"Réhabilitation et Libéralisme".
Editions SEDIF - Paris 1950.

Bilan du libéralisme au XIXe siecle

par Pierre Lhoste Lachaume

La conjonction des périls
L'implosion du systéme monétaire
De l'euphorie à la crise
La morale de l'histoire...


Le progrès du machinisme et des moyens de communication, avec le système de propriété privée instauré par le Code civil, développèrent à un rythme sans précédent la vie économique ; celle-ci fut désormais caractérisée par le capitalisme concurrentiel et la liberté d'entreprise.

Toutefois, le nouveau régime ne s'instaura pas sans opposition sur le plan international, en raison tant des intérêts attachés au protectionnisme, que du préjugé populaire en faveur de ce dernier. Il fallut que deux hommes clairvoyants et désintéressés entreprennent de vigoureuses campagnes pour retourner l'opinion et entraîner les pouvoirs publics. En France, ce fut Frédéric BASTIAT, de 1834 à sa mort en 1850; en Angleterre, Richard COBDEN, qui fonda en 1838 la Ligue pour l'Abolition des lois sur/es céréales, et obtint gain de cause en 1846. Avec le traité commercial conclu en 1860 par Napoléon III et Victoria d'Angleterre, le libre-échange aborda sa phase culminante. La mentalité occidentale y était favorable: les Etats ne se livraient pas de "guerres totales", les armées se battaient, pas les peuples ; c'est ainsi qu'en plein milieu de la Guerre de Crimée, qui dura de 1854 à 1856, des négociants russes participèrent à Paris à la première grande Exposition Universelle.

Cependant, ce libre-échange n'était pas complet : Si, pour les matières premières et les produits agricoles l'importation se faisait en franchise, les produits manufacturés restaient grevés de droits "ad valorem" d'environ 15%. Les moyens de paiement (principalement des lettres de change) étaient pratiquement internationaux, du fait de la convertibilité en or à peu près générale et constante des diverses monnaies. Une large intercommunication des économies nationales était ainsi réalisée ; les réinvestissements des particuliers créditeurs fournissaient des capitaux aux pays dépourvus de ressources financières (notamment aux jeunes Etats-Unis d'Amérique).

Cette liberté d'initiative des individus n'était pas de l'anarchie, car elle avait pour contrepartie une rigoureuse responsabilité personnelle : les usages commerciaux "exécutaient" quiconque ne faisait pas face à ses engagements. Ainsi l'organisme économique éliminait au fur et à mesure les entreprises déficitaires ou déloyales. La fluidité de ce capitalisme libéral, ainsi que le cadre mondial des échanges, réduisirent les fluctuations cycliques des prix à une faible amplitude. Ces oscillations n'entraînaient que de brèves crises d'assainissement et de réadaptation, qui ne revêtirent de gravité que lorsqu'elles se compliquèrent de troubles politiques, comme en 1830 et en 1848.

Un témoignage irrécusable de l'enrichissement réel du monde pendant l'ère du capitalisme libéral, c'est le mouvement général des prix de gros, dont la baisse atteignit progressivement 38% en cent ans : ils passèrent de l'indice 133 en 1790, à 101 en 1850, et à 83 en 1895. Ce résultat est encore plus frappant Si l'on tient compte de l'afflux d'or des mines australiennes et californiennes, qui pendant le troisième quart du siècle doubla la quantité d'or en circulation ce qui freinait d'autant la baisse des prix.

Mais on dit que le revers de la médaille fut la condition des salariés ; certains ne voient le libéralisme qu'à travers l'enquête de Villermé en 1840, et lui reprochent notamment le travail des femmes et des enfants dans les usines. Or ce dernier, introduit sous le Premier Empire pour remplacer la main-d'œuvre masculine absorbée par les guerres, fut réglementé en France dès 1840 (alors qu'en Angleterre il ne le fut qu'à partir de 1853), puis amélioré en 1874 et à diverses reprises jusqu'en 1900. Et Si l'obtention du droit de grève (1864) et la légalisation des syndicats (1884) ont pu accélérer le mouvement ascensionnel du pouvoir d'achat ouvrier, elles ne l'ont pas créé. C'est ce que montre l'enquête effectuée en 1911 par le Ministère du Travail, sur l'évolution du salaire réel (c'est-à-dire le quotient de l'index des salaires nominaux par celui du coût de la vie).

