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Du droit de nature aux droits naturels

par Henri Lepage

Les origines historiques de la déclaration américaine des droits
L'héritage anglais
La constitution "à l'ancienne"
La nouvelle conception américaine de la constitution
Le glissement du droit naturel aux droits naturels
De la rule of law anglaise à la Déclaration des droits
Souveraineté de la Constitution contre omnipotence du Parlement


Les origines historiques de la déclaration américaine des droits

Des déclarations américaines de 1776 à la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, il est clair qu'il existe une étroite filiation. Dans sa déclaration du lundi 27 juillet 1789, l'Archevêque de Bordeaux, rapporteur du comité choisi par l'Assemblée Nationale pour rédiger le projet de Constitution, y fait explicitement référence : "Cette noble idée, conçue dans un autre hémisphère, devait de préférence se transplanter d'abord parmi nous. Nous avons concouru aux événements qui ont rendu à l'Amérique septentrionale sa liberté. Elle nous montre sur quels principes appuyer la conservation de la nôtre; et c'est le Nouveau Monde, où nous n'avions autrefois apporté que des fers, qui nous apprend aujourd'hui à nous garantir du malheur d'en porter nous-mêmes." L'idée même de promulguer un exposé des droits fondamentaux, comme acte préliminaire de la Constitution, avait été rendue familière aux esprits de ce temps par le récent exemple de l'Amérique. C'est ainsi que beaucoup de" cahiers de bailliages" présentaient déjà sous cette forme les principes juridiques qu'ils souhaitaient mettre à la base de la nouvelle organisation politique du pays.

La communauté de sources intellectuelles est elle-même évidente. Tant le texte de 1789 que les proclamations américaines de 1776 ont en commun l'affirmation que les hommes sont"par nature libres et indépendants", qu'ils possèdent des droits inaliénables limitant le pouvoir de l'Etat et que le fondement de la légitimité politique ne se trouve, selon ce schéma contractualiste, que dans l'accord des individus autour de la nécessité d'un gouvernement chargé de garantir ces droits. Pour les constituants français, comme pour les constituants américains de la décennie précédente, ces droits se présentent comme des "pouvoirs" individuels, dont le caractère universel et absolu, donc inaliénable, se déduit purement et simplement d'une analyse logique de la nature individuelle de l'homme. Pour les uns et les autres. ils s'inscrivent dans une conception"subjectiviste" des origines du droit. en rupture radicale avec la tradition des juristes médiévaux formés à l'école d'Aristote, de saint Thomas et du droit naturel "classique". On n'y cherche plus les sources du droit dans l'observation directe de la réalité sociale ou de la nature de la société (dont il est désormais fait table rase), mais dans un effort d'introspection intellectuel sur la nature de l'homme qui conduit à la formulation de vérités premières et de principes incontestables découverts grâce à l'exercice de nos facultés rationnelles. Du point de vue de l'histoire de la pensée, ces déclarations ont pour point commun de proclamer l'avènement de ce qu'on appelle "la Modernité".

Cependant, il ne suffit pas de proclamer que l'Homme a des droits; encore faut-il les protéger, en garantir la protection effective. Au-delà du parallélisme apparent qui marque les déclarations, c'est ici que l'expérience française et l'expérience américaine divergent radicalement. Alors que la constitution des Etats-Unis institue un contrôle de constitutionnalité des lois, exercé par les tribunaux et divorcé de toute interférence législative, les Français s'enfoncent au contraire dans le dogme de la toute puissance et de l'infaillibilité du législateur. Résultat: moins de deux ans après que l'existence des droits individuels ait été solennellement proclamée, ceux-ci sont allégrement piétinés par le premier gouvernement"totalitaire" de l'histoire occidentale (l'épisode de la dictature jacobine sous "la Terreur". Par la suite, l'histoire politique française sera régulièrement ponctuée de révolutions et de coups d'état accompagnés de violations de la Constitution, ainsi que d'atteintes à la sûreté des individus et à l'indépendance de la Magistrature. Jusque encore récemment, la démocratie française continuera de s'accommoder de procédures et de juridictions d'exception normalement impensables dans une société de droit.

