulons que l'information atteigne vite et fiablement ceux qu'elle concerne. D'autres aussi, les journalistes, les chercheurs, ont pour mission de collecter de l'information et de la disséminer. Beaucoup - j'en suis -seraient prêts à en découdre pour qu'aucune censure n'entrave cette libre circulation du savoir. Mais il faut dire que rien ne se passe différemment dans le domaine économique, que chaque intervention de l'Etat diminue la qualité de l'information, et la censure, autant qu'ailleurs, y produit ses dommages.

Lorsque les dirigistes fixent le cours d'un produit ou subventionnent une entreprise, ils nous trompent. Mais de proche en proche, chacun de nous va ajuster son comportement à ce mensonge. Cependant la manoeuvre de nous interdire un produit, ou de nous le faire payer trop cher, ou de nous le fournir en dessous de son coût, va causer une autre aberration quelque part dans le circuit et inspirer à ces dirigistes une nouvelle intervention, et ainsi de suite. C'est-à-dire qu'à chaque fois, nous vivons un peu plus retranchés de la réalité. Le gouvernement peut soutenir les prix agricoles. Mais ces meilleurs prix fixent à la ferme des jeunes agriculteurs et il faut une nouvelle intervention par des aides diverses pour qu'ils puissent s'établir et se moderniser. Mais comme certains s'établissent et peu abandonnent, le prix des terres agricoles monte et il faut une nouvelle intervention pour l'encadrer. Mais le prix élevé des terres, pour être amorti, exige un rendement élevé et il faut une nouvelle intervention pour contrôler l'usage polluant des engrais... A tel point que nous ne savons plus ce que vaut réellement notre agriculture, ce qu'elle est capable de produire et à quoi ressemblerait le paysage de notre pays, la qualité de son environnement, si les raretés et les surplus artificiels étaient supprimés, c'est-à-dire sans les artifices de la politique gouvernementale.

On peut préférer ses fantasmes à la réalité, mais elle nous rattrape toujours. Dans une économie totalement contrôlée, l'écart entre le monde vrai et celui imaginé par les planificateurs est si vigoureusement nié qu'il faut attendre pour le découvrir les queues humiliantes devant les magasins, et les émeutes de la faim - comme en terres socialistes - Le marché a la dureté de ne pas laisser vivre longtemps nos affabulations. Et ses clignotants, constamment, avant que l'erreur ne devienne trop coûteuse, nous rappellent au monde réel. Nos gouvernements, pour avoir méconnu ces signaux, ont sacrifié les sidérurgistes lorrains, les ouvriers du Creusot, entre d'innombrables autres exemples. Demain, dans l'agriculture, les transports...

Q. - Cependant il faut bien que le gouvernement subventionne certaines entreprises. Dans les transports, puisque tu en parles, la SNCF devrait cesser presque toutes ses liaisons si elle devait vendre ses billets au coût réel.

R. - Qu'en sais-tu justement ? Quand le gouvernement intervient, nous ne pouvons absolument pas savoir ce qui se passerait s'il n'intervenait pas. En économie, contrairement aux sciences physiques, tu ne peux pas prendre deux champs d'expérience identiques, agir sur l'un et conserver l'autre comme témoin avec lequel comparer le résultat de ton action. Peut-être bien que si elle n'avait aucune possibilité de subvention, les économies que la SNCF réaliserait seraient telles qu'elle pourrait faire fonctionner beaucoup de lignes ; mais elle n'a pas aujourd'hui à imaginer l'effort de ces économies. Peut être aussi que l'heure du rail est passée, comme celle du coche d'eau. Encore une fois, toi et moi n'en savons rien, et aucun expert n'en sait plus que nous. L'intervention des hommes de l'Etat cache à tout le monde, à commencer par eux-mêmes, la vérité. Elle empêche l'émergence de nouvelles formules pour le transport des personnes et des marchandises. C'est la censure de l'information que nous devons condamner chaque fois que les interventionnistes manipulent et contrôlent les prix.