Il en ressort que l'index des salaires réels est passé de 53,8 en 1830 à 62,8 en 1860 ; à 80,5 en 1890, et à 106,7 en 1910. L'accroissement décennal pendant chaque période s'établit comme suit : 5,7% de 1830 à 1860 ; 14% de 1860 à 1890 ; et 9,6% de 1890 à 1910. Il est ainsi manifeste que les revendications syndicales ont eu moins de part, dans l'amélioration du niveau de vie ouvrier, que le progrès de l'industrialisation qui agit seul pendant la première période, et que le libre-échange qui s'y ajouta pendant la seconde celle où le progrès fut le plus rapide.

La conjonction des périls

Au cours du dernier quart du siècle, en même temps que la déviation révolutionnaire des conflits sociaux entravait l'efficacité du système libéral, celui-ci subissait la contre-offensive du protectionnisme. Déjà les Etats-Unis, loin de suivre l'Europe Occidentale dans la voie du libre-échange, s'étaient retranchés derrière des tarifs douaniers très élevés : sauf entre 1857 et 1861, ou ils avaient été abaissés à 20%, leurs droits à l'importation oscillèrent entre 35 et 50%.

A partir de 1877, la Russie, l'Espagne, l'Italie, l'Autriche se détachèrent de la politique de libre-échange ; en 1879, l'Allemagne releva fortement son tarif, et la clause de la nation la plus favorisée incluse dans le traité de Francfort assura sur le marché français des avantages unilatéraux à la production allemande. Notre agriculture subissait dans ses achats à l'industrie l'incidence de la protection de celle ci, et supportait difficilement la concurrence des céréales américaines obtenues à peu de frais sur des terres vierges. Finalement, la loi Méline lui conféra en 1892 la même protection qu'à l'industrie.

Les néfastes conséquences du recul du libéralisme commencèrent bientôt à se faire sentir ; le taux d'intérêt de l'argent en fournit un indice caractéristique : de 5% vers le milieu du XIXe siècle, il était descendu, à 3% au plein de l'ère libre-échangiste ; il remonta à partir de 1897 ; cela prouve que la concurrence, ressort du libéralisme, est aussi ce qui comprime le plus efficacement la part de rémunération du capital disponible. Mais désormais certaines industries puissamment outillées, et à ressortissants peu nombreux, conclurent des ententes professionnelles pour supprimer entre eux la concurrence _ point de départ du "secteur abrité" et des concentrations industrielles.

Cette déviation allait permettre une collusion d'intérêts entre un patronat monopoleur et ses personnels, pour obtenir des garanties que le jeu normal de l'offre et de la demande ne leur donne pas. Mais l'opération n'est réalisable que dans le cadre du nationalisme économique. C'est dans cette conjonction entre exclusivisme nationaliste, monopole capitaliste et revendication collectiviste qu'il faut voir la clef de la plupart des difficultés économiques et sociales du demi-siècle suivant. Car ces diverses manifestations de l'égoïsme des groupes _ nations, professions, classes _ sont, dans leur abstraction politique, autrement amples et virulentes que les égoïsmes individuels reprochés au libéralisme.

L'exemple type est le "Socialisme d'Empire" de Bismarck, qui le premier organisa pour les salariés une assurance sociale, tout en favorisant le cartellisation des industries. Celles-ci, protégées par des droits de douane prohibitifs, purent faire payer au marché intérieur à la fois le financement des charges sociales et la pratique déloyale du dumping à l'exportation. Cette dernière compensait les importations de matières premières, au détriment des concurrents étrangers _ qui réclamèrent de leurs gouvernants des mesures de rétorsion.

L'ensemble entraîna une dépression du niveau de vie des Allemands, qui servit à accréditer le mythe du "peuple sans espace", le militarisme et l'expansion coloniale (cf. la canonnière Panther à Agadir, 1911). Tel fut le prélude à la catastrophique tragédie de 1914-1918.

L'implosion du systéme monétaire

Le conflit ébranla le monde libéral dans ses fondements en bloquant les mécanismes économiques et monétaires qui assuraient l'équilibre des échanges mondiaux. Les belligérants placèrent leur commerce extérieur sous monopole d'Etat, achetant aux pays neufs _ sans contrepartie d'exportations _ vivres, matières premières stratégiques et biens de consommation, tandis qu'eux-mêmes investissaient tout le capital et tout le travail disponibles dans leurs industries de guerre. Dans le monde entier, la production se trouva axée sur des consommations sans rapport avec les besoins normaux du temps de paix.

