Editions romillat
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La loi pervertie ! La loi - et à sa suite toutes
les forces collectives de la nation, - la Loi, dis-je, non seulement détournée de son but, mais
appliquée à poursuivre un but directement contraire ! La Loi devenue l'instrument de toutes les
cupidités, au lieu d'en être le frein ! La Loi accomplissant elle-même l'iniquité qu'elle avait
pour mission de punir ! Certes, c'est là un fait grave, s'il existe, et sur lequel il doit m'être
permis d'appeler l'attention de mes concitoyens.
Nous tenons de Dieu le don qui pour nous les renferme tous, la Vie, - la vie
physique, intellectuelle et morale. Mais la vie ne se soutient pas d'elle-même. Celui qui nous
l'a donnée nous a laissé le soin de l'entretenir, de la développer, de la perfectionner.
Pour cela, il nous a pourvus d'un ensemble de Facultés merveilleuses ; il nous
a plongés dans un milieu d'éléments divers. C'est par l'application de nos facultés à ces
éléments que se réalise le phénomène de l'Assimilation, de l'Appropriation, par lequel la vie
parcourt le cercle qui lui a été assigné.
Existence, Facultés, Assimilation - en d'autres termes, Personnalité, Liberté,
Propriété, - voilà l'homme.
C'est de ces trois choses qu'on peut dire, en dehors de toute subtilité
démagogique, qu'elles sont antérieures et supérieures à toute législation humaine.
Ce n'est pas parce que les hommes ont édicté des Lois que la Personnalité, la
Liberté et la Propriété existent. Au contraire, c'est parce que la Personnalité, la Liberté et la
Propriété préexistent que les hommes font des Lois.
Qu'est-ce donc que la Loi ? Ainsi que je l'ai dit ailleurs, c'est
l'organisation collective du Droit individuel de légitime défense.
Chacun de nous tient certainement de la nature, de Dieu, le droit de défendre
sa Personne, sa Liberté, sa Propriété, puisque ce sont les trois éléments constitutifs ou
conservateurs de la Vie, éléments qui se complètent l'un par l'autre et ne se peuvent comprendre
l'un sans l'autre. Car que sont nos Facultés, sinon un prolongement de notre Personnalité, et
qu'est-ce que la Propriété si ce n'est un prolongement de nos Facultés ?
Si chaque homme a le droit de défendre, même par la force, sa Personne, sa
Liberté, sa Propriété, plusieurs hommes ont le Droit de se concerter, de s'entendre, d'organiser
une Force commune pour pourvoir régulièrement à cette défense.
Le Droit collectif a donc son principe, sa raison d'être, sa légitimité dans
le Droit individuel ; et la Force commune ne peut avoir rationnellement d'autre but, d'autre
mission que les forces isolées auxquelles elle se substitue.
Ainsi, comme la Force d'un individu ne peut légitimement attenter à la
Personne, à la Liberté, à la Propriété d'un autre individu, par la même raison la Force commune
ne peut être légitimement appliquée à détruire la Personne, la Liberté, la Propriété des
individus ou des classes.
Car cette perversion de la Force serait, en un cas comme dans l'autre, en
contradiction avec nos prémisses. Qui osera dire que la Force nous a été donnée non pour défendre
nos Droits, mais pour anéantir les Droits égaux de nos frères ? Et si cela n'est pas vrai de
chaque force individuelle, agissant isolément, comment cela serait-il vrai de la force
collective, qui n'est que l'union organisée des forces isolées ?
Donc, s'il est une chose évidente, c'est celle-ci : La Loi, c'est
l'organisation du Droit naturel de légitime défense ; c'est la substitution de la force
collective aux forces individuelles, pour agir dans le cercle où celles-ci ont le droit d'agir,
pour faire ce que celles-ci ont le droit de faire, pour garantir les Personnes, les Libertés, les
Propriétés, pour maintenir chacun dans son Droit, pour faire régner entre tous la JUSTICE.
Et s'il existait un peuple constitué sur cette base, il me semble que l'ordre
y prévaudrait dans les faits comme dans les idées. Il me semble que ce peuple aurait le
gouvernement le plus simple, le plus économique, le moins lourd, le moins senti, le moins
responsable, le plus juste, et par conséquent le plus solide qu'on puisse imaginer, quelle que
fût d'ailleurs sa forme politique.
Car, sous un tel régime, chacun comprendrait bien qu'il a toute la plénitude
comme toute la responsabilité de son Existence. Pourvu que la personne fût respectée, le travail
libre et les fruits du travail garantis contre toute injuste atteinte, nul n'aurait rien à
démêler avec l'État. Heureux, nous n'aurions pas, il est vrai, à le remercier de nos succès ;
mais malheureux, nous ne nous en prendrions pas plus à lui de nos revers que nos paysans ne lui
attribuent la grêle ou la gelée. Nous ne le connaîtrions que par l'inestimable bienfait de la
SURETE.
On peut affirmer encore que, grâce à la non-intervention de l'État dans des
affaires privées, les Besoins et les Satisfactions se développeraient dans l'ordre naturel. On ne
verrait point les familles pauvres chercher l'instruction littéraire avant d'avoir du pain. On ne
verrait point la ville se peupler aux dépens des campagnes, ou les campagnes aux dépens des
villes. On ne verrait pas ces grands déplacements de capitaux, de travail, de population,
provoqués par des mesures législatives, déplacements qui rendent si incertaines et si précaires
les sources mêmes de l'existence, et aggravent par là, dans une si grande mesure, la
responsabilité des gouvernements.
Par malheur, il s'en faut que la Loi se soit renfermée dans son rôle. Même il
s'en faut qu'elle ne s'en soit écartée que dans des vues neutres et discutables. Elle a fait pis
: elle a agi contrairement à sa propre fin ; elle a détruit son propre but ; elle s'est appliquée
à anéantir cette Justice qu'elle devait faire régner, à effacer, entre les Droits, cette limite
que sa mission était de faire respecter ; elle a mis la force collective au service de ceux qui
veulent exploiter, sans risque et sans scrupule, la Personne, la Liberté ou la Propriété d'autrui
; elle a converti la Spoliation en Droit, pour la protéger, et la légitime défense en crime, pour
la punir.
Comment cette perversion de la Loi s'est-elle accomplie ? Quelles en ont été
les conséquences ?
La Loi s'est pervertie sous l'influence de deux causes bien différentes :
l'égoïsme inintelligent et la fausse philanthropie.
Parlons de la première.
Se conserver, se développer, c'est l'aspiration commune à tous les hommes, de
telle sorte que si chacun jouissait du libre exercice de ses facultés et de la libre disposition
de leurs produits, le progrès social serait incessant, ininterrompu, infaillible.
Mais il est une autre disposition qui leur est aussi commune. C'est de vivre
et de se développer, quand ils le peuvent, aux dépens les uns des autres. Ce n'est pas là une
imputation hasardée, émanée d'un esprit chagrin et pessimiste. L'histoire en rend témoignage par
les guerres incessantes, les migrations de peuples, les oppressions sacerdotales, l'universalité
de l'esclavage, les fraudes industrielles et les monopoles dont ses annales sont remplies.
Cette disposition funeste prend naissance dans la constitution même de
l'homme, dans ce sentiment primitif, universel, invincible, qui le pousse vers le bien-être et
lui fait fuir la douleur.
L'homme ne peut vivre et jouir que par une assimilation, une appropriation
perpétuelle, c'est-à-dire par une perpétuelle application de ses facultés sur les choses, ou par
le travail. De là la Propriété.
Mais, en fait, il peut vivre et jouir en s'assimilant, en s'appropriant le
produit des facultés de son semblable. De là la Spoliation.