Tu comprends maintenant l'impossibilité d'une gestion économique social-démocrate. Ses prosélytes voudraient marier, comme une carpe au lapin, l'efficacité d'une production régie par le marché et la " juste " distribution des biens. Mais l'économie est un tout. Tu ne peux pas greffer un système de distribution que tu imagines plus juste sur le mécanisme de production du marché. Car le marché pour être efficace a précisément besoin de ces informations que les socialistes veulent nier : baisse des revenus, faillite d'entreprises... Sur le marché, les hommes ne peuvent pas trouver la solution s'ils ne sont pas confrontés au problème. Il y a une ironie certaine à écouter le verbe social-démocrate, prêcheur de modernité, et à comparer avec la politique suivie, toute empreinte de conservatisme rhumatisant : aides et subventions pour consolider les avantages acquis, protection de l'union sacrée du patronat et des syndicats contre la concurrence (et cette concurrence que les syndicalistes veulent si fort éliminer est souvent celle qui permettrait aux plus pauvres de progresser : chômeurs écartés d'un emploi par le salaire minimum, producteurs du Tiers Monde interdits de vendre chez nous)... Ce qui ne serait qu'un discours hypocrite recèle sournoisement un danger véritable puisque, nous l'avons vu, le gouvernement étant intervenu une première fois en déséquilibrant le système, doit intervenir à nouveau pour corriger sa première intervention, et ainsi de suite, sans que le processus puisse s'arrêter. Car chaque fois qu'un groupe social bénéficie d'une telle intervention, le groupe voisin qui n'a rien reçu, qui est donc pénalisé, et qui peut désigner le responsable de la détérioration de sa situation relative - le gouvernement va réclamer au nom de la justice (" sociale " une nouvelle intervention en sa faveur, ce qui nous rend tous complices du contrôle grandissant qu'exerce l'administration sur nos vies.

Que les prix soient de l'information et de quoi ils nous informent, nous pouvons le voir à partir de très nombreux cas. Le cuivre, par exemple. Ce métal est présent dans beaucoup d'appareils, des locomotives aux montres, des fusées aux transistors. Il est donc un baromètre de la conjoncture économique. Supposons que celle-ci soit déprimée. La consommation est faible, les stocks élevés, certaines mines ont fermé, d'autres tournent au ralenti. Puis voici qu'on remarque des achats importants sur les bourses où se traite le cuivre, à Londres et à New York, ainsi qu'auprès des grandes maisons de négoce. On ignore les motifs de l'acheteur (une entreprise a-t-elle découvert une application nouvelle pour le métal, un gouvernement reconstituera-t-il son stock stratégique ?) et il n'est pas nécessaire qu'il s'explique. Le marché réduit toujours à un minimum l'information utile à son fonctionnement. Pas de demandes d'autorisation ni de justificatifs à remplir. Le§ fournisseurs n'ont pas besoin de connaître, encore moins de partager, les projets de l'utilisateur. C'est pourquoi des hommes peuvent s'entraider alors qu'ils poursuivent des objectifs et des ambitions très différents.

Bien sûr, dans la pratique, un industriel ne fournira pas aveuglément son client. Il cherchera à connaître l'usage qui est fait de son produit. Ainsi il pourra mieux l'adapter et découvrir des débouchés nouveaux. Maintenant s'il apparaissait que cet usage était contraire à ses valeurs, il appartiendrait à cet industriel de renoncer à vendre, tout en sachant qu'en se retirant il ne ferait que laisser la place à ceux de ses concurrents qui ont une autre morale. Nous sommes tous confrontés au cours de notre vie à de telles situations : un conflit entre un avantage matériel et les autres valeurs que nous poursuivons. Aucun système politique ne nous déchargera de notre responsabilité à cet égard.