Pourquoi ce qui fut possible aux États-Unis ne l'a-t-il pas été en France ? La réponse figure dans un document réalisé en 1988 et distribué lors d'un séminaire du Liberty Fund organisé à Montréal par Pierre Lemieux (Les Droits de l'homme : approches française et américaine). Ce qui suit reprend seulement la première partie de ce travail. Elle raconte l'histoire des origines de la déclaration américaine des droits en utilisant comme source principale d'information le livre de Bernard Bailyn: The Ideological Origins of the American Revolution (Belknap Press, 1967).

L'héritage anglais

La question de la"représentation" est le premier grand problème intellectuel qui divisa l'Angleterre et ses colonies. Elle se manifesta à l'occasion du conflit qui opposa les Américains au gouvernement anglais à propos de ses projets de nouveaux impôts. Politiquement, il s'agissait d'un problème secondaire. Mais le glissement de sens qui se manifesta à cette occasion eut les conséquences les plus importantes.

La caractéristique de l'Amérique coloniale était d'avoir reconstitué sur son territoire une forme de"représentation" politique largement pratiquée par les institutions anglaises à l'époque médiévale, mais depuis lors tombée progressivement en désuétude et remplacée, aux XVe et XVIe siècles, par une autre approche. A l'origine, au Moyen Age, la présence de "représentants élus" au Parlement était une technique dont la finalité était de permettre à des hommes de terrain, intimement liés aux intérêts de la localité dont ils venaient, de se faire les avocats auprès du pouvoir royal siégeant au Parlement des soucis et préoccupations de leurs électeurs. Siéger au Parlement n'était pas une fonction particulièrement recherchée. C'était même considéré plutôt comme une contrainte, imposée à son corps défendant par des autorités locales qui s'efforçaient de lier à leurs intérêts, de la façon la plus contraignante possible, ceux qui se trouvaient ainsi désignés. C'est ainsi que ces"représentants" étaient nécessairement choisis parmi des gens résidant obligatoirement dans la commune et y jouissant autant que possible de certaines propriétés. Ils se voyaient donner un mandat impératif fixant de manière détaillée et minutieuse ce qu'ils pouvaient faire, ce qu'ils pouvaient dire et ce qu'ils pouvaient négocier. En conséquence, ceux qui représentaient les communes du pays dans les Parlements médiévaux n'agissaient pas en tant que "représentants du peuple", comme on dirait aujourd'hui, le peuple y étant pris "en général", mais en tant que porte-parole des groupes spécifiques qui les avaient mandatés.

Lorsque se forment les colonies d'Amérique, les pratiques parlementaires anglaises ont complètement changé. Au XVIe siècle, la pratique des mandats impératifs a disparu. L'habitude s'est prise de considérer les députés non plus comme les représentants directs des intérêts particuliers des paroisses du royaume, mais comme les délégués de l'ensemble des communes du pays. Le Parlement est devenu le symbole de la nation assemblée, et ses membres sont désormais censés parler au nom de tout le pays. Ils représentent l'intérêt du royaume. Le Parlement, explique Burke, n'est plus un congrès d'ambassadeurs rivaux s'affrontant pour se partager les faveurs financières de la couronne, mais une assemblée délibérative poursuivant le bien commun de la nation.

Le débat sur la nature des mandats

Mais en Amérique les choses se passent différemment. L'évolution se fait en direction opposée. Les institutions dont se dotent les colons s'orientent vers un retour aux formes médiévales du mandat de représentation. La cause en est l'environnement particulier dans lequel se trouvent les colonies. Souvent isolées les unes des autres, à l'image des bourgs et villages du Moyen Age, elles vivent de façon presque totalement autonome. Elles ont plus à perdre qu'à gagner de toute interférence d'un pouvoir central dans leurs affaires. Eloignées de l'appareil d'État, elles y voient plus un débiteur (à cause des impôts) qu'un bienfaiteur. Et lorsqu'elles recherchent l'intervention des autorités, c'est plutôt pour soutenir des causes particulières, voire privées. De ce fait, les colonies se forgent une conscience aigué de leurs particularisme. Elles l'entretiennent. Et une manière pour elles de le défendre est de lier leurs représentants politiques par des mandats autant que possible impératifs. C'est ce qui se passe, par exemple, dans le Massachusetts où, dés les premières années de la colonie, l'habitude se prend d'imposer des consignes de vote obligatoire aux délégués qui représentent les communes au Tribunal général de la colonie.

