LE TYRAN ET LES PROPRIÉTAIRES

 

Question - Nous préférons toi et moi la liberté à la servitude. Nous dénonçons à pleine voix les tyrannies, celles des petits-fils de Lénine, et des émules de Hitler. Mais en affirmant chérir la liberté, je ne suis pas sûr que nous en ayons la même conception. Le régime qui selon toi la garantirait m'apparaîtrait peut-être bien imparfait et réciproquement. Alors peux-tu me dire de la liberté deux ou trois choses qui me permettraient de mieux la connaître, de savoir quelles institutions la protègent, de discerner, avant qu'il ne soit trop tard, quels dangers la menacent ?

Réponse - Il n'est pas étonnant que nous soyons d'accord pour conspuer les dictateurs. Comme les sorciers du Moyen age, ils incarnent le Mal pour notre société, et qui aurait l'indécence de les défendre ? La liberté mobilise tant d'adhésion affective (Dieu peut-être, dans les pays d'Islam, est son seul concurrent) que la quasi-totalité des constitutions dans le monde se réclame d'elle. Vibrant hommage du vice à la vertu par ces Etats où le seul fait d'en appeler à la loi est déjà un délit. Mais si aucun responsable politique, même communiste, même fascisant, n'ose publiquement déclarer : "Je suis contre la liberté et pour le pouvoir absolu de l'Etat", cela ne veut pas dire que, dans la pratique, il ne réduise pas nos libertés et n'étende un peu plus loin l'étatisation. Et parce que nous ne savons pas très bien quelles valeurs nous défendons, nous les laissons agir. Complices, nous croyons acquérir, contre ce petit peu de liberté qu'on nous réclame, d'autres valeurs qui seraient plus désirables : la "justice sociale", la sécurité économique... Je voudrais nous rendre tous conscients qu'il s'agit là d'un marché de dupes. Car la liberté est le seul bien dont nous pouvons jouir également, et si donc nous y renonçons, nous sommes tous perdants, alors que quelques-uns seulement - pas forcément ceux auxquels nous les destinons - pourront profiter des autres biens qu'on nous promet.

Pour comprendre cela, il faut commencer par savoir de quoi nous parlons quand nous parlons de liberté.

Ce n'est pas celle des métaphysiciens qui nous concerne ici : le libre-arbitre, celle qui fait qu'enchaîné au fond d'un cul de basse-fosse, je me sente aussi libre qu'un roi. L'expérience est individuelle et ne nous apprend rien de la vie politique. Ce n'est pas non plus celle qui nous affranchirait des lois de la nature : la liberté dont je parle n'est pas en cause si nous ne sommes pas "libres" de vivre 130 ans. Elle ne se confond pas non plus avec le pouvoir, celui de Superman ou celui que confèrent la richesse et les privilèges. Il nous faudra constamment garder cette distinction à l'esprit, que le vocabulaire ne fait pas pour nous. Etre libre, à mon sens, ce n'est pas avoir la capacité de faire quelque chose, mais le Droit de le faire. La liberté est affaire politique. Elle est une des solutions - la meilleure - pour régler les relations des hommes entre eux. Robinson dans son île n'a pas à craindre pour sa liberté. Elle n'est menacée qu'au sein d'une société, par ses pouvoirs institués. Je dirais donc que je suis libre d'agir Si aucune autorité ne me force à une action ni ne me l'interdit.

Ainsi, je peux me voir refuser un visa pour des vacances à l'étranger (ce qui serait le cas si j 'étais citoyen soviétique, par exemple), ou je peux ne pas voyager à cause de ma mauvaise santé ou de mon manque de moyens. Le résultat dans tous les cas est que je ne quitterai pas le pays. Mais tu ne diras pas que ma liberté a été bafouée si je suis tombé malade au mauvais moment, ou si je n'ai pas assez d'économies. Elle n'est en cause que Si mon départ du pays dépend d'une décision de son administration ou de l'autorisation de telles ou telles personnes bien désignables (un mari, un maître, etc...)