A présent, nous constatons que les prix du cuivre montent et les stocks diminuent. La tendance semble s'être retournée et la reprise de la consommation, durable. Les producteurs qui ont les coûts les plus bas travaillent à pleine capacité. D'autres mines vont donc ouvrir, car la hausse des prix n'informe pas seulement d'une demande nouvelle, elle donne également, en incitant à produire et en augmentant les marges, les moyens de la satisfaire.

Aux industriels consommateurs, les prix apportent un autre message. Il faut minimiser ou annuler l'incidence d'un cuivre plus cher sur leurs marges. Chacun va élaborer une réponse selon sa propre compréhension de la situation. L'un estimera que la hausse est passagère et il absorbera le surcoût. L'autre fera accepter à sa clientèle une augmentation de ses prix. Un autre encore diminuera la part du cuivre dans ses fabrications, réutilisera ses déchets. Et enfin, mesure radicale, certains abandonneront le cuivre pour un métal qui partage beaucoup de ses propriétés, comme l'aluminium. L'important est que coexistent plusieurs lectures de l'événement. Car, quelle que soit la suite de l'histoire, la société tout entière bénéficiera des services des quelques industriels qui l'auront correctement prévue, alors que si le gouvernement avait imposé sa seule réponse, comme il est peu probable que ses ministres plus que les autres humains aient le don de double vue, elle aurait eu des chances d'être fausse et de priver le pays des fournitures nécessaires ou de lui faire payer un prix trop élevé pour les acquérir.

En d'autres termes, ces hausses et ces baisses de cours nous rappellent simplement que-nous n'avons pas l'intelligence universelle de Dieu le père, que nous ne connaissons pas en tous temps l'état de toutes les ressources de la planète ni les besoins des consommateurs. Celui qui se targuerait de vouloir planifier l'industrie du cuivre ou de " réguler " son marché devrait analyser des centaines de mines opérant sur les cinq continents et déterminer leur capacité de production, sonder l'intérieur de la terre pour estimer les gisements dont la découverte peut déséquilibrer l'offre, mesurer les conséquences des recherches menées dans tous les laboratoires, car l'une d'entre elles peut créer un débouché nouveau ou, au contraire, comme les fibres optiques, l'anéantir. Imagine enfin qu'il lui faudra recommencer cette opération à chaque instant pour les autres métaux, les devises, l'artichaut, le vin, le pétrole, les poutrelles d'acier, le bicarbonate de soude, tout ce qui s'achète et se vend dans le monde. A ce niveau-là, les superordinateurs ne lui en apprendront pas plus que le marc de café, car même s'ils pouvaient traiter toutes ces données, il faudrait encore savoir tout ce qui se passe dans la tête de tous les gens concernés, les producteurs avec leur savoir-faire, les consommateurs dans tous leurs choix, et cette information reste à jamais inaccessible (ne serait-ce que parce qu'elle attend encore d'être créée). C'est donc selon son caprice que le planificateur va fixer les prix de ce que nous utilisons. La question que nous devons alors nous poser à son propos est celle-ci : si le Plan ne peut pas avancer une justification rationnelle de ses prix, comment accepter son arbitraire ? Il faut laisser le cours de ce que nous achetons résulter de l'action responsable, rationnelle, de chacun des acteurs sur le marché, car dans l'ordre du marché, aucune autorité ne décide de ce qui sera peu coûteux et que nous aurons le droit de consommer ni de ce qui sera cher ou réservé aux privilégiés.

Nous devrions avoir assez d'amour-propre pour ne pas nous laisser imposer par un fonctionnaire notre conduite économique. Le personnel de l'Etat devrait concevoir une assez haute idée de sa mission pour ne pas se mêler du cours des haricots et autres péripéties. Ainsi il incomberait à chacun de nous de choisir quoi produire. Et se charger de cette responsabilité est quand même plus digne que de se mettre aux ordres d'une administration.