Or, le travail étant en lui-même une peine, et l'homme étant naturellement
porté à fuir la peine, il s'ensuit, l'histoire est là pour le prouver, que partout où la
spoliation est moins onéreuse que le travail, elle prévaut ; elle prévaut sans que ni religion ni
morale puissent, dans ce cas, l'empêcher.
Quand donc s'arrête la spoliation ? Quand elle devient plus onéreuse, plus
dangereuse que le travail.
Il est bien évident que la Loi devrait avoir pour but d'opposer le puissant
obstacle de la force collective à cette funeste tendance ; qu'elle devrait prendre parti pour la
propriété contre la Spoliation.
Mais la Loi est faite, le plus souvent, par un homme ou par une classe
d'hommes. Et la Loi n'existant point sans sanction, sans l'appui d'une force prépondérante, il ne
se peut pas qu'elle ne mette en définitive cette force aux mains de ceux qui légifèrent.
Ce phénomène inévitable, combiné avec le funeste penchant que nous avons
constaté dans le cœur de l'homme, explique la perversion à peu près universelle de la Loi. On
conçoit comment, au lieu d'être un frein à l'injustice, elle devient un instrument et le plus
invincible instrument d'injustice. On conçoit que, selon la puissance du législateur, elle
détruit, à son profit, et à divers degrés, chez le reste des hommes, la Personnalité par
l'esclavage, la Liberté par l'oppression, la Propriété par la spoliation.
Il est dans la nature des hommes de réagir contre l'iniquité dont ils sont
victimes. Lors donc que la Spoliation est organisée par la Loi, au profit des classes qui la
font, toutes les classes spoliées tendent, par des voies pacifiques ou par des voies
révolutionnaires, à entrer pour quelque chose dans la confection des Lois. Ces classes, selon le
degré de lumière où elles sont parvenues, peuvent se proposer deux buts bien différents quand
elles poursuivent ainsi la conquête de leurs droits politiques : ou elles veulent faire cesser la
spoliation légale, ou elles aspirent à y prendre part.
Malheur, trois fois malheur aux nations où cette dernière pensée domine dans
les masses, au moment où elles s'emparent à leur tour de la puissance législative !
Jusqu'à cette époque la spoliation légale s'exerçait par le petit nombre sur
le grand nombre, ainsi que cela se voit chez les peuples où le droit de légiférer est concentré
en quelques mains. Mais le voilà devenu universel, et l'on cherche l'équilibre dans la spoliation
universelle. Au lieu d'extirper ce que la société contenait d'injustice, on la généralise.
Aussitôt que les classes déshéritées ont recouvré leurs droits politiques, la première pensée qui
les saisit n'est pas de se délivrer de la spoliation (cela supposerait en elles des lumières
qu'elles ne peuvent avoir), mais d'organiser, contre les autres classes et à leur propre
détriment, un système de représailles, - comme s'il fallait, avant que le règne de la justice
arrive, qu'une cruelle rétribution vînt les frapper toutes, les unes à cause de leur iniquité,
les autres à cause de leur ignorance.
Il ne pouvait donc s'introduire dans la Société un plus grand changement et un
plus grand malheur que celui-là : la Loi convertie en instrument de spoliation.
Quelles sont les conséquences d'une telle perturbation. Il faudrait des
volumes pour les décrire toutes. Contentons-nous d'indiquer les plus saillantes.
La première, c'est d'effacer dans les consciences la notion du juste et de
l'injuste.
Aucune société ne peut exister si le respect des Lois n'y règne à quelque
degré ; mais le plus sûr, pour que les lois soient respectées, c'est qu'elles soient
respectables. Quand la Loi et la Morale sont en contradiction, le citoyen se trouve dans la
cruelle alternative ou de perdre la notion de Morale ou de perdre le respect de la Loi, deux
malheurs aussi grands l'un que l'autre et entre lesquels il est difficile de choisir.
Il est tellement de la nature de la Loi de faire régner la Justice, que Loi et
Justice, c'est tout un, dans l'esprit des masses. Nous avons tous une forte disposition à
regarder ce qui est légal comme légitime, à ce point qu'il y en a beaucoup qui font découler
faussement toute justice de la Loi. Il suffit donc que la Loi ordonne et consacre la Spoliation
pour que la spoliation semble juste et sacrée à beaucoup de consciences. L'esclavage, la
restriction, le monopole trouvent des défenseurs non seulement dans ceux qui en profitent, mais
encore dans ceux qui en souffrent. Essayez de proposer quelques doutes sur la moralité de ces
institutions. " Vous êtes, dira-t-on, un novateur dangereux, un utopiste, un théoricien, un
contempteur des lois ; vous ébranlez la base sur laquelle repose la société. " Faites-vous un
cours de morale, ou d'économie politique ? Il se trouvera des corps officiels pour faire parvenir
au gouvernement ce vœu :
" Que la science soit désormais enseignée, non plus au seul point de vue du Libre-Échange (de la Liberté, de la Propriété, de la Justice), ainsi que cela a eu lieu jusqu'ici, mais aussi et surtout au point de vue des faits et de la législation (contraire à la Liberté, à la Propriété, à la Justice) qui régit l'industrie française. "
" Que, dans les chaires publiques salariées par le Trésor, le professeur s'abstienne rigoureusement de porter la moindre atteinte au respect dû aux lois en vigueur etc. "
En sorte que s'il existe une loi qui sanctionne
l'esclavage ou le monopole, l'oppression ou la spoliation sous une forme quelconque, il ne faudra
pas même en parler ; car comment en parler sans ébranler le respect qu'elle inspire ? Bien plus,
il faudra enseigner la morale et l'économie politique au point de vue de cette loi, c'est-à-dire
sur la supposition qu'elle est juste par cela seul qu'elle est Loi.
Un autre effet de cette déplorable perversion de la Loi, c'est de donner aux
passions et aux luttes politiques, et, en général, à la politique proprement dite, une
prépondérance exagérée.
Je pourrais prouver cette proposition de mille manières. Je me bornerai, par
voie d'exemple, à la rapprocher du sujet qui a récemment occupé tous les esprits : le suffrage
universel.
Quoi qu'en pensent les adeptes de l'École de Rousseau, laquelle se dit très
avancée et que je crois reculée de vingt siècles, le suffrage universel (en prenant ce mot dans
son acception rigoureuse) n'est pas un de ces dogmes sacrés, à l'égard desquels l'examen et le
doute même sont des crimes.
On peut lui opposer de graves objections.
D'abord le mot universel cache un grossier sophisme. Il y a en France
trente-six millions d'habitants. Pour que le droit de suffrage fût universel, il faudrait qu'il
fût reconnu à trente-six millions d'électeurs. Dans le système le plus large, on ne le reconnaît
qu'à neuf millions. Trois personnes sur quatre sont donc exclues et, qui plus est, elles le sont
par cette quatrième. Sur quel principe se fonde cette exclusion ? sur le principe de
l'Incapacité. Suffrage universel veut dire : suffrage universel des capables. Restent ces
questions de fait : quels sont les capables ? l'âge, le sexe, les condamnations judiciaires
sont-ils les seuls signes auxquels on puisse reconnaître l'incapacité ?
Si l'on y regarde de près, on aperçoit bien vite le motif pour lequel le droit
de suffrage repose sur la présomption de capacité, le système le plus large ne différant à cet
égard du plus restreint que par l'appréciation des signes auxquels cette capacité peut se
reconnaître, ce qui ne constitue pas une différence de principe, mais de degré.
Ce motif, c'est que l'électeur ne stipule pas pour lui, mais pour tout le
monde.
Si, comme le prétendent les républicains de la teinte grecque et romaine, le
droit de suffrage nous était échu avec la vie, il serait inique aux adultes d'empêcher les femmes
et les enfants de voter. Pourquoi les empêche-t-on ? Parce qu'on les présume incapables. Et
pourquoi l'Incapacité est-elle un motif d'exclusion ? Parce que l'électeur ne recueille pas seul
la responsabilité de son vote ; parce que chaque vote engage et affecte la communauté tout
entière ; parce que la communauté a bien le droit d'exiger quelques garanties, quant aux actes
d'où dépendent son bien-être et son existence.