Tu le vois clairement, la liberté, en ce sens, peut être attribuée également à tous les hommes. Le gouvernement qui reconnaît : "Tout le monde a le droit de voyager" nous signifie bien que personne n'en sera privé et que personne n'en aura le droit plus ou moins qu'un autre. Mais Si nous pouvons tous jouir de cette liberté formelle de voyager, nous n'avons pas tous la possibilité de l'exercer. Les moyens matériels de nous déplacer sont limités et le gouvernement n'est pas le meilleur juge de leur répartition. Il ne peut pas offrir à tout le monde un séjour aux Bahamas, alors selon quels critères choisira-t-il ses élus ?

La liberté est donc absence de contraintes imposées par d'autres hommes. Et nous ne pouvons en donner que cette définition négative. Si nous n'étions libres que pour quelque chose, que dans un but, ce ne serait plus la liberté.

Le libéralisme ose ce pari de n'assigner aucun dessein commun à l'activité des hommes, de les laisser choisir eux-mêmes leurs fins, de ne pas censurer leurs projets, parce qu'il les estime raisonnables. Cela veut dire qu'il les considère capables de mener leur vie en rendant compte à eux-mêmes des motifs de leurs pensées et de leurs entreprises : c'est un acte de confiance en l'homme. Le libéralisme est d'abord cette affirmation que nous sommes tous doués de jugement et qu'on ne sait pas qui pourrait avoir un meilleur jugement que le nôtre sur ce qui est bon ou nuisible pour nous.

Q. - Voilà une confiance mal placée, car souvent nous usons de cette liberté pour nous fourvoyer. Beaucoup de gens concourent à leur malheur qui, mieux encadrés, ne gâcheraient pas leur vie.

R. - La liberté n'est pas intouchable. Certainement, ceux qui savent pourraient imposer leur volonté à ceux qui ne savent pas, si c'est pour leur bien. Nous ne laissons pas le petit enfant boire de l'eau de Javel, même s'il en a très envie, car nous sommes raisonnablement sûrs qu'il n'en retirera que des dommages qu'il n'imagine pas. Mais les cas où nous pouvons agir avec cette certitude sont extrêmement rares. L'homme n'est pas omniscient. Il y a de l'inconnaissable dans le monde (notamment, l'avenir), des événements que nous provoquons et dont nous ne pouvons pas mesurer les conséquences. Donc si nous forçons quelqu'un à agir, cette action à laquelle nous l'obligeons à l'aveuglette peut se révéler désastreuse pour lui. Alors par quoi nous autoriser pour nous substituer à sa liberté ?

Il en est de même des gouvernements que nous nous donnons. Ils ne peuvent pas dire à notre place ce qu'il faut faire, puisqu'ils ne peuvent pas démontrer que leur projet est plus approprié que tous les autres possibles, encore moins qu'il est sûr d'aboutir. Les gouvernements remplissent une autre fonction que nous verrons plus tard, très importante. Mais elle n'est pas de nous ôter la responsabilité de nos entreprises. Il appartient donc à nous seuls de désigner nos intérêts dans la vie et de choisir nos moyens de les satisfaire. Librement, c'est-à-dire avec la liberté de nous tromper.

Bien sûr, la psychologie, sinon la simple observation de nos semblables, nous apprend ce que recèle de souffrances une vie trompée et que nous sommes d'ordinaire nous-mêmes à l'origine de nos malheurs. Mais il faut bien voir que si j'abandonne à d'autres - au Parti, aux experts - le soin de donner des fins à ma propre existence, je ne me confie pas à des mains infaillibles. Quoi qu'ils promettent, les politiciens sont incapables de m'amener tout seuls à la vie meilleure que je cherche. Et, ce qui est beaucoup plus grave, il n'est pas certain qu'ils aient l'intention de le faire. Je ne suis peut-être pour eux qu'un moyen. D'autres passions, comme celle du pouvoir, pourraient bien les motiver davantage que celle de mon mieux-vivre. En définitive, je demeure responsable de mener ma vie comme je l'entends vers mes propres projets, parce que, si je ne sais pas toujours choisir ces projets ni les atteindre, personne ne saurait à coup sûr le faire mieux que moi, et personne ne saurait y prendre plus d'intérêt.