C'est donc à la fois pour des raisons d'efficacité et de morale que nous devons rejeter tout projet de planification de l'économie. Pour des raisons d'efficacité, car lé

planificateur ne pourra jamais collecter la masse d'informations dispersées dans le système ni rendre compatibles les multiples décisions qu'il fera prendre aux producteurs et aux consommateurs. On sait à quelle pagaïe cette prétention mène dans les pays socialistes. Pour des raisons morales aussi, car planifier l'économie revient à poser que certaines personnes ont une capacité de raisonnement et de prévision infiniment supérieure à celle de leurs semblables et cette présomption leur donnerait le droit de commander à chacun de nous quoi fabriquer, quoi consommer, où travailler... Le marché refuse ce pouvoir arbitraire et fou. Il veut une base contractuelle aux relations entre les hommes. Ainsi il réduit au, minimum les rapports de subordination dans la société. Il peut oser ce pari que les hommes n'ont pas besoin d'être régentés parce qu'il les déclare tous capables de jugement. Si cela n'est pas vérifié également, si certains font preuve d'un meilleur jugement que d'autres, il n'appartient à aucun pouvoir de les désigner. Le marché -c'est-à-dire nous tous et personne- sanctionnera. Et si le hasard joue un grand rôle dans nos succès et nos échecs, nous devons rappeler aux planificateurs qui veulent si fort l'abolir, qu'il est une des formes sous lesquelles se présente la vie elle-même. En supposant les hommes sensés et responsables, le marché pose une des conditions d'un régime politique de liberté.

Q. - Mais l'horizon d'un capitaliste privé est très court. Il cherche à réaliser un profit rapide alors que beaucoup de projets dont la société a besoin nécessitent des investissements à échéance lointaine...

R. - ... que les capitalistes fournissaient bien au siècle dernier lorsqu'il s'agissait de couvrir l'Ancien et le Nouveau Monde de voies ferrées, d'aciéries, de canaux... Des travaux gigantesques, amortissables seulement sur de longues périodes. Pourquoi aujourd'hui tant de financiers ne s'engagent-ils plus qu'à court terme ? Ce n'est pas que leur psychologie ait changé, mais l'environnement créé par le dévoiement politique n'est plus favorable aux projets non-étatiques. Les politiques d'inflation d'abord. Il est insane de placer des capitaux dans une entreprise si tu peux raisonnablement supposer que, dans dix ou quinze ans, la dévalorisation de la monnaie aura consumé tes fonds investis. Une bonne monnaie, qui garde sa valeur à travers le temps, est nécessaire à la formation du capital. Le risque politique ensuite. Il est évidemment très grand dans la plupart des pays du Tiers monde qui, par leurs spoliations répétées, ont créé le cadre à peu près parfait pour que personne ne veuille les aider à développer leurs richesses. Mais ce risque existe ailleurs aussi. Les caprices des réglementations sociales, douanière, fiscale, la manipulation des changes, le contrôle des prix, l'encadrement du crédit, et autres chicanes, sont autant d'incertitudes s'ajoutant aux risques du projet lui-même et qui peuvent constituer la différence entre Un profit et une perte. Quand l'Etat définit la règle du jeu et s'y tient, le capitaliste hésite moins à se lancer dans des opérations à long terme.

Q. - Jungle ou pas, il n'empêche que ce système repose sur la cupidité. C'est le profit que les entrepreneurs poursuivent, pas la satisfaction des besoins réels de la société.

R. - Lorsque tu cherches un emploi, tu remarques vite que, à qualification égale, certains secteurs d'activité proposent de meilleurs salaires que d'autres. Si le jeu social n'était pas faussé par toutes sortes de réglementations, il y aurait, entre autres, une explication simple à ce phénomène : certaines industries offrent des produits très en demande dans la société et, pour recruter les meilleurs personnels, accordent des, rémunérations élevées. Tu ne choisiras peut-être pas l'emploi le mieux payé, car il y a d'autres formes de rémunération que la considération pécuniaire - l'intérêt que l'on porte au travail, le service des autres, le prestige... Par exemple, pour ne pas être séparé de ton milieu familial et social, tu pourrais préférer un plus petit salaire près de chez toi à un plus gros salaire dans une autre ville. Quelle que soit ta décision, il faut comprendre qu'elle doit mettre d'accord tes aspirations et ce que les autres membres de la société attendent de toi. Or comment pourraient-ils mieux faire savoir ce qu'ils attendent de toi autrement que par l'incitation du profit ? Et encore une fois, la société nous communiquerait bien mieux ses besoins de main-d'oeuvre si les ingérences politiques sur le marché de l'emploi ne brouillaient pas ses signaux.