Je sais ce qu'on peut répondre. Je sais aussi ce qu'on pourrait répliquer. Ce
n'est pas ici le lieu d'épuiser une telle controverse. Ce que je veux faire observer, c'est que
cette controverse même (aussi bien que la plupart des questions politiques) qui agite, passionne
et bouleverse les peuples, perdrait presque toute son importance, si la Loi avait toujours été ce
qu'elle devrait être.
En effet, si la Loi se bornait à faire respecter toutes les Personnes, toutes
les Libertés, toutes les Propriétés, si elle n'était que l'organisation du Droit individuel de
légitime défense, l'obstacle, le frein, le châtiment opposé à toutes les oppressions, à toutes
les spoliations, croit-on que nous nous disputerions beaucoup, entre citoyens, à propos du
suffrage plus ou moins universel ? Croit-on qu'il mettrait en question le plus grand des biens,
la paix publique ? Croit-on que les classes exclues n'attendraient pas paisiblement leur tour ?
Croit-on que les classes admises seraient très jalouses de leur privilège ? Et n'est-il pas clair
que l'intérêt étant identique et commun, les uns agiraient, sans grand inconvénient, pour les
autres ?
Mais que ce principe funeste vienne à s'introduire, que, sous prétexte
d'organisation, de réglementation, de protection, d'encouragement, la Loi peut prendre aux uns
pour donner aux autres, puiser dans la richesse acquise par toutes les classes pour augmenter
celle d'une classe ; tantôt celle des agriculteurs, tantôt celle des manufacturiers, des
négociants, des armateurs, des artistes, des comédiens ; oh ! certes, en ce cas, il n'y a pas de
classe qui ne prétende, avec raison, mettre, elle aussi, la main sur la Loi ; qui ne revendique
avec fureur son droit d'élection et d'éligibilité ; qui ne bouleverse la société plutôt que de ne
pas l'obtenir. Les mendiants et les vagabonds eux-mêmes vous prouveront qu'ils ont des titres
incontestables. Ils vous diront : " Nous n'achetons jamais de vin, de tabac, de sel, sans payer
l'impôt, et une part de cet impôt est donnée législativement en primes, en subventions à des
hommes plus riches que nous. D'autres font servir la Loi à élever artificiellement le prix du
pain, de la viande, du fer, du drap. Puisque chacun exploite la Loi à son profit, nous voulons
l'exploiter aussi. Nous voulons en faire sortir le Droit à l'assistance, qui est la part de
spoliation du pauvre. Pour cela, il faut que nous soyons électeurs et législateurs, afin que nous
organisions en grand l'Aumône pour notre classe, comme vous avez organisé en grand la Protection
pour la vôtre. Ne nous dites pas que vous nous ferez notre part, que vous nous jetterez, selon la
proposition de M. Mimerel, une somme de 600 000 francs pour nous faire taire et comme un os à
ronger. Nous avons d'autres prétentions et, en tout cas, nous voulons stipuler pour nous-mêmes
comme les autres classes ont stipulé pour elles-mêmes ! "
Que peut-on répondre à cet argument ? Oui, tant qu'il sera admis en principe
que la Loi peut être détournée de sa vraie mission, qu'elle peut violer les propriétés au lieu de
les garantir, chaque classe voudra faire la Loi, soit pour se défendre contre la spoliation, soit
pour l'organiser aussi à son profit. La question politique sera toujours préjudicielle,
dominante, absorbante ; en un mot, on se battra à la porte du Palais législatif. La lutte ne sera
pas moins acharnée au-dedans. Pour en être convaincu, il est à peine nécessaire de regarder ce
qui se passe dans les Chambres en France et en Angleterre ; il suffit de savoir comment la
question est posée.
Est-il besoin de prouver que cette odieuse perversion de la Loi est une cause
perpétuelle de haine, de discorde, pouvant aller jusqu'à la désorganisation sociale ? Jetez les
yeux sur les États-Unis. C'est le pays du monde où la Loi reste le plus dans son rôle, qui est de
garantir à chacun sa liberté et sa propriété. Aussi c'est le pays du monde où l'ordre social
paraît reposer sur les bases les plus stables. Cependant, aux États-Unis même, il est deux
questions, et il n'en est que deux, qui, depuis l'origine, ont mis plusieurs fois l'ordre
politique en péril. Et quelles sont ces deux questions ? Celle de l'Esclavage et celle des
Tarifs, c'est-à-dire précisément les deux seules questions où, contrairement à l'esprit général
de cette république, la Loi a pris le caractère spoliateur. L'Esclavage est une violation,
sanctionnée par la loi, des droits de la Personne. La Protection est une violation, perpétrée par
la loi, du droit de Propriété ; et certes, il est bien remarquable qu'au milieu de tant d'autres
débats, ce double fléau légal, triste héritage de l'ancien monde, soit le seul qui puisse amener
et amènera peut-être la rupture de l'Union. C'est qu'en effet on ne saurait imaginer, au sein
d'une société, un fait plus considérable que celui-ci : La Loi devenue un instrument d'injustice.
Et si ce fait engendre des conséquences si formidables aux États-Unis, où il n'est qu'une
exception, que doit-ce être dans notre Europe, où il est un Principe, un Système ?
M. de Montalembert, s'appropriant la pensée d'une proclamation fameuse de M.
Carlier, disait : Il faut faire la guerre au Socialisme. - Et par Socialisme, il faut croire que,
selon la définition de M. Charles Dupin, il désignait la Spoliation.
Mais de quelle Spoliation voulait-il parler ? Car il y en a de deux sortes. Il
y a la spoliation extra-légale et la spoliation légale.
Quant à la spoliation extra-légale, celle qu'on appelle vol, escroquerie,
celle qui est définie, prévue et punie par le Code pénal, en vérité, je ne pense pas qu'on la
puisse décorer du nom de Socialisme. Ce n'est pas celle qui menace systématiquement la société
dans ses bases. D'ailleurs, la guerre contre ce genre de spoliation n'a pas attendu le signal de
M. de Montalembert ou de M. Carlier. Elle se poursuit depuis le commencement du monde ; la France
y avait pourvu, dès longtemps avant la révolution de février, dès longtemps avant l'apparition du
Socialisme, par tout un appareil de magistrature, de police, de gendarmerie, de prisons, de
bagnes et d'échafauds. C'est la Loi elle-même qui conduit cette guerre, et ce qui serait, selon
moi, à désirer, c'est que la Loi gardât toujours cette attitude à l'égard de la Spoliation.
Mais il n'en est pas ainsi. La Loi prend quelquefois parti pour elle.
Quelquefois elle l'accomplit de ses propres mains, afin d'en épargner au bénéficiaire la honte,
le danger et le scrupule. Quelquefois elle met tout cet appareil de magistrature, police,
gendarmerie et prison au service du spoliateur, et traite en criminel le spolié qui se défend. En
un mot, il y a la spoliation légale, et c'est de celle-là sans doute que parle M. de
Montalembert.
Cette spoliation peut n'être, dans la législation d'un peuple, qu'une tache
exceptionnelle et, dans ce cas, ce qu'il y a de mieux à faire, sans tant de déclamations et de
jérémiades, c'est de l'y effacer le plus tôt possible, malgré les clameurs des intéressés.