Reconnaître qu'aucun homme n'est omniscient, et donc ne peut légitimement dicter notre comportement, est la condition du progrès. Si nous admettons ne pas tout savoir, nous acceptons qu'il puisse surgir dans le monde de l'imprévu. Et nous allons essayer de prendre avantage de cet imprévu - c'est cela être libre - découvrir de nouvelles façons de faire, de nouveaux produits, expérimenter. Il ne pourrait y avoir de progrès, ni même survie de la civilisation, si nous voulions que tous les événements soient contrôlés et planifiés, car cela impliquerait que nous aurions déjà connaissance de ces événements nouveaux, donc que le progrès serait déjà là, l'avenir déjà présent. Lorsque nous jouons en famille à compléter un puzzle, nul ne sait à l'avance comment les pièces s'imbriquent. Chacun doit donc chercher, laissé à sa propre initiative, nullement indifférent aux autres mais suivant attentivement leurs apports, puisque ces apports vont modifier ce que lui-même doit chercher. Et ainsi nous ailons ajuster nos efforts. Même en me proclamant chef de famille, je ne pourrais pas valablement décréter qui doit chercher quoi : cela supposerait que je connaisse déjà la solution. Je me priverais, et les autres avec, de toutes les découvertes que peuvent faire les joueurs chacun dans son secteur. Agissant de la sorte, j'imiterais nos gouvernants qui affirment détenir la parfaite compétence et s'autorisent ainsi à nous commander. En planifiant l'économie, en imposant des monopoles (poste, téléphone, électricité, chemins de fer, etc..), ils n'imaginent pas qu'il puisse exister d'autres idées que les leurs, et ils interdisent la révélation de toutes les solutions auxquelles ils n'ont pas eux-mêmes pensé. Et il ne peuvent pas prétendre que si d'autres solutions étaient possibles, cela se saurait, car s'ils ne reconnaissent pas à l'avance le droit de les exploiter, qui se donnera la peine de les inventer ?

Ainsi, la liberté élargit le nombre de ceux qui ont le Droit de découvrir. En effet, de savoir que nous ne connaissons pas la totalité du monde, bien que nous ayons licence de l'explorer, qu'il peut donc en surgir de l'imprévu, mais qu'il nous est permis de tirer profit de cet imprévu si nous parvenons à en comprendre les conséquences, est une puissante incitation à étudier, à nous rendre plus conscients de nos actions et de celles des autres. C'est en cela que la liberté est un vigoureux promoteur du développement. Car rien n'est évident au départ. Le hasard, l'irrespect des traditions et des idées les mieux établies, sont à l'origine de beaucoup de découvertes. Le simple exercice du Droit de chercher entraîne la certitude que nous trouverons quelque chose, ne serait-ce que ce que nous cherchions n'en valait pas la peine, ou que notre méthode n'était pas la bonne, et nous éviterons à d'autres hommes de répéter cet effort. Le "gâchis" que les conservateurs reprochent au libéralisme politique qui encourage de nouveaux modes de vie, ou au libéralisme économique qui propose sans cesse de nouveaux produits, n'est scandaleux que pour les planificateurs de la société qui ont décidé d'avance à notre place tout ce qui est bon pour nous.

La multiplicité de nos démarches individuelles et en petits groupes, de nos curiosités, de nos consommations, de nos motivations dans l'existence, a fait croître une société ramifiée et complexe. Ce serait la mutiler que de lui assigner maintenant un projet unique. Et puisque nous ne savons pas lire l'avenir ni démontrer toujours la supériorité d'un projet sur un autre, nul ne peut imposer cette mutilation, ni embarquer de force dans une aventure ceux qui la refuseraient. Tout projet ne doit engager que son auteur, ou un groupe limité dont chaque membre est volontaire et peut se retirer. Mais il ne saurait exister au niveau d'un Etat. L'unanimité y est impensable, et donc le choix offert aux dissidents limités à l'exil ou à la soumission. Ou plus exactement, s'il faut à tout prix assigner à la société un grand dessein, nous choisirons qu'il se confond avec les moyens : nous dirons qu'entre des hommes libres, il n'existe qu'un seul projet de société : la liberté, et un seul moyen pour l'accomplir : la liberté.