N'importe quel capitaliste, lorsqu'il cherche à placer son argent, va réagir comme toi lorsque tu es en quête d'un emploi. Pas plus que toi, il ne peut décider seul, souverainement, ce qu'il veut faire. Ses critères (rentabilité, sécurité ... ) doivent tenir compte et s'ajuster aux besoins en capitaux de la société. Et celle-ci, en nous réservant des conditions de travail et de rémunération défavorables, nous informe qu'elle a peu besoin de certaines de nos aptitudes. Et, à l'inverse, dans d'autres domaines, par un profit ou un salaire élevé, elle nous incite, ainsi que nos concurrents, à poursuivre l'effort entrepris.

Vois-tu, nous n'avons pas trouvé de meilleur moyen de mettre nos talents au service de nos contemporains que l'observation des indications du marché. Et ces indications ne sont pas données par des hommes auxquels d'autres hommes doivent obéir, mais par de simples fluctuations de prix qui s'offrent comme autant d'occasions de bénéfice, à saisir ou pas. Ce mécanisme du marché qui, moi, m'émerveille, heurte parfois. Tantôt on reproche à cette belle horloge de n'avoir pas d'horloger, pas de sens, pas de projet, pas d'idéal. Mais c'est précisément la valeur du marché que de satisfaire les besoins des hommes comme jamais avant dans l'histoire, sans les forcer à regarder dans la même direction. Tantôt on voudrait que se perpétuent dans la Grande Société d'aujourd'hui les communications immédiates des premiers âges de l'humanité. Dans une tribu ou dans le cadre restreint d'une famille, tu es en relation avec chaque personne et vous pouvez donc vous apprendre (ou deviner) vos désirs. Mais cette connaissance directe, chaleureuse, est impossible à l'échelle de la société moderne, entre des centaines de millions de gens. Le marché, avec ses variations de prix et de profits, est le moyen hypercomplexe de faire connaître très simplement aux entrepreneurs si les produits qu'ils nous proposent nous conviennent ou pas. Il est pour eux une incitation à innover, à nous soumettre sans cesse de nouvelles qualités.

Mais ce n'est pas tout. Le profit perdrait de sa raison d'être si nous vivions dans un univers de ressources illimitées, où la notion de gaspillage n'aurait aucun sens. Or, nous sommes bien conscients, aujourd'hui comme autrefois, de la discipline qu'impose la nature à notre expansion. Le profit, dans un marché libre, est cette notion comptable essentielle qui nous indique le plus ou moins bon usage que fait un producteur des capacités des hommes et des possibilités de la nature. En effet, le consommateur ménage son budget et choisit les produits les moins chers pour la qualité qui lui convient. Le producteur qui veut rester en lice, ne peut donc pas vendre plus cher que ses concurrents. Pour ce faire, entre les multiples procédés qui existent pour la fabrication de chaque article, il lui faut systématiquement adopter celui qui revient le moins cher, c'est-à-dire celui qui intègre le moins de travail et de matières premières. Au lieu de dilapider ces biens, il les libère pour d'autres utilisations. Il y a quelque temps, les lacunes de notre jurisprudence, voire la législation, n'obligeaient pas les producteurs à prendre en compte tous les éléments qu'ils détruisaient ce que les économistes appellent les externalités. Cela change. Grâce à l'agitation politique des écologistes, les industriels doivent, par exemple, payer l'eau des fleuves qu'auparavant ils captaient gratuitement, ou purifier à grands frais les fumées qu'ils rejetaient dans l'atmosphère. Un producteur est efficace quand son prix de revient est inférieur à son prix de vente. Mais chaque fois qu'il diminue son prix de revient, c'est-à-dire qu'il augmente son profit, il épargne un peu plus de ressources rares de notre monde. Qui plus est, le producteur ultra bénéficiaire va contraindre tous les autres fabricants à améliorer leurs propres méthodes, car s'ils ne deviennent pas aussi performants que lui, ils lui céderont des parts de marché. Pour répondre à ta question : créer des profits, c'est satisfaire les besoins matériels de la société ; produire à perte, c'est dilapider les richesses de la nature et adopter un comportement anti-social.