Si l'on ajoute à cela le fait que les intérêts des colonies sont représentés à Londres par des "agents" (parmi lesquels des membres du Parlement) qu'elles rémunèrent pour leurs services, on comprend mieux la nature du conflit qui éclate, lorsque le Parlement britannique vote une loi dont l'effet est d'imposer aux populations d'Amérique le versement de nouveaux impôts. Alors qu'elles y voient une atteinte à leurs libertés traditionnelles, le gouvernement anglais répond en leur faisant remarquer que ce vote est le résultat d'une délibération où elles n'étaient pas moins "représentées" que la plupart du peuple même d'Angleterre. A l'origine des événements qui vont conduire l'Amérique à l'indépendance se trouve ainsi un débat politique sur le contenu de la notion de "représentation" et sur la nature des mandats politiques.

Le résultat de cette polémique fut de remettre au goût du jour, en Amérique, les idées et théories des auteurs "radicaux" anglais qui avaient été à la mode un siècle plus tôt à l'époque de la "Glorieuse Révolution", mais qui étaient ensuite plus ou moins retombés dans l'oubli après les événements de la Restauration monarchique. Il y avait encore, en Angleterre, une littérature "radicale" qui s'exprimait en marge des grands courants de la pensée politique du pays. S'en réclamaient les leaders les plus intransigeants de l'opposition parlementaire, qui dénonçaient le pourrissement des moeurs, la concussion ainsi que le glissement du régime vers une nouvelle forme d'"autoritarisme" et d' "absolutisme" du Parlement. Toutes formes de critiques et d'argument qui ne pouvaient qu'éveiller un profond écho dans une opinion coloniale elle-même heurtée par l'attitude autoritaire du Parlement et du gouvernement anglais.

Une nouvelle conception de la loi

C'est ainsi que s'est répandue de l'autre côté de l'Atlantique l'idée que l'expression du consentement de ceux qui sont gouvernés au pouvoir de ceux qui les gouvernent ne devrait pas se limiter aux périodes exceptionnelles où un peuple renverse le gouvernement qui l'opprime dans un dernier effort pour défendre ses droits et ses libertés ; ni même aux seuls moments où un gouvernement est pacifiquement renvoyé pour être remplacé par un autre ; mais devrait relever d'un processus continu d'assentiment visant à assurer que le gouvernement est bien à tout instant le fidèle reflet des désirs, des souhaits, des préoccupations et des sentiments du peuple. Là où c'est le cas, là où le peuple se trouve directement impliqué, point par point, décision par décision, dans la conduite des affaires par la présence de représentants eux-mêmes intimement liés aux intérêts particuliers de ceux qui leur ont confié leur mandat, le consentement au pouvoir est une réalité autonome. Le gouvernement n'a plus d'existence autonome. Ce n'est plus un "être à part", un corps autonome et extérieur.

Il devient "la chose du peuple", pour le peuple. Son autorité n'a d'autre origine que le consentement régulièrement renouvelé de ceux qui acceptent ainsi d'être gouvernés. Rédigée par des colons plus habitués aux formes anciennes du mandat "impératif" qu'aux subtilités modernes de l'idée de représentation"nationale", la pensée des "radicaux" accouche d'une conception de la démocratie aux antipodes des conceptions rousseauistes de la "volonté générale".

Cependant, plus fondamentalement encore, ce sont les notions mêmes de droit et de loi qui s'en trouvent transformées. Dans l'approche traditionnelle de Blackstone, mais aussi de Hobbes, la loi est un décret qui vient d'une autorité "supérieure" et qui contraint le subordonné à obéir. Dans ce sens, la loi n'est que le produit d'une"volonté" supérieure émanant d'une personne ou d'un groupe ayant une existence autonome et indépendante et dont l'autorité s'étend sur les sujets de droit. Mais dés lors que l'on se met à penser le phénomène de la"représentation "comme une forme de substitution au gouvernement direct du peuple par lui-même, tout change. Emerge alors l'idée, totalement neuve, que le pouvoir contraignant de la loi n'a pas d'autre source que le consentement continu des gouvernés: "la seule raison qui peut faire qu'un homme libre et indépendant se doit d'obéir aux lois faites par d'autres hommes est qu'il y a lui-même consenti". L'affirmation, que l'on ne saurait être lié par aucune autre loi que celles auxquelles on a soi-même consenti directement ou par l'intermédiaire de ses représentants, est un événement révolutionnaire qui, à l'époque, ne pouvait s'autoriser d'aucune racine dans les institutions, ni dans la constitution britannique.