Q. - Mais les hommes sont animés de désirs pour les mêmes objets et leurs libertés peuvent entrer en conflit.

R. - Nos désirs sont toujours plus grands que les ressources matérielles. C'est ce qui fait qu'il y a une économie, en d'autres termes qu'il s'établit une relation entre certaines choses désirées et l'ensemble des hommes qui les désire. On peut se figurer un "état de nature", une société sauvage où il n'existerait aucune relation de Droit, où chaque individu délimiterait par la force le domaine dont il pourrait disposer. La civilisation commence quand les relations entre les hommes et les choses qu'ils désirent sont établies par des règles et non plus par la force. Des règles, des lois, c'est-à-dire la possibilité d'invention, de créativité, de jeu, de liberté. Traiter des affaires, s'engager en politique, jouer aux échecs, n'est pas une aventure, souvent même exaltante, à laquelle se livrent les plus grands esprits, que parce qu'il existe des règles. Et la première de ces règles parmi les hommes, qui tracent un lien visible et justifiable à tous entre une personne et une chose, est la propriété. Elle existe dans toutes les sociétés, mais elle est inégalement répartie et parfois même, n'est pas reconnue à certains. En Occident par exemple, la propriété est généralement en mains privées, mais en URSS, généralement à l'Etat (et l'Etat soviétique fait respecter jalousement son prétendu " droit " de propriétaire puisqu'on fusille ceux qui l'ont "violé ", comme le rapportent périodiquement les journaux de là-bas). Il n'existe pas de libertés publiques et personnelles s'il n'est pas reconnu d'abord la liberté d'être propriétaire.

Et en tout premier lieu, propriétaire de son corps. C'est parce que mon corps m'appartient dès ma conception que personne n'a le droit de le priver de vie, de le mutiler, de le violer. Ce qu'on appelle les Droits de l'homme ne peut recevoir d'autre garantie que celle-là. Sur quoi s'appuieraient-ils autrement ? Dire que l'homme doit être respecté parce qu'il est une créature de Dieu n'a de sens que pour le croyant. Soutenir que la Révolution libère l'homme, c'est placer l'origine de la liberté ailleurs que chez celui qui l'exerce et permettre aux révolutionnaires qui l'ont "octroyée " d'être en mesure de la "reprendre".

En revanche, de quelque origine, de quelque condition sociale que nous soyons issus, nous possédons au moins une chose, et c'est la plus précieuse que nous posséderons jamais : notre corps. Le premier devoir de toute organisation politique est donc de respecter et de faire respecter cette propriété. En aucune circonstance, nous ne devons être molestés ou violentés. Et si la collectivité retenait quelque grief contre moi et pour me punir, pour protéger les autres, décidait de m'emprisonner, ce ne pourrait être qu'après un jugement dont les garanties solennelles refléteraient combien il est grave d'attenter à la liberté de mouvement de mon corps, au droit de me déplacer à tout moment où bon me semble.

Mais si je suis propriétaire de mon corps, je suis propriétaire de tout ce que je produis grâce à ce corps, c'est-à-dire de mon travail. C'est encore une fois la compréhension des principes du Droit de propriété, reconnue universellement, qui peut nous préserver de l'esclavage : personne ne saurait être forcé par d'autres hommes à vendre son travail pour une rémunération qui ne lui conviendrait pas.

De même que je produis un travail manuel, je fournis aussi un travail intellectuel. Mes croyances, mes opinions, mes pensées, ressortirent à mon domaine privé ; nul ne peut me les interdire. Et Si je sais mettre ces pensées et les trouvailles de mon imagination sous une forme qui permette leur dissémination, c'est mon Droit le plus strict de les faire connaître auprès de tous ceux qui acceptent de les recevoir sans que les convictions de tiers ne viennent s'y opposer.

Toutes les libertés, de culte, de presse, d'émigration, de commerce, etc., ne sont que les applications à divers cas de nos droits de propriétaire. La seule limitation à ce Droit, c'est-à-dire à notre liberté, est le Droit de propriété de quelqu'un d'autre. Si tu as bien compris cette notion, tu t'apercevras qu'il n'existe pas d'autres crimes et délits entre les hommes que les violations du Droit de propriété.

Et si maintenant quelqu'un me paie pour le plaisir de connaître mes idées ou pour le prix qu'il attache à mon travail, je n'ai fait qu'échanger librement quelque chose qui m'appartenait (mon travail) contre quelque chose qui doit donc m'appartenir tout autant (de l'argent). Et si par suite d'heureuses décisions, cet argent fructifie, je ne vois pas en vertu de quel raisonnement on pourrait m'en déposséder.