Les balances de comptes se soldaient par des transferts massifs d'or et de valeurs mobilières. De ce fait, disparurent les trois conditions qui, auparavant, avaient permis à l'or de devenir naturellement la référence monétaire mondiale et le moyen ultime de règlement des créances :
- toutes les grandes monnaies nationales étaient, avant 1914, convertibles en or parce que les budgets des Etats étaient équilibrés ;
- tous leurs peuples avaient, sur leur territoire, un stock d'or suffisant, parce qu'il ne servait que d'appoint pour solder des échanges normalement compensés, et que les achats de l'étranger amenaient automatiquement de l'or là où il était plus rare, puisque c'est là que les prix étaient les plus bas ;
- enfin, l'or monnayé circulait librement dans le public (condition et signe d'une monnaie véritable) précisément parce que les échanges internationaux n'en utilisaient qu'une faible partie.

Une fois les hostilités terminées, il eût talus (pour refaire un univers libéral) reconstituer à la fois la division du travail et la monnaie mondiale. Mais l'on s'hypnotisa sur l'indemnisation des énormes "dommages de guerre" ("l'Allemagne paiera..."). On ne voulait pas passer à pertes et profits le passif laissé par les dépenses publiques à découvert, et par les destructions ; le caractère irrécouvrable en avait été masqué quatre ans par la suspension de la convertibilité en or à l'intérieur, et par les accords de change avec l'étranger.

Quant à la dette publique intérieure, l'on ne pouvait qu'en répartir le poids de trois manières : sur la génération active, par l'impôt _ sur les générations à venir, par l'emprunt _ et par une amputation de l'épargne ancienne. Cette dernière mesure (qui est une faillite partielle inévitable) revêt nécessairement l'une des deux formes suivantes : soit réduction du montant des créances, avec maintien de la teneur métallique de la monnaie ; soit maintien du nominal des créances, avec réduction de la teneur en or de l'unité monétaire, autrement dit une dévaluation. Dans ce dernier cas, l'amputation affecte la monnaie tant des pays créanciers que du pays débiteur, d'où une phase indéterminée de réajustement de tous les taux de change ; plus on la diffère, et plus on la rend onéreuse et compliquée.

Faisant cette analyse en 1950, Pierre LHOSTE-LACHAUME écrivait (p 60, note 8) :

"L'analogie entre les deux après-guerres est frappante ; mais cette fois-ci, le désordre des monnaies et des prix est arrivé à un point tel, qu'il n'y a plus aucune référence commune des valeurs. Pour trouver un équilibre des échanges (nécessairement par tâtonnements et non par voie d'autorité) il faut laisser les monnaies nationales se réaligner par un retour progressif à la liberté, tant de la circulation des produits que du marché des changes. Ainsi, chacune retrouvera un pouvoir d'achat équivalent à l'intérieur et à l'extérieur, à la mesure de la santé économique et de la sagesse politique du pays. Alors, les monnaies seront convertibles entre elles sans inconvénient. Et à la condition seulement que le commerce de l'or soit libre, celui-ci trouvera sa valeur marchande authentique, lui permettant de reprendre son rôle d'étalon monétaire international".

Telle eût été la solution libérale ; mais la lucidité et le courage qu'elle aurait exigés firent défaut, déjà en 1918. Beaucoup d'industriels s'étaient habitués aux commandes de l'Administration ; ils attendaient de l'Etat directives, appui et même subventions. Les salariés s'étaient, eux aussi, accoutumés aux gains arbitraires des usines de guerre et aux diverses allocations, non rattachées à une production ayant valeur marchande. Quant aux gouvernants, le souvenir du blocus les poussait à rechercher pour leur pays l'"indépendance économique" dans la voie de l'autarcie ; y compris dans la dizaine d'Etats créés par les traités de paix, qui dressaient en Europe 8 000 kilomètres de frontières nouvelles. Le système se vidait de la mentalité libérale.

De l'euphorie à la crise

L'instabilité monétaire, aggravée par les déficits inégaux des budgets d'Etats, fit passer l'aspect financier de la gestion des entreprises avant son aspect économique, car les mouvements des prix affectaient davantage les résultats que le rendement technique de la production.