Autre conséquence: une profonde transformation de l'idée que les Américains se font de ce qu'est une constitution, de son rôle, de la signification et de la portée des droits pour la protection desquels on s'y réfère.

La constitution "à l'ancienne"

Dans la tradition politique anglo-saxonne du XVIIe siècle, la constitution n'est autre que"cet assemblage de lois, de coutumes, de traditions et d'institutions qui forment la structure générale à partir de laquelle s'organise la distribution des différents pouvoirs d'Etat, ainsi que la protection et la sûreté des droits respectifs des membres de la communauté". C'est en Amérique, aux alentours des années 1760-1770. que se forme le concept moderne d'un document imposant une "limite constitutionnelle" aux pouvoirs et aux actions du Parlement.

La première trace apparente d'une telle mutation apparaît dans les écrits du juge Otis. auteur notamment d'un ouvrage "Rights of the British Colonies". En 1761. il affirme qu'une décision du Parlement qui irait à l'encontre de la constitution serait nulle et non avenue, et que c est le devoir des tribunaux à la Common law que de le faire savoir. Pour cela, il invoque l'autorité d'un arrêt de Coke stipulant qu'" il existe des principes de droits et des principes de justice supérieurs contre lesquels ne peuvent aller aucune loi ni décision du Parlement". Cette affirmation est difficile à concilier avec la pratique politique de l'époque qui donne au Parlement une suprématie décisionnelle absolue. A l'examen, il s'avère qu' Otis a tout simplement mal interprété une phrase sortie de son contexte. L'arrêt de Coke visait les situations de droit où se posent des problèmes d'interprétation créés par des conflits de lois mal harmonisées entre elles. Dans ce cas, expliquait le célèbre juriste britannique, c'est aux tribunaux de "redresser" les décisions parlementaires en tenant compte des grands principes juridiques reconnus. Mais il n'était pas question d'aller plus loin et de reconnaître aux tribunaux un droit de censure sur les décisions du Parlement. C'était quelque chose qui, à l'époque, ne pouvait même pas être conçu.

Mais dès lors qu'on évoque la possibilité d'une telle "censure", s'ensuivent une multitude de questions dérivées.

Il faut définir plus concrètement, et de manière plus précise, cette "constitution" que les décisions des parlementaires ne peuvent pas violer. On est amené à concevoir qu'il existe des principes juridiques et des règles de droit qui seraient plus fondamentales que d autres et qui leur seraient supérieures parce qu'en quelque sorte"antérieures". Mais cela n'a aucun sens dans le cadre du système traditionnel de représentation où le concept de"constitution" est conçu comme une manifestation de l'ensemble de l'ordre juridique et institutionnel hérité des coutumes politiques du pays. Par ailleurs, comme le Parlement fait lui-même partie intégrante de cette "constitution" et qu'il y exerce, du moins en théorie, concurremment avec ses fonctions législatives. une fonction de tribunal suprême, il est difficile d'imaginer que des tribunaux d'un ordre inférieur puissent en annuler les décisions.

Otis s'en sort par une série de contorsions. Seul le pouvoir législatif, reconnaît-il, a le pouvoir d'"annuler" des décisions qui seraient en contradiction avec l'ensemble de lois, de principes et d'institutions qui forment la constitution du pays. Mais, ajoute-t-il, c'est le rôle des tribunaux que de formuler leurs décisions de manière à éveiller l'attention du Parlement sur les lois qu'il lui conviendrait, en toute raison et justice, d'abroger en raison de leur non-conformité au système de droit du pays.

L'essentiel est sauf. Mais, en se livrant à une telle gymnastique, Otis a lancé un débat qui en quelques années débouche sur des solutions politiques que personne n'aurait pu prévoir. L'idée que le Parlement peut se tromper, mais que, s'il se trompe, il saura nécessairement se corriger, est belle, mais elle correspond déjà à un anachronisme sérieusement dépassé. Dans les faits, sinon en théorie, le Parlement anglais a perdu toutes les vertus d'une autorité judiciaire suprême, cependant que ses fonctions politiques s'hypertrophiaient au fur et à mesure qu'il se transformait en une sorte d'autocrate collectif. D'où l'accusation qui est lancée par l'opinion la plus"radicale" des colonies de s'aplatir devant l'absolutisme et l'arbitraire.

