CONFÉRENCE CORDOBA 7 Novembre 1997

Thème: "Le choix régie publique contre gestion déléguée"

par Henry Lepage

 

J’interviens ici en tant qu’économiste. Je ne traiterai pas du marché de l’assainissement, mais du problème du choix du mode de gestion.

La distribution et le traitement de l’eau appartiennent à la catégorie des " services publics " locaux. Dans la plupart des cas il s’agit de services, de prestations qui sont directement gérés et produites par des organismes municipaux. C’est ainsi qu’en France par exemple, sur 11 000 services de distribution d’eau, près de 8000 fonctionnent en régies municipales. C’est la collectivité locale qui investit, est propriétaire des réseaux et des équipements, les fait fonctionner, les répare, les entretient, relève les compteurs, envoie les factures et perçoit les règlements.

Mais cette formule de gestion directe est de moins en moins la règle générale. Elle est en effet de plus en plus concurrencée par des formule de privatisation de la gestion des réseaux dans le cadre de contrats dits de gestion déléguée.

La France connaît trois formules de gestion déléguée :

1/ L’Affermage où la commune finance les équipements mais délègue à une entreprise la gestion de l’ensemble du réseau (facturation et collecte des paiements compris) contre une rémunération négociée sur la base d’un prix de service unitaire.

2/ La Concession où la société privée concessionnaire finance les équipements, est rémunérée pour ce service supplémentaire, mais où les installations restent la propriété de la commune.

3/ La Gérance (ou régie intéressée) où la collectivité finance les investissements et confie la gestion de leur fonctionnement à une entreprise privée rémunérée par une ristourne sur le montant des factures collectées.

Dans le monde anglo-saxon, on retrouve plus ou moins les mêmes formules, mais le terme de concession - ce qu’on appelle en anglais la franchise - s’applique à un mécanisme un peu différent de celui qui vient d’être décrit. Alors qu’en France ce sont les collectivités locales qui fixent directement les prix (par délibérations des conseils municipaux), dans les pays anglo-saxons, il s’agit d’une opération qui relève le plus souvent des responsabilités de l’entreprise concessionnaire sous le contrôle des pouvoirs publics. C’est ainsi que, par exemple, en Angleterre, la privatisation de l’industrie de l’eau s’est faite sous le contrôle d’un régulateur national qui détermine les contraintes et surveille la politique de prix des entreprises.

En France, la gestion déléguée est une activité en plein essor. Si elle ne concerne encore qu’un peu moins de 4000 services de distribution (sur 11 000), elle dessert aujourd’hui 75 % de la population française, contre seulement 30 % il y a vingt cinq ans.

En Angleterre, depuis les décisions du gouvernement de Madame Thatcher, il s’agit d’une industrie désormais totalement privatisée.

Aux Etats-Unis, les services privés ne représentent encore que 5 % du nombre des réseaux de distribution et de traitement de l’eau. Mais l’Amérique connaît depuis une dizaine d’années une véritable révolution qui conduit un nombre de plus en plus important de, communes à " privatiser " la gestion d’une part croissante de leurs activités. Ainsi que le décrivent William Eggers et John O’Leary, de la Reason Foundation à Los Angelès dans leur livre "Revolution at the Roots ", ce phénomène concerne aussi bien la collecte des déchets, l’entretien des rues, l’éclairage public, les crèches pour enfants, l’élagage des arbres, l’administration des musées des parcs, des parkings, des bibliothèques, le nettoyage des locaux scolaires et municipaux, les cantines, etc ... que, dans certains cas, les pompiers, les prisons, les cimetières, ou encore même la surveillance, la sécurité et la police. Un record du genre est le maire de la ville d’Indianapolis, Steve Goldsmith, qui soumet désormais à appels d’offres concurrentiels l’activité de plus de la moitié de ses services municipaux : si leurs budgets prévisionnels sont supérieurs à ceux de leurs concurrents privés, leur activité est alors sous-traitée à une entreprise extérieure et le service est supprimé. Il y a toutes chances pour que la croissance très rapide des coûts de traitement imposés par la législation sur l’environnement entraîne dans ce domaine, aux Etats-Unis, au cours des prochaines années, un phénomène très semblable de privatisation croissante.