Comment la reconnaître ? C'est bien simple. Il faut examiner si la Loi prend aux uns ce qui leur
appartient pour donner aux autres ce qui ne leur appartient pas. Il faut examiner si la Loi
accomplit, au profit d'un citoyen et au détriment des autres, un acte que ce citoyen ne pourrait
accomplir lui-même sans crime. Hâtez-vous d'abroger cette Loi ; elle n'est pas seulement une
iniquité, elle est une source féconde d'iniquités ; car elle appelle les représailles, et si vous
n'y prenez garde, le fait exceptionnel s'étendra, se multipliera et deviendra systématique. Sans
doute, le bénéficiaire jettera les hauts cris ; il invoquera les droits acquis. Il dira que
l'État doit Protection et Encouragement à son industrie ; il alléguera qu'il est bon que l'État
l'enrichisse, parce qu'étant plus riche il dépense davantage, et répand ainsi une pluie de
salaires sur les pauvres ouvriers. Gardez-vous d'écouter ce sophiste, car c'est justement par la
systématisation de ces arguments que se systématisera la spoliation légale.
C'est ce qui est arrivé. La chimère du jour est d'enrichir toutes les classes
aux dépens les unes des autres ; c'est de généraliser la Spoliation sous prétexte de l'organiser.
Or, la spoliation légale peut s'exercer d'une multitude infinie de manières ; de là une multitude
infinie de plans d'organisation : tarifs, protection, primes, subventions, encouragements, impôt
progressif, instruction gratuite, Droit au travail, Droit au profit, Droit au salaire, Droit à
l'assistance, Droit aux instruments de travail, gratuité du crédit, etc. Et c'est l'ensemble de
tous ces plans, en ce qu'ils ont de commun, la spoliation légale, qui prend le nom de
Socialisme.
Or le Socialisme, ainsi défini, formant un corps de doctrine, quelle guerre
voulez-vous lui faire, si ce n'est une guerre de doctrine ? Vous trouvez cette doctrine fausse,
absurde, abominable. Réfutez-la. Cela vous sera d'autant plus aisé qu'elle est plus fausse, plus
absurde, plus abominable. Surtout, si vous voulez être fort, commencez par extirper de votre
législation tout ce qui a pu s'y glisser de Socialisme, - et l'œuvre n'est pas petite.
On a reproché à M. de Montalembert de vouloir tourner contre le Socialisme la
force brutale. C'est un reproche dont il doit être exonéré, car il a dit formellement : il faut
faire au Socialisme la guerre qui est compatible avec la loi, l'honneur et la justice.
Mais comment M. de Montalembert ne s'aperçoit-il pas qu'il se place dans un
cercle vicieux ? Vous voulez opposer au Socialisme la Loi ? Mais précisément le Socialisme
invoque la Loi. Il n'aspire pas à la spoliation extra-légale, mais à la spoliation légale. C'est
de la Loi même, à l'instar des monopoleurs de toute sorte, qu'il prétend se faire un instrument ;
et une fois qu'il aura la Loi pour lui, comment voulez-vous tourner la Loi contre lui ? Comment
voulez-vous le placer sous le coup de vos tribunaux, de vos gendarmes, de vos prisons ?
Aussi que faites-vous ? Vous voulez l'empêcher de mettre la main à la
confection des Lois. Vous voulez le tenir en dehors du Palais législatif. Vous n'y réussirez pas,
j'ose vous le prédire, tandis qu'au-dedans on légiférera sur le principe de la Spoliation légale.
C'est trop inique, c'est trop absurde.
Il faut absolument que cette question de Spoliation légale se vide, et il n'y
a que trois solutions.
Que le petit nombre spolie le grand nombre.
Que tout le monde spolie tout le monde.
Que personne ne spolie personne.
Spoliation partielle, Spoliation universelle, absence de Spoliation, il faut
choisir. La Loi ne peut poursuivre qu'un de ces trois résultats.
Spoliation partielle, - c'est le système qui a prévalu tant que l'électorat a
été partiel, système auquel on revient pour éviter l'invasion du Socialisme.
Spoliation universelle, - c'est le système dont nous avons été menacés quand
l'électorat est devenu universel, la masse ayant conçu l'idée de légiférer sur le principe des
législateurs qui l'ont précédée.
Absence de Spoliation, - c'est le principe de justice, de paix, d'ordre, de
stabilité, de conciliation, de bon sens que je proclamerai de toute la force, hélas ! bien
insuffisante, de mes poumons, jusqu'à mon dernier souffle.
Et, sincèrement, peut-on demander autre chose à la Loi ? La Loi, ayant pour
sanction nécessaire la Force, peut-elle être raisonnablement employée à autre chose qu'à
maintenir chacun dans son Droit ? Je défie qu'on la fasse sortir de ce cercle, sans la tourner,
et, par conséquent, sans tourner la Force contre le Droit. Et comme c'est là la plus funeste, la
plus illogique perturbation sociale qui se puisse imaginer, il faut bien reconnaître que la
véritable solution, tant cherchée, du problème social est renfermée dans ces simples mots : LA
LOI, C'EST LA JUSTICE ORGANISEE.
Or, remarquons-le bien : organiser la Justice par la Loi, c'est-à-dire par la
Force, exclut l'idée d'organiser par la Loi ou par la Force une manifestation quelconque de
l'activité humaine : Travail, Charité, Agriculture, Commerce, Industrie, Instruction, Beaux-Arts,
Religion ; car il n'est pas possible qu'une de ces organisations secondaires n'anéantisse
l'organisation essentielle. Comment imaginer, en effet, la Force entreprenant sur la Liberté des
citoyens, sans porter atteinte à la Justice, sans agir contre son propre but ?
Ici je me heurte au plus populaire des préjugés de notre époque On ne veut pas
seulement que la Loi soit juste ; on veut encore qu'elle soit philanthropique. On ne se contente
pas qu'elle garantisse à chaque citoyen le libre et inoffensif exercice de ses facultés,
appliquées à son développement physique, intellectuel et moral ; on exige d'elle qu'elle répande
directement sur la nation le bien-être, l'instruction et la moralité. C'est le côté séduisant du
Socialisme.
Mais, je le répète, ces deux missions de la Loi se contredisent. Il faut
opter. Le citoyen ne peut en même temps être libre et ne l'être pas. M. de Lamartine m'écrivait
un jour : " Votre doctrine n'est que la moitié de mon programme ; vous en êtes resté à la
Liberté, j'en suis à la Fraternité. " Je lui répondis : " La seconde moitié de votre programme
détruira la première. " Et, en effet, il m'est tout à fait impossible de séparer le mot
fraternité du mot volontaire. Il m'est tout à fait impossible de concevoir la Fraternité
légalement forcée, sans que la Liberté soit légalement détruite, et la Justice légalement foulée
aux pieds.
La Spoliation légale a deux racines : l'une, nous venons de le voir, est dans
l'Égoïsme humain ; l'autre est dans la fausse Philanthropie.
Avant d'aller plus loin, je crois devoir m'expliquer sur le mot
Spoliation.
Je ne le prends pas, ainsi qu'on le fait trop souvent, dans une acception
vague, indéterminée, approximative, métaphorique : je m'en sers au sens tout à fait scientifique,
et comme exprimant l'idée opposée à celle de la Propriété. Quand une portion de richesses passe
de celui qui l'a acquise, sans son consentement et sans compensation, à celui qui ne l'a pas
créée, que ce soit par force ou par ruse, je dis qu'il y a atteinte à la Propriété, qu'il y a
Spoliation. Je dis que c'est là justement ce que la Loi devrait réprimer partout et toujours. Que
si la Loi accomplit elle-même l'acte qu'elle devrait réprimer, je dis qu'il n'y a pas moins
Spoliation, et même, socialement parlant, avec circonstance aggravante. Seulement, en ce cas, ce
n'est pas celui qui profite de la Spoliation qui en est responsable, c'est la Loi, c'est le
législateur, c'est la société, et c'est ce qui en fait le danger politique.