La nouvelle conception américaine de la constitution

En 1768, Samuel Adams écrit à la Chambre des représentants du Massachusetts que"la constitution ne peut qu'être un document fixe, dont toute institution politique - qu'il s'agisse du pouvoir législatif suprême aussi bien que de l'exécutif - tire obligatoirement son autorité". A la même époque, William Hicks de Philadelphie fait remarquer qu'il voit mal comment on pourrait s'autoriser d'aucun principe pour limiter le pouvoir de décision de l'Etat. Si, simultanément, on continue à considérer que les lois et décisions législatives font partie de la constitution pour la simple raison qu'elles ont été promulguées par l'Etat, il n'y a, explique-t-il, rien de sacro-saint dans les formes de gouvernement que nous avons héritées du passé ; il s'agit de simples pratiques contingentes dont les défauts et insuffisances sont, le cas échéant, à corriger par comparaison avec un modèle idéal.

Le mot essentiel est lâché. Pour la première fois, l'opinion se met à faire une nette différence entre les concepts de constitution et d'Etat: "C'est, écrit Zubly en 1769, le Parlement qui tire ses pouvoirs de la constitution, et non l'inverse". "La constitution, continue-t-il, est un document permanent et définitif que le Parlement ne peut pas plus changer qu'il ne peut faire de lois entrant en conflit avec elle ou portant atteintes aux privilèges et libertés des sujets britanniques. Le pouvoir du Parlement, et celui de chacune de ses branches, s'arrête aux limites qui lui sont assignées par la constitution."

C'est ainsi, aux alentours des années 1770, que se forme l'acception moderne de la notion de constitution. En 1776, l'année de la Déclaration d'indépendance, un auteur anonyme en donne la définition suivante: "Il est fréquent que les gens confondent les notions de constitution et de forme de gouvernement, alors qu'il s'agit de choses parfaitement distinctes et répondant à des fonctions différentes. Toutes les nations ont un gouvernement. Mais il en est peu, en revanche, qui aient une véritable constitution. Le rôle d'une constitution est de poser les limites que le pouvoir d'État ne peut pas dépasser. Pour qu'elle puisse remplir ce rôle, il est indispensable que la constitution s'enracine dans une légitimité puis forte que celle de faire de simples lois. Elle ne peut bénéficier de cette autorité que Si elle est le produit d'un acte de tous et Si elle se matérialise dans l'expression d'une charte écrite affirmant sa permanence". Ainsi conçue, la constitution décrit cette "part de liberté que chacun doit sacrifier pour répondre à la nécessité de bénéficier d'une protection publique ; mais à la condition que la manière dont sont désignés les dirigeants, la durée de leurs mandats, les grandes lignes de leurs pouvoirs soient elles-mêmes inscrites dans ce document".

Ce sont les mêmes idées que l'on retrouve, dans un autre écrit, publié la même année à Philadelphie, mais avec une description plus précise et minutieuse des procédures qui doivent être observées pour la rédaction et la promulgation de tels documents : les constitutions doivent être élaborées par des conventions de délégués du peuple expressément désignés pour cette tâche; elles ne seront jamais modifiées, altérées ou changées, autrement que par recours à des procédures de pouvoir et de délibération identiques à celles qui ont servi la première fois. Le constitutionnalisme moderne est né.

Le glissement du droit naturel aux droits naturels

L'affirmation de droits individuels inaliénables, propres à toute forme d'humanité, n'est pas une nouveauté, même au XVIIIe siècle. C'est une notion qui existe déjà depuis longtemps, qui est comprise par tous et qui fait partie de la "constitution" anglaise - mais dans le cadre d'un contexte philosophique et d'une conception du droit différents de notre manière de voir contemporaine.

Pour les Anglais du XVIIIe siècle, ces "droits et libertés" font partie intégrante de la Common law, au même titre que les lois, les chartes, les privilèges et les institutions politiques et juridiques qui déterminent ensemble la constitution du royaume et de l'empire. C'est la Common law, avec toutes ses procédures et traditions, qui donne aux droits des individus leur matérialisation concrète et les protège grâce à sa mécanique complexe. Mais alors, raisonne un juge de Rhode Island, Martin Howard, en 1765, que va-t-il advenir de ces droits et libertés Si ce dispositif protecteur - la constitution – est "dissocié" du bras séculier de l'État, et Si on se met à y voir plus une sorte de modèle "idéal" plutôt qu'un arrangement concret et vivant d'institutions et d'actes juridiques ? Est-il cohérent de se réclamer de l'héritage de la Common law et en même temps d'en conserver certains rouages tout en rejetant d'autres ? Ce comportement arbitraire ne risque-t-il pas de nuire en définitive à la protection même des libertés dont l'appareil de la Common law était la garantie ?