Pourquoi donc privatiser des activités qui traditionnellement relèvent d’une fonction de service public ?

La raison tient en quelques lignes : parce qu’une gestion confiée à une organisation privée permet, à qualité égale (voire supérieure), de rendre les mêmes services à des coûts de production nettement moins élevés; et qu’aujourd’hui de telles économies sont d’autant plus recherchées que les investissements requis pour la distribution et le traitement de l’eau sont de plus en plus élevés.

Un exemple pour illustrer cette " explosion" des coûts de production de l’eau. En France, le prix moyen de l’eau a augmenté en moyenne de 9 % par an de 1990 à 1996. Il devrait continuer à augmenter de 5 % par an au cours des prochaines années. Si on décompose les principales composantes de cette hausse, on trouve les résultats suivant :

- l’adduction et la distribution de l’eau proprement dite, qui représentent 56 % du prix final, ont augmenté seulement de 3 % par an;
- le coût de l’assainissement, qui représente 30 % du prix total, de + 12 % par an,
- et les taxes et redevances de 20

Aujourd’hui, dans la note d’eau finale, la part de l’assainissement est désormais pratiquement égale au coût de la distribution stricto-sensu.

Principale explication à cette dérive : le durcissement de la réglementation sur l’environnement, et la lourdeur du programme colossal d’investissements imposé par Bruxelles pour mettre les réseaux de distribution et de traitement au niveau des nouvelles nonnes décidées par l’Union européenne.

Pour faire face à la hausse de leurs coûts de traitement, les collectivités locales ont une solution : augmenter leurs tarifs. Mais cela se produit dans un contexte de désinflation - voire de déflation, en France - où les communes se trouvent victimes d’un véritable effet de ciseaux : d’une part, des ressources qui tendent à stagner, voire régresser sous l’effet de la mauvais conjoncture économique; d’autre part, des dépenses - et donc des impôts locaux - qui s’accroissent un rythme rapide, supérieur à 5 % l’an. Résultat : une insatisfaction, voire une résistance croissantes des contribuables non seulement devant la montée de la pression fiscale, mais également devant la dérive des prix des services publics locaux. De ce fait, l’an dernier, le prix de l’eau est devenu un véritable problème national.

Dans ce contexte budgétaire de plus en plus tendu, la mise en gestion déléguée est une solution qui permet aux élus locaux de dégager des ressources financières supplémentaires tout en maintenant la pression fiscale sous contrôle.


A-t-on une idée du volume d’économies ainsi dégageables Oui, il est possible de se faire une idée des gains économiques que cela permet grâce à l’accumulation d’un nombre désormais largement suffisant d’études empiriques mesurant les écarts de coûts observés lorsqu’on compare les résultats de services publics locaux fonctionnant en régies municipales à ceux d’entreprises privées du même secteur d’activité fonctionnant en gestion déléguée.

La Reason Foundation, dont j’ai déjà cité le nom, a créé, il y a une dizaine d’années, un Privatization Center qui centralise les résultats de toutes les études menées sur ce sujet. Elle en publie périodiquement le relevé. La dernière livraison date de Mars 1993 (Roger D. Feldman et Thomas M.Ingoldsby, " Cost Savings From Privatization : a Compilation of Study Findings ", How-to Guide n° 6). On y recense les résultats de plus de cent études, portant sur une nomenclature de 44 secteurs d’activités, allant de la gestion d’aéroports locaux à l’administration de services de météorologie, en passant par l’enseignement, l’entretien des services d’égout, la collecte des impôts, la gestion d’hôpitaux, de services juridiques, etc... Les résultats sont sans ambiguïtés : toutes ces études concordent dans leur très grande majorité pour évaluer entre 20 et 50 % les économies de gestion réalisées par le transfert d’une activité quelconque d’une gestion municipale directe à une gestion privée. Dix ans plus tôt, en 1982, un autre recensement mené par des universitaires suisses - Thomas Borcherding, Werner Pommerehne et Friedrich Schneider - avait montré que sur cinquante études comparatives réalisées dans un service public, seules trois avaient donné un résultat contraire à l’hypothèse que lorsqu’un bien ou un service est produit dans une firme privée, il l’est, toutes choses égales par ailleurs, à un coût unitaire inférieur à ce qui serait réalisé dans un service public de type comparable.