La constante interférence des manœuvres financières et manipulations politiques est d'ailleurs caractéristique de cette période ; cela est particulièrement visible dans le cas de l'Allemagne (dite de Weimar). Tout d'abord, sous l'impulsion du Dr Schacht, la monnaie allemande fut détruite de 1919 à 1923 au moyen d'un déficit budgétaire systématique, dont le double but était d'annuler la dette publique et de paralyser l'exécution des réparations. Il en résulta un formidable mouvement de concentration dans l'industrie. En effet, la monnaie fondait Si rapidement que, chaque fois qu'une entreprise se dessaisissait de sa marchandise, elle éprouvait une perte, de sorte qu'il y avait intérêt à ce qu'une même entreprise accomplisse toutes les opérations, depuis la matière première jusqu'à la vente du produit fini. Cela s'appelle l'intégration.

La création d'un nouveau Mark en 1924 laissa les entreprises sans dette obligataire, mais aussi sans fonds de roulement. Elles en empruntèrent à des taux allant jusqu'à 18% ; les banques allemandes se les procuraient en Angleterre et en Amérique, en payant jusqu'à 12%. Dans ces conditions, il était bien plus avantageux pour les capitalistes de prêter leur argent à court terme, plutôt que de l'investi- dans une entreprise.

Ce fut aux Etats-Unis que l'influence du capitalisme financier, et les spéculations, atteignirent le plus d'ampleur. Puissamment équipés, riches en matières premières et disposant du plus vaste marché intérieur, les U.S.A. sont alors créanciers du monde entier et détenteurs du plus fort stock d'or. Leur haute finance et leurs autorités monétaires entreprennent de perpétuer la "prospérité américaine" en supprimant les crises cycliques. A cette fin, elles pratiquent une politique de crédits stimulant la consommation et soutenant les producteurs en difficulté. Elles parviennent effectivement à "étaler" deux crises, prévues pour 1923, puis 1927.

La hausse continue des prix et des valeurs boursières attire des multitudes de spéculateurs novices ; les cours de marché perdent toute signification économique, et la production a de moins en moins contact avec les besoins de base. Les agriculteurs, pénalisés par la cherté croissante des produits industriels, n'admettent pas de subir la baisse mondiale des prix du blé, qui à la longue résulte irrésistiblement de l'extension des cultures céréalières, créée par les achats des ex- belligérants. Pour soutenir les cours, le gouvernement crée en juin 1929 le Farm Board, un office chargé de racheter et stocker le grain invendu (ou de le faire par les coopératives agricoles), au moyen d'un gigantesque crédit d'Etat. Cela n'aboutit qu'à accélérer la production mondiale!

L'effondrement des cours se produisit en avril 1931, entraînant la ruine des pays danubiens et par contrecoup celle de leurs prêteurs, les banques autrichiennes et allemandes. En juin, le Moratoire HOOVER stoppa seul la faillite du Nouveau Mark. C'est ainsi que la crise mondiale, partie des Etats-Unis, atteignit l'Europe.

La morale de l'histoire...

Les efforts conjugués des producteurs, des financiers et des gouvernants pour maintenir les profits par des prix de "prospérité" avaient non seulement échoué, mais entraîné un krach boursier sans précédent. Et par répercussion imprévue, un chômage massif privant de pouvoir d'achat des millions d'hommes, alors qu'existaient bel et bien les produits qu'ils auraient voulu consommer! (Le Brésil, de son côté, avait "brûlé le café dans les locomotives").

Serait-il vrai que, comme on l'en a accusé depuis, "le capitalisme a su produire des richesses, mais pas les répartir"? La vérité est que, par une accumulation obstinée d'interventions empiriques, on a détérioré le mécanisme des prix qui, en économie libérale, est l'indispensable régulateur général des revenus et de la production. La brutalité de la débâcle provoqua le resserrement panique du crédit ; la production s'arrêta pour laisser s'écouler les stocks et s'adapter à une nouvelle demande ; cependant que les consommateurs ralentissaient leurs achats d'autant plus strictement, qu'ils s'étaient plus largement endettés pendant la prospérité factice.

C'est un enchaînement de réactions qui nous est, hélas, familier !

Mis sur intenet par l'ami du laissez-faire.