Le test de la propriété, c'est de pouvoir faire ce qu'on veut avec son bien. Ce stylo avec lequel j'écris, m'appartient. Je peux donc l'utiliser à ma guise, l'enjoliver, le détruire, le donner à un ami ou le jeter à la poubelle. Il en va de même de tout ce que possède un homme libre. Il peut multiplier son patrimoine ou le perdre, le léguer à ses enfants ou à une secte vaudoue. Qui oserait être juge à sa place ?

Il n'y a donc face à la propriété que trois attitudes possibles :

1. N'importe qui peut saisir la propriété de n'importe qui. C'est l'état de jungle.

2. Quelques hommes prétendent décider quoi faire des propriétés d'autres hommes. C'est le régime socialiste ou social-démocrate.

3. Personne ne peut s'emparer des propriétés d'autrui sans son consentement. C'est la loi des hommes libres.

Q. - C'est la légalisation de l'égoïsme !

R. - C'est le début de la morale sociale. " Tu ne voleras point " est le VIIIe Commandement de l'Ancien Testament et aussi une règle quasiment universelle. Car en nous accordant la possibilité d'être égoïste, cette solennelle reconnaissance du Droit de propriété nous ouvre l'opportunité d'être généreux. Il faut bien que tu possèdes quelque chose pour pouvoir le donner. L'argent qu'on prend au riche par le vol et l'impôt pour le distribuer aux pauvres ne fait pas de ce riche un homme bon. L'esclave, dépossédé de sa force de travail, obligé de construire une léproserie ou un quelconque bâtiment de bien public, n'est pas un philanthrope (si nous considérions qu'il l'était, loin de chercher à le libérer, nous voudrions le voir travailler davantage !). Pour que la générosité circule entre nous, il faut que nous soyons propriétaires de plein Droit et sans restriction. Notre conscience, et non pas un fonctionnaire, est seule juge de l'usage que nous faisons de ce Droit. Une société qui rend obligatoire le partage des biens n'introduit pas la fraternité entre ses membres mais des rapports de force.

Lorsque je dis : la propriété est le fondement du Droit, j'entends bien qu'à la source du Droit se trouvent tous les contrats que les hommes inventent et échangent, sans qu'aucune autorité supérieure puisse prétendre s'y opposer. Le contrat établit une relation, mais ce n'est pas la seule que les hommes nouent entre eux. Parce qu'il exclut la violence qu'entraînerait la rivalité des désirs infinis pour des biens finis, il crée la confiance. Ainsi favorise-t-il d'autres types de relations, l'amitié et l'amour.

Tu n'es pas convaincu. Tu considères qu'à la propriété elle-même s'attachent certains devoirs. Je le crois aussi. Mais notre conviction n'est pas une raison suffisante pour imposer à tous nos concitoyens ce que nous estimons être les responsabilités sociales d'un propriétaire fortuné. La générosité ne se commande pas. Une société solidaire n'est compatible avec la liberté que Si chacun, en lui-même, entreprend de réformer son égoïsme. D'où l'importance de l'éducation lorsqu'elle nous éveille à toutes les détresses et apprend à chacun de nous comment les soulager.

Cette éducation ne relève pas de l'Etat seul. Les familles d'abord, et les associations y trouvent leur vocation. Les Eglises autrefois y contribuaient. Mais beaucoup de chrétiens, en particulier ceux qu'on appelle "progressistes", n'ont pas quitté le bas Moyen age de l'Inquisition et réclament pour leur clergé le pouvoir temporel qu'il exerçait alors. Pour ceux-là, notre société est irrémédiablement corrompue. À quoi bon s'efforcer alors de donner l'exemple de la charité et rappeler notre responsabilité personnelle envers les plus démunis ? Il faudrait, disent-ils, établir un ordre nouveau où la loi contraindrait tout le monde à vivre moralement. Jésus a pourtant réservé ses paroles les plus Sévères à ce genre de Pharisiens : par le légalisme, on ne crée pas la morale. Saint Paul a pourtant prévenu que donner son bien aux pauvres et livrer son corps aux flammes ne vaut rien sans la charité ; et elle ne se décrète pas. (Mais Si je récuse leur démarche, comme je peux comprendre ces chrétiens ! On est quand même mieux accueilli dans un bidonville du Tiers-Monde pour y prêcher la redistribution des fortunes et le pouvoir au peuple que dans les bureaux de cadres supérieurs, dans nos beaux quartiers résidentiels, pour y exhorter au partage et à la fraternité. Chez les riches, on ne court pas le risque du martyre, mais celui presque aussi terrible de paraître simplet. Cependant depuis quand la vocation de missionnaire est-elle de ne dire aux hommes que ce qui les arrange d'entendre ?).