Les études portant plus précisément sur la distribution et le traitement de l’eau sont peu nombreuses. L’étude de la Reason Foundation en cite six. Une seule d’entre elles (Feigenbaum and Teeples, 1982) ne trouve aucune différence de coûts entre les deux formes de gestion, une fois pris en compte tous les facteurs de situation ou structurels "objectifs " susceptibles d’intervenir : densité de population, longueur des réseaux, origine de l’eau (prélèvements de surface ou en profondeur), qualité des ressources, etc... La plus connue - celle de Crain et Zardkoohi, 1979 - révèle un gain de productivité de 25 % lorsque la gestion du service des eaux passe du public au privé, et une perte de productivité de l’ordre de 40 % lorsque l’on a affaire à un cas inverse. Toutes les autres confirment l’ordre de grandeur de 20 à 50 % évoqué plus haut.

La Grande Bretagne est un autre pays qui nous livre des résultats intéressants. Dans les années 1980, le gouvernement britannique a adopté une loi ( le " Compulsory Compétitive Act " qui contraint les municipalités à soumettre régulièrement l’activité de leurs services à la concurrence d’appels d’offres privés. Si les demandes budgétaires des services municipaux concernés sont supérieures aux offres provenant d’entreprises privées susceptibles d’effectuer la même activité, ces services sont fermés et leur activité est transférée au privé dans le cadre de contrats de gestion déléguée.

Près de vingt ans après les premières mesures prises en ce sens par les autorités britanniques, les chercheurs disposent aujourd’hui d’une nouvelle mine d’informations pour mesurer les effets du passage au privé d’une série de services publics locaux.

Le 30 Août 1996, l’Institute for Fiscal Studies a publié une étude qui montre que cette procédure à conduit à des économies de l’ordre de 10 % lorsque les adjudications ont été remportées par des services en régie, mais de 20 % lorsque ce sont des sociétés privées qui l’ont emporté.

En 1994, un chercheur, Z. Szymanski, a comparé l’évolution, entre 1988 et 1992, des coûts dans la collecte des ordures, un secteur industriel voisin de la distribution d’eau, sur un échantillon de 280 collectivités locales. Au cours de la période, la pratique des adjudications obligatoires a conduit à une baisse moyenne des coûts de l’ordre de 20 %. Mais cette baisse a été plus forte là où les collectivités ont concédé leurs services au privé (- 23 %) que là où la collecte a continué à être effectuée directement par des services municipaux 17 %), et cela malgré des coûts similaires à l’origine. L’année précédente 1993 -, le même auteur, sur un échantillon de 217 contrats, avait trouvé une économie moyenne de 27 %, avec des coûts en réduction de l’ordre de 40 % dans une collectivité sur quatre.

En 1986, trois économistes - Domberger, Meadowcroft et Thomson - avait fait une analyse portant sur 300 collectivités et avaient déjà observé un volume d’économies de l’ordre de 20 % lorsqu’un contrat passe du public au privé.

Ces résultats recoupent ceux obtenus aux Etats-Unis par deux recherches célèbres. D’une part, celle de Barbara Stevens en 1984 sur la collecte des déchets dans 20 villes de Californie d’autre part celle de E.S. Savas (1977) portant sur la même activité, mais sur un échantillon de villes américaines de plus de 50 000 habitants. La première montre que 70 % des villes examinées avaient des coûts de collecte par tonne de 28 % à 42 % moins élevés lorsque celle-ci était effectuée en délégation de gestion que lorsqu’il s’agissait d’un service fonctionnant en régie. La seconde débouche sur des chiffres d’économies très voisines : entre 29 et 37 %.


En France, les données empiriques sont extrêmement rares. On n’y compte guère qu’un seul cas de gestion déléguée municipale dont les résultats aient fait l’objet d’un essai d’évaluation scientifique : celui de la ville de Nîmes. L’étude du professeur Didier estime qu’au début des années 1980 le passage des services de restauration municipale à la gestion déléguée s’est traduit par un gain de productivité globale des facteurs de l’ordre de 30 %. Dans le domaine de la propreté urbaine (déchets), la diminution des coûts a été de 20 à 25 %, avec un niveau de service accru et un résultat nettement supérieur. En ce qui concerne le nettoyage des locaux scolaires, l’augmentation globale de productivité aurait même été de près de 50%.