La question est loin d'être idiote. James Otis y réplique en reprochant au juge de faire un amalgame entre droits individuels, droits des personnes, privilèges et libertés, notions qui ne relèvent pas de la même logique devant la Common law. Si les privilèges et libertés des personnes" morales" (les corporations, par exemple, les compagnies marchandes), explique-t-il. relèvent de la simple faveur du donneur et sont donc une création, dont la protection dépend des rouages de la justice coutumière, les Anglais, eux, jouissent, en revanche, de "droits personnels naturels et absolus " par la seule vertu des lois de Dieu et de la nature, protégés par la Common law et la constitution simplement parce que celles-ci sont "Si admirablement construites sur les principes des premières ".

En fait, Otis ne répond pas vraiment aux objections de son interlocuteur. Mais la renommée et l'audience de ses écrits ont pour conséquence de focaliser de plus en plus la discussion politique et constitutionnelle sur le caractère universel et imprescriptible des "droits de l'homme ". Un avocat de Pennsylvanie, John Dickinson, dénonce radicalement l'idée que les droits personnels puissent être une question" de faveur et de grâce". Acclamé par les députés de la colonie, il affirme que les libertés de ses concitoyens sont fondées sur" la reconnaissance des droits liés aux caractéristiques fondamentales et propres à la nature humaine" La valeur d'une charte telle que celle qui organise la vie des Pennsylvaniens, y remarque-t-il, vient de ce qu'elle reconnaît sans ambiguïté la véritable nature des libertés individuelles, indépendamment de toute référence archaïque aux rouages complexes des systèmes coutumiers anciens. En 1765, il écrit qu'une Charte est une "déclaration" qui affirme des droits, et non la matérialisation d'un don". Les grandes lois écrites - comme la Magna Charta -, explique-t-il, "ne créent aucune liberté ; elles doivent être considérées seulement comme une affirmation déclaratoire de nos droits".

La logique du raisonnement est de conduire au point où ne seront reconnues comme légitimes que les lois positives et les mesures légales qui se conforment aux exigences universelles des "droits naturels". Ce point sera atteint en 1775 lorsque Alexander Hamilton déclare pompeusement : "Ce n'est pas dans les parchemins jaunis de nos greniers que l'on découvrira les droits sacrés de l'humanité ; ceux-ci sont comme inscrits de manière indélébile dans tout le registre de la nature humaine, par la main même du Créateur, et ne pourront jamais en être effacés par la main d'un simple mortel. "Pour les Américains de l'époque, il n'est pas question de répudier l'héritage juridique anglais. Bien au contraire. Leur seule préoccupation est de faire reconnaître que, selon les propres termes de Jefferson,"la source de nos droits se trouve dans les lois de la nature, et non dans les faveurs du Lord Chancelier" ; et qu'en conséquence ce qui importe en matière de libertés, c'est l'idéal par rapport auquel se mesure l'état réel et actuel des droits.

Mais quel est cet"idéal " ? Que faut-il y mettre ? Quels sont ces"droits de l'homme" qui y figurent ? La Vie, la Liberté, la Propriété sans doute, mais en quel sens en particulier ? Ne faut-il pas en donner une définition précise, ferme et définitive ? Peut-on réduire toute la richesse et toute la sagesse accumulées par des siècles de tradition et d'expérience juridique au simple énuméré d'une déclaration nécessairement trop brève et trop sèche ? A l'inverse, n'est-il pas impératif de spécifier dans un code rigoureux ce que sont les droits principaux de l'homme, Si on veut que ceux-ci servent de contrainte effective à l'action des hommes de l'Etat ?

C'est Arthur Lee qui, en 1768, prend le premier l'initiative de convier ses concitoyens à rédiger une"déclaration des droits". Un an plus tard, l'idée est reprise par Andrew Eliot. Lorsque, sept ans plus tard, les leaders de la Révolution passeront aux actes, l'idée est tellement entrée dans les esprits que personne ne songera à y faire la moindre objection.