Ce serait Si facile de s'en remettre à la loi pour imposer la morale. Cette tentation militariste récidive à travers notre histoire. Parousie de fonctionnaires, elle éliminerait toute responsabilité, et donc toute morale, puisqu'il suffirait de se référer au règlement en toutes circonstances. Les libéraux caressent de plus humbles projets. Ils ne demandent pas aux lois de fonder la société idéale. Si, comme l'institution de la propriété, elles parviennent à nous préserver de la violence, ce sont d'assez bonnes lois.

Entre les millions d'hommes d'un Etat moderne, une libre unanimité n'a virtuellement aucune chance de se former sur un projet concret de société. Toute disposition visant à faire advenir ce projet (sauf celui de liberté - mais la liberté n'est pas un projet, elle est la possibilité reconnue à chacun de nous d'en former un) ne serait donc que la volonté de quelques hommes (voire la majorité en démocratie) s'imposant à d'autres hommes. Ce ne serait pas une loi mais un commandement.

Le commandement oblige à une action qui est le projet du maître, et il ne permet que cette action seule (ainsi, la planification). Celui qui ordonne dénie une volonté à ses subordonnés. Sous la menace, il les veut des instruments au service de son dessein. La Loi, elle, ne s'adresse à personne en particulier. Elle n'oblige à aucune action ; en fait, elle les permet toutes, celles projetées et celles que nous n'imaginons pas encore, sauf lorsque ces projets violent les Droits de propriété au sens large de nos semblables. La Loi ne fait qu'interdire. De tous les choix possibles, elle exclut certains. Le commandement n'en tolère aucun.

Au maître, on obéit sans poser de questions. Il n'a pas à se justifier, il suffit qu'il soit le maître. Selon son caprice, il ordonne, imprévisible et soudain. La nature de la Loi est d'être connue d'avance et de tous. Elle crée donc une prévisibilité, un ordre. La Loi soumet le caprice à l'objectivité, la force irréfléchie au Droit, elle met une souveraineté là où il n'y aurait que tyrannie. Et puisqu'elle est certaine et incontournable, puisque nous y sommes tous également soumis, la Loi prend le caractère de ces données naturelles avec lesquelles nous devons compter - la distance, le temps, la résistance des matériaux, la pesanteur…et que, fondée sur la nature des choses, elle ne fait que refléter. Enfin, dans l'ordre qu'elle crée, se dissipe la crainte parce que nous pouvons prévoir, non ce que les autres feront, ce qui est du ressort de leur imagination, mais ce qu'ils ne feront pas. Il ne nous agresseront pas. Et Si, par contrat, ils ont dit ce qu'ils feront, ils seront liés. La loi impose de tenir parole. Elle est même comme une parole que tous les citoyens se sont engagés à tenir et dans laquelle ils se reconnaissent. Ainsi fonde-t-elle la sociabilité.

Q. - Mais tout le monde ne tient pas cette parole. La loi n'est pas toujours respectée. Alors que vas-tu faire ? Les mesures adoptées contre les délinquants ne sont guère empreintes de "sociabilité" et de "tolérance".

R. - Si la nature des hommes était d'être automatiquement justes, nous n'aurions pas besoin de lois ; nous pourrions faire confiance spontanément à leur libre arbitre. Mais, c'est vrai, nous constatons que des hommes essayent de satisfaire leurs désirs au mépris du Droit de propriété de leurs semblables. Or, Si une personne refuse son accord à ce que j'attends d'elle, la Loi me prescrit de ne pas la forcer. Je ne peux pas user d'elle, briser sa volonté contre la mienne. En d'autres termes pour vivre en société, je dois renoncer à la violence.