Pour ma part, j’ai récemment eu la chance d’être intéressé de près à deux études ayant pour objet d’estimer les écarts de productivité entre régies et gestions déléguées dans deux domaines : la distribution d’eau et la collecte des déchets en France. Il s’agit d’études privées, réalisées à partir de données confidentielles d’entreprises, dont je ne peux donc que vous résumer globalement les résultats.

Dans le premier cas il s’agissait de répondre à une étude de l’administration qui montrait qu’en France :

1. le prix apparent de l’eau est en moyenne supérieur de 56 % dans les localités où le service de distribution de l’eau est géré par une firme privée, par rapport aux prix pratiqués dans les municipalités fonctionnant en régies
2. que les deux tiers seulement de cette différence pouvaient s’expliquer par des facteurs physiques (densité et longueur du réseau, clientèle rurale ou urbaine, rôle des populations saisonnières... )
3. et donc qu’un tiers de cette différence était une conséquence du mode de gestion (en l’occurrence le passage au privé).

Un tel constat - que le privé est " un tiers plus cher " que la régie - ne collant pas du tout avec l’expérience que les spécialistes de la distribution d’eau ont de leur métier et de la négociation des contrats, J’ai été amené à entreprendre une analyse critique de cette étude. Nous avons démontré que ses résultats étaient scientifiquement on ne peut plus douteux en raison de trois fautes méthodologiques :

1. une faute de rédaction dans la manière dont le questionnaire abordait le problème des amortissements
2. un biais d’auto-sélection dans la constitution des échantillons (lié à l’oubli que les comparaisons entre régies et gestions déléguées sont compliquées par le fait que les deux formes d’exploitation ne subissent pas les mêmes charges fiscales et réglementaires)
3. enfin, la non prise en compte des aspects de qualité (alors que l’on peut démontrer qu’il existe une corrélation incontestable entre la qualité biologique de l’eau et le niveau des prix, et que cette corrélation est encore plus forte pour les services privés que pour les régies).

A partir de là, nous avons d’abord essayé d’évaluer le supplément de charges en tous genres (fiscales, sociales, financières et réglementaires) qui pèse sur les entreprises du secteur privé de l’eau, mais auxquelles échappent souvent les régies françaises. Nous sommes arrivés à un chiffre évaluant la distorsion de concurrence qui s’exerce en France au détriment des entreprises privées du secteur de la distribution d’eau aux alentours de 25 %. Ce qui signifie qu’avant même de concourir pour un contrat de reprise des activités locales d’une régie , une telle entreprises doit être certaine, a priori, de dégager plus de 25 % d’économies par apport aux coûts de fonctionnement de la régie, pour être en mesure de passer un marché dégageant une espérance de marge bénéficiaire positive.

Puis nous avons utilisé une particularité du marché français de la distribution d’eau pour obtenir une estimation du gain total de productivité anticipé par les entreprises privées qui reprennent des contrats de régie. Pendant plusieurs années, la passation de contrats de gestion déléguée s’est accompagnée du paiement par les entreprises aux collectivités concédantes de droits d’entrée souvent très substantiels. Or la théorie économique nous dit qu’en milieu concurrentiel (ce qui ne cesse pas nécessairement d’être le cas lorsqu’il n’y a qu’un petit nombre d’entreprises, même très grosses, en concurrence pour l’attribution d’un contrat offert par un acheteur unique), et en supposant que la collectivité concernée maintient le prix de l’eau au même tarif que celui pratiqué précédemment (ce qui est généralement le cas, comme l’expérience le prouve), le montant de ce droit d’entrée a toutes chances de correspondre à la valeur capitalisée de l’ensemble des économies que l’entreprise s’attend à réaliser sur toute la période du contrat par rapport à ce qu’auraient été les coûts du même service rendu par la régie.