De la rule of law anglaise à la Déclaration des droits

Cette évolution implique une révolution mentale. Pourtant, à l'époque, elle passe presque inaperçue des contemporains pour des raisons, là encore, liées aux particularités de la vie et de l'environnement colonial. Même Si l'idée d'une constitution écrite est alors totalement étrangère à la logique du droit coutumier anglais, en réalité les colonies d'Amérique connaissent pratiquement depuis le début de leur existence de tels documents ou leur équivalent. A l'origine, ces"charters" avaient une finalité principalement commerciale. Il s'agissait d'actes royaux autorisant l'établissement d'une colonie, de la même manière que la fondation d'une compagnie marchande était soumise à la reconnaissance d'une charte royale, accompagnée de l'attribution de"privilèges" particuliers. Mais, compte tenu des circonstances (l'éloignement, l'isolement, l'afflux des colons), l'habitude s'est rapidement prise d'en faire de véritables instruments de gouvernement local. C'est, par exemple, ce qui s'est passé dans celles des colonies dont l'histoire a commencé sous la forme quasiment féodale d'une concession personnelle de terres à des individus entreprenants acceptant les risques de l'aventure et de la découverte. L'histoire la plus connue est celle de William Penn qui consacra son existence à organiser la vie des Quakers dans le cadre de sortes des constitutions privées, inspirées par ce qu'il y avait de plus moderne dans la littérature politique de son temps.

Le temps passant, ces chartes écrites deviennent le dépositaire des privilèges et"libertés" autour desquels s'est fondée la colonie. Elles sont la mémoire du contrat initial passé entre le souverain (qui, dans le droit anglais, est le "propriétaire" de toutes les terres) et les premiers colons. Elles sont la garantie de leurs "droits" et de ceux de leurs descendants, face aux tentations possibles d'abus du pouvoir. A ce titre, elles prennent de plus en plus le caractère d'une loi transcendante qui, au nom du "contrat" initialement conclu entre les fondateurs et la couronne, définit les formes du gouvernement civil et des différents pouvoirs, détermine leur principe, les limites du domaine de l'autorité royale, ainsi que les droits, privilège et libertés partagés par les différentes classes de la population. Dans ces conditions, le passage de "quasi-constitutions écrites" à d'authentiques constitutions, au sens moderne du terme, se fera tout naturellement, sans que cela pose aucun problème - sinon celui d'expliciter de manière plus formelle le contenu et la signification de telles institutions.

Il en va de même de la "déclaration des droits". L'extraction progressive de droits abstraits à partir des pratiques concrètes et circonstanciées de précédents coutumiers n'était pas, pour les Américains, une chose réellement nouvelle. Il s'agissait même, pourrait-on dire, d'une pratique qui leur était souvent devenue familière, avant même que le concept n'émerge de manière théorique au niveau de la pensée politique.

Isolés loin de la civilisation, manquant le plus souvent d'expertise juridique, et tout simplement de juges professionnels, les premiers colons ressentirent dès le début le besoin de se doter d'instruments commodes permettant de faire respecter la loi et donc d'abord d'en formuler les contours essentiels (par exemple, en dressant tout simplement la liste de ce qui est permis ou de ce qui ne l'est pas). C'est ainsi que, dès 1636, les Pèlerins du Mayflower dressent une sorte de code dont l'apparence ressemble à s'y méprendre à une déclaration fruste et élémentaire des droits. De même, deux décades plus tard, les Puritains élaborent un abrégé censé leur rappeler l'essentiel des lois et des droits des Anglais. Ce document jouera un rôle très influent dans le développement des colonies de la Nouvelle Angleterre.

En 1683, l'Assemblée Générale des habitants de New York vote une "charte des libertés et privilèges" qui doit servir de constitution à la colonie, mais s'accompagne aussi d'une énumération des droits individuels exprimés sous la forme négative d'interdictions catégoriques à l'encontre de ce que peut faire le gouvernement : nul ne pourra faire l'objet d'arrestations et d'emprisonnements arbitraires ; nul ne pourra être soumis à l'imposition forcée, à la loi martiale, à l'obligation de nourrir des forces armées en temps de paix, au paiement de taxes féodales, à des limitations arbitraires de son droit de propriété, à un jugement sans jury, etc.

La encore, l'un des documents les plus remarquables de l'époque est celui conçu par William Penn pour la province du West New Jersey, en 1677. Il s'agit d'assurer la distribution des terres (et donc la garantie des propriétés), mais aussi l'organisation du gouvernement, ainsi que la description dans le détail le plus grand possible de ce que sont"les lois communes ou les droits et privilèges fondamentaux" des habitants. L'objectif, y est-il spécifié, est de conserver autant que possible intactes dans le Nouveau Mexique toutes les libertés qui résultent des lois fondamentales du peuple anglais.