Il est fâcheux que ce mot ait quelque chose de blessant. J'en ai vainement
cherché un autre, car en aucun temps, et moins aujourd'hui que jamais, je ne voudrais jeter au
milieu de nos discordes une parole irritante. Aussi, qu'on le croie ou non, je déclare que je
n'entends accuser les intentions ni la moralité de qui que ce soit. J'attaque une idée que je
crois fausse, un système qui me semble injuste, et cela tellement en dehors des intentions, que
chacun de nous en profite sans le vouloir et en souffre sans le savoir. Il faut écrire sous
l'influence de l'esprit de parti ou de la peur pour révoquer en doute la sincérité du
Protectionnisme, du Socialisme et même du Communisme, qui ne sont qu'une seule et même plante, à
trois périodes diverses de sa croissance. Tout ce qu'on pourrait dire, c'est que la Spoliation
est plus visible, par sa partialité, dans le Protectionnisme , par son universalité, dans le
Communisme ; d'où il suit que des trois systèmes le Socialisme est encore le plus vague, le plus
indécis, et par conséquent le plus sincère.
Quoi qu'il en soit, convenir que la spoliation légale a une de ses racines
dans la fausse philanthropie, c'est mettre évidemment les intentions hors de cause.
Ceci entendu, examinons ce que vaut, d'où vient et où aboutit cette aspiration
populaire qui prétend réaliser le Bien général par la Spoliation générale.
Les socialistes nous disent : puisque la Loi organise la justice, pourquoi
n'organiserait-elle pas le travail, l'enseignement, la religion ?
Pourquoi ? Parce qu'elle ne saurait organiser le travail, l'enseignement, la
religion, sans désorganiser la Justice.
Remarquez donc que la Loi, c'est la Force, et que, par conséquent, le domaine
de la Loi ne saurait dépasser légitimement le légitime domaine de la Force.
Quand la loi et la Force retiennent un homme dans la Justice, elles ne lui
imposent rien qu'une pure négation. Elles ne lui imposent que l'abstention de nuire. Elles
n'attentent ni à sa Personnalité, ni à sa Liberté, ni à sa Propriété. Seulement elles
sauvegardent la Personnalité, la Liberté et la Propriété d'autrui. Elles se tiennent sur la
défensive ; elles défendent le Droit égal de tous. Elles remplissent une mission dont l'innocuité
est évidente, l'utilité palpable, et la légitimité incontestée.
Cela est si vrai qu'ainsi qu'un de mes amis me le faisait remarquer dire que
le but de la Loi est de faire régner la Justice, c'est se servir d'une expression qui n'est pas
rigoureusement exacte. Il faudrait dire : Le but de la Loi est d'empêcher l'Injustice de régner.
En effet, ce n'est pas la Justice qui a une existence propre, c'est l'Injustice. L'une résulte de
l'absence de l'autre.
Mais quand la Loi, - par l'intermédiaire de son agent nécessaire, la Force, -
impose un mode de travail, une méthode ou une matière d'enseignement, une foi ou un culte, ce
n'est plus négativement, c'est positivement qu'elle agit sur les hommes. Elle substitue la
volonté du législateur à leur propre volonté, l'initiative du législateur à leur propre
initiative. Ils n'ont plus à se consulter, à comparer, à prévoir ; la Loi fait tout cela pour
eux. L'intelligence leur devient un meuble inutile ; ils cessent d'être hommes ; ils perdent leur
Personnalité, leur Liberté, leur Propriété.
Essayez d'imaginer une forme de travail imposée par la Force, qui ne soit une
atteinte à la Liberté ; une transmission de richesse imposée par la Force, qui ne soit une
atteinte à la Propriété. Si vous n'y parvenez pas, convenez donc que la Loi ne peut organiser le
travail et l'industrie sans organiser l'Injustice.
Lorsque, du fond de son cabinet, un publiciste promène ses regards sur la
société, il est frappé du spectacle d'inégalité qui s'offre à lui. Il gémit sur les souffrances
qui sont le lot d'un si grand nombre de nos frères, souffrances dont l'aspect est rendu plus
attristant encore par le contraste du luxe et de l'opulence.
Il devrait peut-être se demander si un tel état social n'a pas pour cause
d'anciennes Spoliations, exercées par voie de conquête, et des Spoliations nouvelles, exercées
par l'intermédiaire des Lois. Il devrait se demander si, l'aspiration de tous les hommes vers le
bien-être et le perfectionnement étant donnée, le règne de la justice ne suffit pas pour réaliser
la plus grande activité de Progrès et la plus grande somme d'Égalité, compatibles avec cette
responsabilité individuelle que Dieu a ménagée comme juste rétribution des vertus et des
vices.
Il n'y songe seulement pas. Sa pensée se porte vers des combinaisons, des
arrangements, des organisations légales ou factices. Il cherche le remède dans la perpétuité et
l'exagération de ce qui a produit le mal.
Car, en dehors de la Justice, qui, comme nous l'avons vu, n'est qu'une
véritable négation, est-il aucun de ces arrangements légaux qui ne renferme le principe de la
Spoliation ?
Vous dites : " Voilà des hommes qui manquent de richesses, " - et vous vous
adressez à la Loi. Mais la Loi n'est pas une mamelle qui se remplisse d'elle-même, ou dont les
veines lactifères aillent puiser ailleurs que dans la société. Il n'entre rien au trésor public,
en faveur d'un citoyen ou d'une classe, que ce que les autres citoyens et les autres classes ont
été forcés d'y mettre. Si chacun n'y puise que l'équivalent de ce qu'il y a versé, votre Loi, il
est vrai, n'est pas spoliatrice, mais elle ne fait rien pour ces hommes qui manquent de
richesses, elle ne fait rien pour l'égalité. Elle ne peut être un instrument d'égalisation
qu'autant qu'elle prend aux uns pour donner aux autres, et alors elle est un instrument de
Spoliation. Examinez à ce point de vue la Protection des tarifs, les primes d'encouragement, le
Droit au profit, le Droit au travail, le Droit à l'assistance, le Droit à l'instruction, l'impôt
progressif, la gratuité du crédit, l'atelier social, toujours vous trouverez au fond la
Spoliation légale, l'injustice organisée.
Vous dites : " Voilà des hommes qui manquent de lumières, " - et vous vous
adressez à la Loi. Mais la Loi n'est pas un flambeau répandant au loin une clarté qui lui soit
propre. Elle plane sur une société où il y a des hommes qui savent et d'autres qui ne savent pas
; des citoyens qui ont besoin d'apprendre et d'autres qui sont disposés à enseigner. Elle ne peut
faire que de deux choses l'une : ou laisser s'opérer librement ce genre de transactions, laisser
se satisfaire librement cette nature de besoins ; ou bien forcer à cet égard les volontés et
prendre aux uns de quoi payer des professeurs chargés d'instruire gratuitement les autres. Mais
elle ne peut pas faire qu'il n'y ait, au second cas, atteinte à la Liberté et à la Propriété,
Spoliation légale.
Vous dites : " Voilà des hommes qui manquent de moralité ou de religion, " -
et vous vous adressez à la Loi. Mais la Loi c'est la Force, et ai-je besoin de dire combien c'est
une entreprise violente et folle que de faire intervenir la force en ces matières ?
Au bout de ses systèmes et de ses efforts, il semble que le Socialisme,
quelque complaisance qu'il ait pour lui-même, ne puisse s'empêcher d'apercevoir le monstre de la
Spoliation légale. Mais que fait-il ? Il le déguise habilement à tous les yeux, même aux siens,
sous les noms séducteurs de Fraternité, Solidarité, Organisation, Association. Et parce que nous
ne demandons pas tant à la Loi, parce que nous n'exigeons d'elle que Justice, il suppose que nous
repoussons la fraternité, la solidarité, l'organisation, l'association, et nous jette à la face
l'épithète d'individualistes.