Une entreprise a alors reconstitué la liste des droits d’entrée qu’elle a été amenée à payer sur le marché français à la fin des années quatre vingt et au début des années quatre vingt dix. Résultat de l’opération : un chiffre rapporté au chiffre d’affaire par abonné de l’ordre de 20 %.

Ce chiffre donne une évaluation totale du volume d’économies sur les dépenses que l’entreprise estime pouvoir ristourner (à prix constant) à la collectivité cliente sur la base de ses anticipations de coûts totaux futurs. Mais il ne mesure pas l’écart véritable de productivité entre les deux modes d’organisation. Il ne faut en effet pas perdre de vue que les prévisions comptables de cette entreprise sont établies sur la base de coûts de fonctionnement qui sont déjà automatiquement alourdis par le fait qu’elle doit supporter un certain nombre de frais et de charges supplémentaires par rapport à la régie (voir supra). Pour obtenir une estimation des véritables gains de productivité nécessaires pour dégager un tel droit d’entrée, il faut donc ajouter à ce chiffre celui du volume d’économies nécessaires pour couvrir le supplément de coûts et de charges liés au changement de statut légal de l’entreprise.

Le total - aux alentours de 45 % - mesure l’écart de productivité réel entre les deux modes d’organisation sur le marché français. On retrouve la fourchette (haute) des études anglo-saxonnes.

La seconde étude est le fait de la filiale d’un grand groupe spécialisée dans la collecte des déchets. Ses ingénieurs ont entrepris l’analyse critique du compte d’exploitation de quatre grandes régies municipales urbaines exerçant la même activité. Ils ont reconstitué ces comptes en y substituant les nonnes techniques et financières en usage dans leur entreprise (nombre d’employés par benne, temps de parcours, salaires, congés, effectifs de secours, kilométrages effectués, dépenses de maintenance, etc ... ). Résultat de l’exercice : le même service, à prestations de qualité au moins égales, pourrait être rendu par leur entreprise avec un volume de dépenses inférieur en moyenne de 30 % (entre 21% d’économies budgétaires dans le cas le moins favorable, et 49 % d’économies pour le cas le plus favorable).


Reste à savoir d’où proviennent ces colossales économies.

Pour les défenseurs acharnés du dogme du " service public ", cela ne fait aucun doute. La privatisation conduit à la diminution des effectifs, à la baisse des rémunérations, à l’allongement des temps de travail, à la réduction des temps de repos, au durcissement des conditions de travail, à l’aggravation de la répression syndicale... en un mot, à une " exploitation " accrue des employés. En fait, la réalité est très différente.

Je prendrai l’exemple des deux secteurs que je connais un peu en raison des travaux auxquels j’ai été récemment associé : la distribution d’eau et la collecte des déchets,

Si je prend le secteur de l’eau, il est vrai que la réduction des frais de personnel explique à peu près la moitié des économies réalisées lorsqu’un service de distribution passe d’un régime de régie à une exploitation privée en gestion déléguée. C’est ce qui ressort très clairement d’une série d’entretiens avec des responsables de terrain. Leur expérience leur a appris que lorsqu’ils reprennent un service en régie, ils doivent pouvoir faire tourner la même entreprise avec en gros 40 % de personnel en moins. Tout simplement parce que les régies pratiquent en matière de gestion du personnel un laxisme qu’une entreprise privée ne peut pas se permettre : durée du travail souvent inférieure, et pas de peu, à la durée de travail légale ou contractuelle; gestion défectueuse des congés et des repos compensateurs, habitudes d’absentéisme conduisant à un gonflement anormal des effectifs employés; primes accordées sans contrepartie et multipliées au fil des ans; embauches de complaisance à motivations électoralistes; départs à la retraite anticipés mais avec maintien du salarié à l’effectif jusqu’à l’âge légal de versement de la retraite, abus des contrats de sous-traitance, etc...

La reprise en main d’une régie par une firme privée se traduit rarement par les cataclysmes sociaux dénoncés par les adversaires de la privatisation. Les phénomènes d’attrition naturelle des effectifs (départs à la retraite, non remplacement des partants) permettent généralement d’atteindre en dix ans une réduction des personnels de l’ordre de 10 % par rapport au nombre de salariés ayant accepté de suivre le changement de mode de gestion. Avec les gains que rapportent une gestion plus professionnelle des ressources humaines au sein de vastes groupes industriels nationaux offrant des opportunités de complémentarité de flexibilité, mais aussi de promotion interne évidemment absentes dans les régies locales, cela suffit pour dégager les sommes évoquées plus haut, sans pour autant qu’on assiste à une dégradation nécessaire des rémunérations.