Ou plus exactement, à l'initiative de la violence. En défense, elle est légitime. Certes, je peux pour moi-même choisir le martyre, mais je n'ai pas le droit de laisser martyriser ceux dont j'ai la charge. Pour cette raison, un pays, parfois, doit se battre. Les bons apôtres qui, au nom d'un idéal pacifiste, veulent renoncer a toute violence, doivent au moins savoir qu'ils l'encouragent. Qu'ils soient impunément attaqués, c'est leur affaire, mais qu'ils ne permettent pas, par leur passivité, l'agression contre les plus faibles.

Abusés, dépossédés, mais non menacés physiquement, nous ne devons pas répondre par la violence. En démocratie, les pouvoirs sont partagés, sauf celui-là, le recours à la force. Car chacun d'entre-nous qui se vengerait lui-même représenterait une incontrôlable menace. Il est juge et partie, pouvons-nous lui faire confiance ? Agissant sous le ressentiment, il peut se tromper, exagérer, être injuste.

Mais de renoncer à la violence, je ne renonce pas a mon Droit. Et pour que ce Droit soit observé, les hommes sont convenus d'un arbitre. L'Etat est cette institution posée par eux, qui détient le monopole de la force et s'en sert pour faire respecter toutes les règles du Droit. Il peut, lui, user de la contrainte - comment autrement arrêter l'action de ceux qui ont transgressé les lois et exercé la violence ? Il peut innocenter ou punir ; mais il n'y a pas d'emportements, pas d'inconstance, dans ses verdicts. Ils doivent se conformer à des textes. Lorsque l'Etat juge, c'est objectivement, c'est-à-dire selon des lois qui n'ont pas été créées pour s'appliquer à ce cas précis qu'il juge, mais qui existaient déjà, abstraites, générales et également applicables à tous.

Q. - Mais Si l'Etat détient le monopole de la violence, n'est-il pas dangereux pour chacun d'entre nous de se retrouver désarmé devant lui, ses fonctionnaires et sa police ?

R. - Non, car les hommes de l'Etat que nous chargeons d'appliquer le Droit doivent se l'appliquer aussi à eux-mêmes. Et s'ils y manquent, nous sommes dans l'obligation de nous révolter. Car nous n'obéissons pas à des hommes, tout fonctionnaires qu'ils soient, mais à des Lois. Leur raison d'être n'est pas, comme on pourrait le croire, de préserver l'Etat des manifestations des citoyens, mais bien de protéger les citoyens contre la toute-puissance de l'Etat Ainsi l'institution de la propriété, au sens large, est là pour régler nos relations avec les autres hommes, certes, mais surtout pour confiner l'Etat à des lieux hors desquels nous sommes intouchables, je dirais même, comme la Déclaration de 1789 : sacrés, nous qui n'avons que nos mains nues à opposer à ses appareils.

Et c'est pourquoi le personnel de l'Etat ne doit pas être au-dessus des lois. Il ne faut pas qu'il s'en exempte. Pour que nos libertés soient garanties, il faut (et il suffit) que nos dirigeants appliquent à eux-mêmes les lois qu'ils jugent à-propos pour la société. Le même texte qui inculperait un citoyen' doit pouvoir être invoqué par ce citoyen contre l'autorité. Ainsi lorsque l'Etat déclare néfastes de prétendues situations de " monopole " et légifère pour les interdire, il ne doit pas dispenser de ces contraintes sa propre radio et sa propre télévision. Et si les biens d'un citoyen peuvent être saisis par décision de justice, de même doivent être séquestrables ceux de l'Etat or, tu le sais assez, la liste est longue des cas où l'Etat s'affranchit des règles du Droit. Si nous nous donnons la peine de ne pas le tolérer, nous pourrons être raisonnablement sûrs que le gouvernement ne prendra pas de mesures trop coercitives puisqu'il aurait lui-même à s'y soumettre. Et d'avoir conscience que nos dirigeants partagent notre condition, sont soumis aux mêmes contraintes, ne s'accordent pas de libertés dont nous ne jouissons pas nous-mêmes, crée entre eux et nous une proximité. Le Prince désormais vit en l'état de ses sujets.