Qu'il sache donc que ce que nous repoussons, ce n'est pas l'organisation
naturelle, mais l'organisation forcée.
Ce n'est pas l'association libre, mais les formes d'association qu'il prétend
nous imposer.
Ce n'est pas la fraternité spontanée, mais la fraternité légale.
Ce n'est pas la solidarité providentielle, mais la solidarité artificielle,
qui n'est qu'un déplacement injuste de Responsabilité.
Le Socialisme, comme la vieille politique d'où il émane, confond le
Gouvernement et la Société. C'est pourquoi, chaque fois que nous ne voulons pas qu'une chose soit
faite par le Gouvernement, il en conclut que nous ne voulons pas que cette chose soit faite du
tout. Nous repoussons l'instruction par l'État ; donc nous ne voulons pas d'instruction. Nous
repoussons une religion d'État ; donc nous ne voulons pas de religion. Nous repoussons
l'égalisation par l'État ; donc nous ne voulons pas d'égalité, etc. C'est comme s'il nous
accusait de ne vouloir pas que les hommes mangent, parce que nous repoussons la culture du blé
par l'État.
Comment a pu prévaloir, dans le monde politique, l'idée bizarre de faire
découler de la Loi ce qui n'y est pas : le Bien, en mode positif, la Richesse, la Science, la
Religion ?
Les publicistes modernes, particulièrement ceux de l'école socialiste, fondent
leurs théories diverses sur une hypothèse commune, et assurément la plus étrange, la plus
orgueilleuse qui puisse tomber dans un cerveau humain.
Ils divisent l'humanité en deux parts. L'universalité des hommes, moins un,
forme la première ; le publiciste, à lui tout seul, forme la seconde et, de beaucoup, la plus
importante.
En effet, ils commencent par supposer que les hommes ne portent en eux-mêmes
ni un principe d'action, ni un moyen de discernement ; qu'ils sont dépourvus d'initiative ;
qu'ils sont de la matière inerte, des molécules passives, des atomes sans spontanéité, tout au
plus une végétation indifférente à son propre mode d'existence, susceptible de recevoir, d'une
volonté et d'une main extérieures, un nombre infini de formes plus ou moins symétriques,
artistiques, perfectionnées.
Ensuite chacun d'eux suppose sans façon qu'il est lui-même, sous les noms
d'Organisateur, de Révélateur, de Législateur, d'Instituteur, de Fondateur, cette volonté et
cette main, ce mobile universel, cette puissance créatrice dont la sublime mission est de réunir
en société ces matériaux épars, qui sont des hommes.
Partant de cette donnée, comme chaque jardinier, selon son caprice, taille ses
arbres en pyramides, en parasols, en cubes, en cônes, en vases, en espaliers, en quenouilles, en
éventails, chaque socialiste, suivant sa chimère, taille la pauvre humanité en groupes, en
séries, en centres, en sous-centres, en alvéoles, en ateliers sociaux, harmoniques, contrastés,
etc., etc.
Et de même que le jardinier, pour opérer la taille des arbres, a besoin de
haches, de scies, de serpettes et de ciseaux, le publiciste, pour arranger sa société, a besoin
de forces qu'il ne peut trouver que dans les Lois ; loi de douane, loi d'impôt, loi d'assistance,
loi d'instruction.
Il est si vrai que les socialistes considèrent l'humanité comme matière à
combinaisons sociales, que si, par hasard, ils ne sont pas bien sûrs du succès de ces
combinaisons, ils réclament du moins une parcelle d'humanité comme matière à expériences : on
sait combien est populaire parmi eux l'idée d'expérimenter tous les systèmes, et on a vu un de
leurs chefs venir sérieusement demander à l'assemblée constituante une commune avec tous ses
habitants, pour faire son essai.
C'est ainsi que tout inventeur fait sa machine en petit avant de la faire en
grand. C'est ainsi que le chimiste sacrifie quelques réactifs, que l'agriculteur sacrifie
quelques semences et un coin de son champ pour faire l'épreuve d'une idée.
Mais quelle distance incommensurable entre le jardinier et ses arbres, entre
l'inventeur et sa machine, entre le chimiste et ses réactifs, entre l'agriculteur et ses semences
!... Le socialiste croit de bonne foi que la même distance le sépare de l'humanité.
Il ne faut pas s'étonner que les publicistes du dix-neuvième siècle
considèrent la société comme une création artificielle sortie du génie du Législateur.
Cette idée, fruit de l'éducation classique, a dominé tous les penseurs, tous
les grands écrivains de notre pays.
Tous ont vu entre l'humanité et le législateur les mêmes rapports qui existent
entre l'argile et le potier.
Bien plus, s'ils ont consenti à reconnaître, dans le cœur de l'homme, un
principe d'action et, dans son intelligence, un principe de discernement, ils ont pensé que Dieu
lui avait fait, en cela, un don funeste, et que l'humanité, sous l'influence de ces deux moteurs,
tendait fatalement vers sa dégradation. Ils ont posé en fait qu'abandonnée à ses penchants
l'humanité ne s'occuperait de religion que pour aboutir à l'athéisme, d'enseignement que pour
arriver à l'ignorance, de travail et d'échanges que pour s'éteindre dans la misère.
Heureusement, selon ces mêmes écrivains, il y a quelques hommes, nommés
Gouvernants, Législateurs, qui ont reçu du ciel, non seulement pour eux-mêmes, mais pour tous les
autres, des tendances opposées.
Pendant que l'humanité penche vers le Mal, eux inclinent au Bien ; pendant que
l'humanité marche vers les ténèbres, eux aspirent à la lumière ; pendant que l'humanité est
entraînée vers le vice, eux sont attirés par la vertu. Et, cela posé, ils réclament la Force,
afin qu'elle les mette à même de substituer leurs propres tendances aux tendances du genre
humain.
Il suffit d'ouvrir, à peu près au hasard, un livre de philosophie, de
politique ou d'histoire pour voir combien est fortement enracinée dans notre pays cette idée,
fille des études classiques et mère du Socialisme, que l'humanité est une matière inerte recevant
du pouvoir la vie, l'organisation, la moralité et la richesse ; ou bien, ce qui est encore pis,
que d'elle-même l'humanité tend vers sa dégradation et n'est arrêtée sur cette pente que par la
main mystérieuse du Législateur. Partout le Conventionalisme classique nous montre, derrière la
société passive, une puissance occulte qui, sous les noms de Loi, Législateur, ou sous cette
expression plus commode et plus vague de ON, meut l'humanité, l'anime, l'enrichit et la
moralise.
BOSSUET. "Une des choses qu'ON (qui ?) imprimait le plus fortement dans l'esprit des Égyptiens, c'était l'amour de la patrie... Il n'était pas permis d'être inutile à l'État ; la Loi assignait à chacun son emploi, qui se perpétuait de père en fils. On ne pouvait ni en avoir deux ni changer de profession... Mais il y avait une occupation qui devait être commune, c'était l'étude des lois et de la sagesse. L'ignorance de la religion et de la police du pays n'était excusée en aucun état. Au reste, chaque profession avait son canton qui lui était assigné (par qui ?)... Parmi de bonnes lois, ce qu'il y avait de meilleur, c'est que tout le monde était nourri (par qui ?) dans l'esprit de les observer... Leurs mercures ont rempli l'Égypte d'inventions merveilleuses, et ne lui avaient presque rien laissé ignorer de ce qui pouvait rendre la vie commode et tranquille."
Ainsi, les hommes, selon Bossuet, ne tirent rien
d'eux-mêmes : patriotisme, richesses, activité, sagesse, inventions, labourage, sciences, tout
leur venait par l'opération des Lois ou des Rois. Il ne s'agissait pour eux que de se laisser
faire. C'est à ce point que Diodore ayant accusé les Égyptiens de rejeter la lutte et la musique,
Bossuet l'en reprend. Comment cela est-il possible, dit-il, puisque ces arts avaient été inventés
par Trismégiste ?