L’expérience française du secteur de l’eau montre au contraire que le passage à l’entreprise privée s’accompagne généralement d’une augmentation non négligeable des salaires offerts au personnel qui accepte la mutation - de manière à réduire les résistances -, ainsi que paradoxalement d’une amélioration des horaires de travail et, souvent, des congés supplémentaire. En contrepartie, l’effort de l’entreprise porte en priorité sur la chasse aux contrats de sous-traitance dont le travail est réintégré dans le plan de charge interne de l’entreprise. Cela permet souvent de faire l’économie de l’équivalent d’un nombre non négligeable de postes de travail. Cela conduit aussi souvent à motiver des gens qui se trouvaient réduits à ne plus exercer que des rôles de superviseurs passifs et absentéistes. Une partie des équipes est recyclée dans des équipes régionales spécialisées dans certains types de prestations ou d’interventions pour un usage " mutualisé " entre services d’une même région. La reprise par de grandes entreprises nationales spécialisées dans la gestion de réseaux de distribution et bien implantées régionalement permet de réaliser d’importantes économies d’échelles bien évidemment inaccessibles aux régies locales, même les plus grandes. L’un des domaines où ces économies d’échelle sont les plus importantes est notamment celui du dépistage des fuites. Grâce aux matériels ultra-perfectionnés mis au point dans les grands groupes, mais aussi aux motivations internes propres à l’entreprise privée, c’est dans les concessions en gestion déléguée que les taux de fuite et de gaspillages sont les plus faibles. Ce qui, en s’additionnant, représente souvent des économies loin d’être négligeables.

Les leçons sont identiques dans le domaine de la collecte des déchets. L’analyse approfondie des comptes des quatre grandes régies municipales évoquées plus haut confirme que les principales causes de coûts excessifs y relèvent plus particulièrement d’une gestion déficiente des ressources humaines, d’une durée de travail contractuelle non respectée, d’une mauvaise planification des congés, d’un ratio trop élevé de personnels administratifs, ainsi que d’une mauvaise logistique entraînant un usage sous-optimal du matériel. Par exemple, il est courant en France de voir des régies avoir une productivité de 5 tonnes par véhicule et par jour, avec 6 hommes d’équipage en moyenne, contre une nonne moyenne respectivement de 10 tonnes et de 4 hommes dans le privé, à prestation identique. D’où un parc de véhicules trop important, et donc des coûts d’exploitation, d’amortissements et financiers inutiles. Dans l’une des villes étudiées, l’atelier d’entretien et de réparation occupe 2,6 mécaniciens pour 10 véhicules, alors qu’avec les normes en usage dans la profession un seul pourrait suffire. Les horaires effectivement pratiqués y sont inférieurs de 40 % aux horaires contractuels. Dans une autre, les frais de personnel représentent 75 % des coûts directs d’exploitation alors qu’habituellement les chiffres de la profession se situent autour de 50 à 60 %. On y compte aujourd’hui 2,2 salariés de remplacement pour un travail effectif de un salarié, alors qu’il y a dix ans un taux de 1,7 salariés était suffisant pour faire face aux problèmes d’organisation posés par l’absentéisme, les congés, la gestion des repos compensateurs, etc... La troisième fonctionne avec 110 bennes alors qu’on pourrait aisément passer à 77 véhicules seulement en adoptant des moyens informatiques plus perfectionnés de gestion scientifique des itinéraires et des temps de tournée.