Q. - Tu Parles froidement de ces questions, mais lorsque j'achète du cuivre ou n'importe quelle autre marchandise, ce que je paie, c'est la sueur et la peine de ceux qui l'ont fabriquée. Dans chaque produit, comme disait Marx, il entre du sang coagulé. Le profit de la compagnie minière est prélevé sur la vie des malheureux qu'elle envoie sous la terre.

R. - D'être belle ne rend pas forcément cette image de Marx véridique. Tu peux voir toute production comme un meurtre ou une aliénation, mais tu te voues alors à être complice du crime ou à ne rien consommer. Or celui qui a arraché ce cuivre du fond de la mine ne l'a fait que parce qu'il voulait le vendre. Refuser d'acheter, c'est rejeter son travail, c'est à coup sûr le condamner. Car s'il y a notre peine et notre labeur, si, comme tu dis, il y a de notre sang dans nos produits, les échanger, c'est donner aux autres de notre vie et recevoir de la leur. Entre les hommes, le commerce est une communion. Malheureusement l'acte est devenu si banal que nous n'en voyons plus la nature. Et le socialisme qui veut le réduire encore et les autres matérialismes qui en ricanent, ne lui reconnaîtront pas sa portée.

Q. - Cependant, tout ce merveilleux système que tu décris ne fait pas qu'il n'y ait pas de pauvres ; et même à ceux qui sont riches, il n'apporte pas le bonheur. Cela ne suffit-il pas à le condamner ?

R. - Ce n'est pas parce que le marché est inefficace que nos besoins ne sont pas comblés. Si nous n'éprouvons pas le sentiment de vivre dans l'abondance, c'est que nous sommes insatiables. Notre soif est toujours soif d'une autre eau. Travailler, gagner de l'argent, ne traduit pas seulement le besoin de quelque chose que nous aurions à poursuivre, mais le besoin que nous avons de poursuivre quelque chose. Et le jeu politique nous invite à attribuer cette frustration à la société alors qu'elle est en nous-mêmes. Nous demandons au marché l'assouvissement de nos besoins matériels, et il nous l'apporte mieux que tout autre système, mais dans cette demande, c'est toujours un autre et vrai besoin qui reste inexprimé, de respect, de reconnaissance et d'amour. Celui-là ne se satisfait ni dans l'activité économique ni dans les constructions politiques. Il est au-delà. Il faut une société libre pour qu'il puisse se vivre, mais la liberté n'est que le paysage de notre bonheur, elle n'est pas le bonheur. Nous devons bien marquer les limites de la politique et de l'économie pour dénoncer les promesses criminelles des totalitaires qui prétendent qu'en leur abandonnant le pouvoir sur l'organisation sociale, ils apporteront à notre vie ce qui lui fait défaut. Alors que, précisément, tout ce que nous pouvons demander à la politique, c'est qu'elle ne propose (n'impose) aucune voie ; qu'elle garantisse seulement le cadre institutionnel le plus souple possible, la gestion des ressources la plus économique, pour que nous courions notre chance de trouver ailleurs, dans la rencontre avec quelques êtres, dans l'art, dans le dialogue avec Dieu, ou de quelque autre façon, la réponse qui nous manque.