De même chez les Perses :
"Un des premiers soins du prince était de faire fleurir l'agriculture... Comme il y avait des charges établies pour la conduite des armées, il y en avait aussi pour veiller aux travaux rustiques... Le respect qu'ON inspirait aux Perses pour l'autorité royale allait jusqu'à l'excès."
Les Grecs, quoique pleins d'esprit, n'en étaient pas moins étrangers à leurs propres destinées, jusque-là que, d'eux-mêmes, ils ne se seraient pas élevés, comme les chiens et les chevaux, à la hauteur des jeux les plus simples. Classiquement, c'est une chose convenue que tout vient du dehors aux peuples.
"Les Grecs, naturellement pleins d'esprit et de courage, avaient été cultivés de bonne heure par des Rois et des colonies venues d'Égypte. C'est de là qu'ils avaient appris les exercices du corps, la course à pied, à cheval et sur des chariots... Ce que les Égyptiens leur avaient appris de meilleur était à se rendre dociles, à se laisser former par des lois pour le bien public."
FENELON. Nourri dans l'étude et l'admiration de
l'antiquité, témoin de la puissance de Louis XIV, Fénelon ne pouvait guère échapper à cette idée
que l'humanité est passive, et que ses malheurs comme ses prospérités, ses vertus comme ses vices
lui viennent d'une action extérieure, exercée sur elle par la Loi ou celui qui la fait. Aussi,
dans son utopique Salente, met-il les hommes, avec leurs intérêts, leurs facultés, leurs désirs
et leurs biens, à la discrétion absolue du Législateur. En quelque matière que ce soit, ce ne
sont jamais eux qui jugent pour eux-mêmes, c'est le Prince. La nation n'est qu'une matière
informe, dont le Prince est l'âme. C'est en lui que résident la pensée, la prévoyance, le
principe de toute organisation, de tout progrès et, par conséquent, la Responsabilité.
Pour prouver cette assertion, il me faudrait transcrire ici tout le Xme livre
de Télémaque. J'y renvoie le lecteur, et me contente de citer quelques passages pris au hasard
dans ce célèbre poème, auquel, sous tout autre rapport, je suis le premier à rendre justice.
Avec cette crédulité surprenante qui caractérise les classiques, Fénelon
admet, malgré l'autorité du raisonnement et des faits, la félicité générale des Égyptiens, et il
l'attribue, non à leur propre sagesse, mais à celle de leurs Rois.
" Nous ne pouvions jeter les yeux sur les deux rivages sans apercevoir des villes opulentes, des maisons de campagne agréablement situées, des terres qui se couvrent tous les ans d'une moisson dorée, sans se reposer jamais ; des prairies pleines de troupeaux ; des laboureurs accablés sous le poids des fruits que la terre épanchait de son sein ; des bergers qui faisaient répéter les doux sons de leurs flûtes et de leurs chalumeaux à tous les échos d'alentour. Heureux, disait Mentor, le peuple qui est conduit par un sage Roi.
Ensuite Mentor me faisait remarquer la joie et l'abondance répandues dans toute la campagne d'Égypte, où l'on comptait jusqu'à vingt-deux mille villes ; la justice exercée en faveur du pauvre contre le riche ; la bonne éducation des enfants qu'on accoutumait à l'obéissance, au travail, à la sobriété, à l'amour des arts et des lettres ; l'exactitude pour toutes les cérémonies de la religion, le désintéressement, le désir de l'honneur, la fidélité pour les hommes et la crainte pour les dieux, que chaque père inspirait à ses enfants. Il ne se lassait point d'admirer ce bel ordre. Heureux, me disait-il, le peuple qu'un sage Roi conduit ainsi. "
Fénelon fait, sur la Crète, une idylle encore plus séduisante. Puis il ajoute, par la bouche de Mentor :
" Tout ce que vous verrez dans cette île merveilleuse est le fruit des lois de Minos. L'éducation qu'il faisait donner aux enfants rend le corps sain et robuste. ON les accoutume d'abord à une vie simple, frugale et laborieuse ; ON suppose que toute volupté amollit le corps et l'esprit ; ON ne leur propose jamais d'autre plaisir que celui d'être invincibles par la vertu et d'acquérir beaucoup de gloire... Ici ON punit trois vices qui sont impunis chez les autres peuples, l'ingratitude, la dissimulation et l'avarice. Pour le faste et la mollesse, ON n'a jamais besoin de les réprimer, car ils sont inconnus en Crète... ON n'y souffre ni meubles précieux, ni habits magnifiques, ni festins délicieux, ni palais dorés. "
C'est ainsi que Mentor prépare son élève à
triturer et manipuler, dans les vues les plus philanthropiques sans doute, le peuple d'Ithaque,
et, pour plus de sûreté, il lui en donne l'exemple à Salente.
Voilà comment nous recevons nos premières notions politiques. On nous enseigne
à traiter les hommes à peu près comme Olivier de Serres enseigne aux agriculteurs à traiter et
mélanger les terres.
MONTESQUIEU. " Pour maintenir l'esprit de commerce, il faut que toutes les lois le favorisent ; que ces mêmes lois, par leurs dispositions, divisant les fortunes à mesure que le commerce les grossit, mettent chaque citoyen pauvre dans une assez grande aisance pour pouvoir travailler comme les autres, et chaque citoyen riche dans une telle médiocrité qu'il ait besoin de travailler pour conserver ou pour acquérir... "
Ainsi les Lois disposent de toutes les fortunes.
" Quoique dans la démocratie l'égalité réelle soit l'âme de l'État, cependant elle est si difficile à établir qu'une exactitude extrême à cet égard ne conviendrait pas toujours. Il suffit que l'ON établisse un cens qui réduise ou fixe les différences à un certain point. Après quoi c'est à des lois particulières à égaliser pour ainsi dire les inégalités, par les charges qu'elles imposent aux riches et le soulagement qu'elles accordent aux pauvres... "
C'est bien là encore l'égalisation des fortunes par la loi, par la force.
" Il y avait dans la Grèce deux sortes de républiques. Les unes étaient militaires, comme Lacédémone ; d'autres étaient commerçantes, comme Athènes. Dans les unes ON voulait que les citoyens fussent oisifs ; dans les autres ON cherchait à donner de l'amour pour le travail. "
" Je prie qu'on fasse un peu d'attention à l'étendue du génie qu'il fallut à ces législateurs pour voir qu'en choquant tous les usages reçus, en confondant toutes les vertus, ils montreraient à l'univers leur sagesse. Lycurgue, mêlant le larcin avec l'esprit de justice, le plus dur esclavage avec l'extrême liberté, les sentiments les plus atroces avec la plus grande modération, donna de la stabilité à sa ville. Il sembla lui ôter toutes les ressources, les arts, le commerce, l'argent, les murailles : on y a de l'ambition sans espérance d'être mieux ; on y a les sentiments naturels, et on n'y est ni enfant, ni mari, ni père ; la pudeur même est ôtée à la chasteté. C'est par ce chemin que Sparte est menée à la grandeur et à la gloire... "
" Cet extraordinaire que l'on voyait dans les institutions de la Grèce, nous l'avons vu dans la lie et la corruption des temps modernes. Un législateur honnête homme a formé un peuple où la probité parait aussi naturelle que la bravoure chez les Spartiates. M. Penn est un véritable Lycurgue, et quoique le premier ait eu la paix pour objet comme l'autre a eu la guerre, ils se ressemblent dans la voie singulière où ils ont mis leur peuple, dans l'ascendant qu'ils ont eu sur des hommes libres, dans les préjugés qu'ils ont vaincus, dans les passions qu'ils ont soumises. " " Le Paraguay peut nous fournir un autre exemple. On a voulu en faire un crime à la Société, qui regarde le plaisir de commander comme le seul bien de la vie ; mais il sera toujours beau de gouverner les hommes en les rendant plus heureux... "
" Ceux qui voudront faire des institutions pareilles établiront la communauté des biens de la République de Platon, ce respect qu'il demandait pour les dieux, cette séparation d'avec les étrangers pour la conservation des mœurs, et la cité faisant le commerce et non pas les citoyens ; ils donneront nos arts sans notre luxe, et nos besoins sans nos désirs. "
L'engouement vulgaire aura beau s'écrier : c'est du Montesquieu, donc c'est magnifique ! c'est sublime ! j'aurai le courage de mon opinion et de dire :
Quoi ! vous avez le front de trouver cela beau !