Souveraineté de la Constitution contre omnipotence du Parlement

Ces documents écrits n'ont rien à voir avec ce que seront, à la fin du XVIIIe siècle, les déclarations modernes des droits individuels. Elles ne se prétendent pas décrire, ni définir des droits personnels abstraits dont l'antériorité logique s'imposerait tant aux juges qu'au législateur. Elles ne visaient qu'à apporter aux colons une compilation aussi simple et pratique que possible de l'essentiel de ce qui faisait le droit anglais de leur époque.

Mais la contrainte d'écriture a sa logique propre qui fait que peu à peu, dans leur effort pour extraire l'essentiel des complexités du droit coutumier, leur rédaction s'est fixée dans une forme définitive très proche du langage qui sera utilisé au moment de la Déclaration d'Indépendance, mais dans un contexte intellectuel différent.

Le peuplement progressif des établissements coloniaux, leur développement économique, l'installation d'une justice professionnelle feront qu'au XVIIIe siècle ces"recollections" des droits tomberont quelque peu en désuétude. Mais leur souvenir restera vivant dans la mémoire des révolutionnaires qui, le moment venu, pour s'opposer aux prétentions absolutistes du Parlement anglais, n auront en quelque sorte qu'à les réactiver.

Comparons maintenant la conception que se faisaient de la démocratie les constituants français de 1789 avec celle des conventionnels américains de 1778. Les uns et les autres partent d'un fonds d'idées communes que l'on peut résumer ainsi : les membres d'une même communauté politique passent entre eux un "pacte social" qui s'exprime dans une "constitution écrite", dont le but est de protéger de toute la force du corps social un "certain nombre de droits individuels et de libertés publiques" que les Anglais considéraient comme des droits historiques, les continentaux comme des droits naturels et les Américains comme des droits naturels et providentiels.

Partant de ces mêmes principes, conventionnels américains et constituants français en tirent des conséquences fort différentes, qui aboutissent, chez les premiers, à la supériorité de la constitution sur les pouvoirs qu'elle constitue, au contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des lois, à l'équilibre des pouvoirs ; qui aboutissent, chez les seconds, à l'omnipotence du pouvoir législatif, au rejet du contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des lois, au gouvernement d'assemblée.

Voici comment raisonnent les légistes américains. Pour eux, la volonté populaire s'exprime originairement dans une constitution écrite qui est l'expression juridique du pacte social. La constitution crée des pouvoirs constitués, délégués, commis, qui ne peuvent s'exercer que dans les limites de leur procuration, et qui, en tant que tels, sont subordonnés à la constitution. Il en résulte les conséquences suivantes :

  1. "La loi constitutionnelle est la loi souveraine." Il n'y a rien au-dessus d'elle. Aucun des trois pouvoirs constitués ne peut prétendre accaparer à lui seul la souveraineté.
  2. "Il faut une instance supérieure pour veiller à ce que le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif ne sortent pas des limites de leur procuration." Cette instance ne peut être que le pouvoir des juges, car c'est à eux qu'il revient de juger de la conformité d'un acte à une règle, de la conformité des lois votées par le Congrès américain et des actes de l'administration avec la Constitution.
  3. C'est grâce au contrôle de la constitutionnalité des lois par les tribunaux que la division et la pondération des pouvoirs peuvent être maintenus.

Les constituants français raisonnent tout autrement. Ils considèrent que la souveraineté populaire se transfère, par l'acte de l'élection, à une ou deux assemblées élues, dont les votes majoritaires expriment la volonté du peuple qui n admet rien au-dessus d'elle. Il en résulte :

  1. "Que la loi votée par les législatures est souveraine".
  2. Que rien ne pouvant lui être opposé, "tout contrôle juridictionnel de la constitutionnalité interne des lois est exclu".
  3. "Que le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire sont subordonnés au pouvoir législatif", le pouvoir exécutif n'étant qu'un gouvernement d'assemblée, sauf au cas où il reçoit une délégation de pouvoir qui peut aller jusqu'à la dictature plébiscitaire.

Louis Rougier donnait à la conception américaine le nom de "souveraineté de la constitution", et à la conception française le nom "d'omnipotence du Parlement".

Mis sur intenet par l'ami du laissez-faire.