On retrouve des observations identiques de l’autre côté de l’Atlantique. Dans sa monumentale comparaison de 1984, Barbara Stevens montre que les entreprises pratiquant la gestion déléguée, aussi bien que les services directement gérés par des responsables municipaux, offrent en moyenne des salaires équivalents. Mais, ajoute-t-elle, il est clair que chez les premières cela s’accompagne d’une gestion beaucoup plus rigoureuses. Les entreprises privées concessionnaires affichent des taux d’absentéisme très sensiblement inférieurs à ceux des régies publiques (7,9 % en moyenne dans le privé, contre 13,4 dans le public). Les pannes de véhicules et matériels y sont moins nombreuses (taux d’immobilisation de 6,2 % contre 16,2 %). Le privé dépense en moyenne 77 cents par mile pour l’entretien des véhicules contre 53 cents dans les services municipaux. Ce qui se traduit par des véhicules dont la durée de vie est plus longue chez les premiers que chez les seconds (80 % du parc toujours opérationnel après 15 ans contre 60 % dans le public), mais également par des prix de revente à l’occasion supérieurs de 75 %. Si les entreprises privées recourent beaucoup plus intensément aux ressources du travail à temps partie, on observe aussi qu’elles donnent à leurs responsables de beaucoup plus grandes responsabilités dans la gestion des équipements et des personnels, et réussissent ainsi à mieux motiver leurs personnels. Résultat : des écarts de performances très nets : là où l’équipage d’un véhicule public assure la collecte d’environ 450 à 650 foyers par jour (à Los Angelès), une équipe privée, opérant dans des secteurs de même profil démographique et assurant un service identique, en visite 700, voire 900 pour les services les plus automatisés.

A ces observations de terrain, j’ajouterai deux autres témoignages à caractère plus général concernant la sources des économies de gestion liée à la privatisation.

Le premier est celui de Pierre Bellon, le PDG d’une grande firme spécialisée dans la restauration collective, et habituée à travailler en gestion déléguée pour le compte de nombreuses collectivités locales françaises. Il y a quelques années celui-ci présentait ainsi les quatre grands avantages qu’il voyait à la gestion déléguée :

1. - La spécialisation. Une société spécialisée dans une fonction ou un service apporte à la collectivité une plus large gamme de prestations susceptibles de mieux répondre à ses besoins, et de s’adapter à tous les cas de figure possibles, en raison même de son expérience passée avec un grand nombre de clients différents.
2. - La puissance d’achat. Le regroupement des achats - et des politiques d’achat - par un organisme commun permet des baisses de coûts souvent considérables.
3. - La productivité du personnel. Grâce à sa taille, l’appartenance à un groupe permet d’offrir à son personnel des possibilités de formation, de promotion interne et de carrière avec lesquelles aucun service municipal ne peut évidemment rivaliser. Résultat : une meilleure motivation.
4. - L’expertise technique et l’innovation. Quel est l’intérêt d’innover si on ne peut espérer amortir son effort au-delà du périmètre restreint du service local que l’on gère ? Le problème est tout différent si l’on fait partie d’un grand groupe industriel où l’innovation que l’on développe ici parce que l’on a rencontré un problème particulier à traiter, peut être ensuite rentabilisée en l’appliquant dans un grand nombre d’autres chantiers ou services gérés par la même entreprise.

Le second témoignage est celui du maire de Wandsworth, la première ville britannique à avoir expérimenté dès 1978 la technique de la mise en concurrence obligatoire de ses services municipaux. Invité il y a plusieurs années à un colloque organisé par l’Institut EURO 92 que je dirige, il avait résumé ainsi les cinq leçons de son expérience de privatisation :

a) La remise en concurrence périodique des contrats -Contraint les équipes au travail, qu’elles soient employées par des sous-traitants privés, ou qu’elles soient directement payées par la municipalité, à remettre régulièrement en cause leurs méthodes de travail et d’organisation, et à rechercher la productivité.
b) La gestion des activités sous-traitées à des entreprises privées est moins vulnérable aux menaces et actions concertées. des syndicats. Un service local géré par une entreprise appartenant à un grand groupe spécialisé dans la sous-traitance d’une certaine activité ou fonction à travers tout le territoire bénéficie de davantage de possibilités de circonvenir et de résister aux effets néfastes de certaines pratiques restrictives d’origine syndicale.
c) le recours aux services de grandes entreprises nationales spécialisées dans l’offre de services locaux particuliers permet d’amortir les coûts fixes sur des niveaux d’activité qu’aucune entreprise municipale qui ne doit que compter sur ses seules ressources, pourra jamais espérer. Il en résulte une augmentation très forte du niveau de flexibilité de l’offre qui est en mesure, lorsque le besoin existe, de mieux tenir compte de la diversité des préférences de la clientèle locale.
d) cela permet également de réaliser d’importantes économies d’échelle au niveau de l’équipement et de l’utilisation du matériel.
e) une firme de spécialistes, confrontée à une grande diversité de clientèles locales, et susceptible d’amortir ses coûts sur des chiffres d’affaires élevés, investira dans ses activités de recherche, de développement et de mise au point de produits ou de technologies nouvelles, des sommes inaccessibles même à de très grandes municipalités.

Ainsi, au total, le développement de la gestion déléguée permet de faire apparaître de nombreuses économies d’échelle dans l’accomplissement de tâches municipales que seules sont en mesure de capter de grandes entreprises ayant la capacité de répartir certains frais fixes entre plusieurs collectivités clientes.


Pour terminer, J’évoquerai enfin le fameux argument de la qualité. Pour les défenseurs du " service public ", la privatisation et la mise en concurrence conduiraient nécessairement à une dégradation de la qualité des services et prestations rendus.

Là encore, il s’agit d’une affirmation tout à fait contrefactuelle. La réalité est exactement inverse. Les études récentes faites sur ce sujet, que ce soit par exemple en Angleterre (pour la collecte des déchets), en France (pour la distribution d’eau) , ou aux Etats-Unis (dans le secteur de l’assainissement), concordent pour démontrer que, d’une part, les contractants privés sont généralement beaucoup respectueux des règlements de sécurité, d’hygiène et autres, que ce n’est paradoxalement le cas pour les régies publiques; d’autre part, que le degré de satisfaction des consommateurs ou usagers est généralement plus grand lorsqu’il s’agit de services passés en délégation que de services restés en régie.

Un tel résultat ne devrait pas nous surprendre. Il est lié à un aspect particulier de la gestion déléguée, souvent oublié, qui tient à la nature même de la relation contractuelle entre une collectivité et une entreprise privée : le contrat impose

l’entreprise des obligations claires et nettement définies. Il attribue des responsabilités précises, qui peuvent ensuite être aisément mises à contribution,

En cas de non respect ou de défaillance, le contrat indique précisément qui est responsable de quoi. Cette responsabilité peut être facilement activée. L’activité d’un service public, par contre, est généralement régie par des textes vagues ne déterminant que des objectifs flous. Les responsabilités ne sont jamais clairement désignées, et les sanctions sont rares. La conséquence est que, pour éviter des ennuis qui sont beaucoup plus certains pour ses responsables que pour ceux de la régie, l’entreprise privée est incitée en général à faire " mieux que ce que la réglementation exige ". Dans ce domaine, la réglementation a plutôt pour effet pervers d’inciter les services municipaux à ne pas remplir les obligations de la réglementation, de manière à mieux justifier l’urgence de leurs demandes de concours publics.

Toutes ces observations sur les performances économiques comparées des régies et des gestions déléguées sont conformes à l’enseignement le plus fondamental de la théorie économique. Même s’il peut y avoir des exceptions qui, selon la formule célèbre, infirment la règle, la forme juridique de la propriété n’est pas quelque chose de neutre, du point de vue de l’allocation des ressources et de l’efficacité économique. Il s’agit d’un fait qui ne doit rien aux hommes ni à leurs qualités professionnelles ou humaines, mais qui résulte simplement du contexte institutionnel propre à chaque système de gestion. C’est parce que la structure des " droits de propriété " qui y déterminent les mécanismes de motivation interne et externe, mais aussi de sanction, sont différents, que les résultats, eux aussi, le sont.

Je sais bien que tout cela n’est pas encore accepté par tout le monde. C’est ainsi qu’il n’y a pas moins de deux ans, en France, un document officiel du Commissariat au Plan n’hésitait pas à affirmer que rien ne démontrait la supériorité économique des modes de gestion privée. Il n’y a pas pires sourds que ceux qui ne veulent pas entendre. J’espère vous avoir convaincus, exemples et preuves empiriques à l’appui, qu’il n’en est rien.