Mais c'est affreux ! abominable ! et ces extraits,
que je pourrais multiplier, montrent que, dans les idées de Montesquieu, les personnes, les
libertés, les propriétés, l'humanité entière ne sont que des matériaux propres à exercer la
sagacité du Législateur.
ROUSSEAU. Bien que ce publiciste, suprême autorité des démocrates, fasse
reposer l'édifice social sur la volonté générale, personne n'a admis, aussi complètement que lui,
l'hypothèse de l'entière passivité du genre humain en présence du Législateur.
" S'il est vrai qu'un grand prince est un homme rare, que sera-ce d'un grand législateur ? Le premier n'a qu'à suivre le modèle que l'autre doit proposer. Celui-ci est le mécanicien qui invente la machine, celui-là n'est que l'ouvrier qui la monte et la fait marcher. "
Et que sont les hommes en tout ceci ? La machine
qu'on monte et qui marche, ou plutôt la matière brute dont la machine est faite !
Ainsi entre le Législateur et le Prince, entre le Prince et les sujets, il y a
les mêmes rapports qu'entre l'agronome et l'agriculteur, l'agriculteur et la glèbe. A quelle
hauteur au-dessus de l'humanité est donc placé le publiciste, qui régente les Législateurs
eux-mêmes et leur enseigne leur métier en ces termes impératifs :
" Voulez-vous donner de la consistance à l'État ? rapprochez les degrés extrêmes autant qu'il est possible. Ne souffrez ni des gens opulents ni des gueux.
Le sol est-il ingrat ou stérile, ou le pays trop serré pour les habitants, tournez-vous du côté de l'industrie et des arts, dont vous échangerez les productions contre les denrées qui vous manquent... Dans un bon terrain, manquez-vous d'habitants, donnez tous vos soins à l'agriculture, qui multiplie les hommes, et chassez les arts, qui ne feraient qu'achever de dépeupler le pays... Occupez-vous des rivages étendus et commodes, couvrez la mer de vaisseaux, vous aurez une existence brillante et courte. La mer ne baigne-t-elle sur vos côtes que des rochers inaccessibles, restez barbares et ichthyophages, vous en vivrez plus tranquilles, meilleurs peut-être, et, à coup sûr, plus heureux. En un mot, outre les maximes communes à tous, chaque peuple renferme en lui quelque cause qui les ordonne d'une manière particulière, et rend sa législation propre à lui seul. C'est ainsi qu'autrefois les Hébreux, et récemment les Arabes, ont eu pour principal objet la religion ; les Athéniens, les lettres ; Carthage et Tyr, le commerce ; Rhodes, la marine ; Sparte, la guerre, et Rome, la vertu. L'auteur de l'Esprit des Lois a montré par quel art le législateur dirige l'institution vers chacun de ces objets... Mais si le législateur, se trompant dans son objet, prend un principe différent de celui qui naît de la nature des choses, que l'un tende à la servitude et l'autre à la liberté ; l'un aux richesses, l'autre à la population ; l'un à la paix, l'autre aux conquêtes, on verra les lois s'affaiblir insensiblement, la constitution s'altérer, et l'État ne cessera d'être agité jusqu'à ce qu'il soit détruit ou changé, et que l'invincible nature ait repris son empire. "
Mais si la nature est assez invincible pour
reprendre son empire, pourquoi Rousseau n'admet-il pas qu'elle n'avait pas besoin du Législateur
pour prendre cet empire dès l'origine ? Pourquoi n'admet-il pas qu'obéissant à leur propre
initiative les hommes se tourneront d'eux-mêmes vers le commerce sur des rivages étendus et
commodes, sans qu'un Lycurgue, un Solon, un Rousseau s'en mêlent, au risque de se tromper ?
Quoi qu'il en soit, on comprend la terrible responsabilité que Rousseau fait
peser sur les inventeurs, instituteurs, conducteurs, législateurs et manipulateurs de Sociétés.
Aussi est-il, à leur égard, très exigeant.
" Celui qui ose entreprendre d'instituer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine, de transformer chaque individu qui, par lui-même, est un tout parfait et solitaire, en partie d'un plus grand tout, dont cet individu reçoive, en tout ou en partie, sa vie et son être ; d'altérer la constitution de l'homme pour la renforcer, de substituer une existence partielle et morale à l'existence physique et indépendante que nous avons tous reçue de la nature. Il faut, en un mot, qu'il ôte à l'homme ses propres forces pour lui en donner qui lui soient étrangères... "
Pauvre espèce humaine, que feraient de ta dignité les adeptes de Rousseau ?
RAYNAL. " Le climat, c'est-à-dire le ciel et le sol, est la première règle du législateur. Ses ressources lui dictent ses devoirs. C'est d'abord sa position locale qu'il doit consulter. Une peuplade jetée sur les côtes maritimes aura des lois relatives à la navigation... Si la colonie est portée dans les terres, un législateur doit prévoir et leur genre et leur degré de fécondité... "
" C'est surtout dans la distribution de la propriété qu'éclatera la sagesse de la législation. En général, et dans tous les pays du monde, quand on fonde une colonie, il faut donner des terres à tous les hommes, c'est-à-dire à chacun une étendue suffisante pour l'entretien d'une famille... "
" Dans une île sauvage qu'on peuplerait d'enfants, ON n'aurait qu'à laisser éclore les germes de la vérité dans les développements de la raison... Mais quand ON établit un peuple déjà vieux dans un pays nouveau, l'habileté consiste à ne lui laisser que les opinions et les habitudes nuisibles dont on ne peut le guérir et le corriger. Veut-on empêcher qu'elles ne se transmettent, ON veillera sur la seconde génération par une éducation commune et publique des enfants. Un prince, un législateur, ne devrait jamais fonder une colonie sans y envoyer d'avance des hommes sages pour l'instruction de la jeunesse... Dans une colonie naissante, toutes les facilités sont ouvertes aux précautions du Législateur qui veut épurer le sang et les mœurs d'un peuple. Qu'il ait du génie et de la vertu, les terres et les hommes qu'il aura dans ses mains inspireront à son âme un plan de société, qu'un écrivain ne peut jamais tracer que d'une manière vague et sujette à l'instabilité des hypothèses, qui varient et se compliquent avec une infinité de circonstances trop difficiles à prévoir et à combiner... "
Ne semble-t-il pas entendre un professeur
d'agriculture dire à ses élèves : " Le climat est la première règle de l'agriculteur ? Ses
ressources lui dictent ses devoirs. C'est d'abord sa position locale qu'il doit consulter. Est-il
sur un sol argileux, il doit se conduire de telle façon. A-t-il affaire à du sable, voici comment
il doit s'y prendre. Toutes les facilités sont ouvertes à l'agriculteur qui veut nettoyer et
améliorer son sol. Qu'il ait de l'habileté, les terres, les engrais qu'il aura dans ses mains lui
inspireront un plan d'exploitation, qu'un professeur ne peut jamais tracer que d'une manière
vague et sujette à l'instabilité des hypothèses, qui varient et se compliquent avec une infinité
de circonstances trop difficiles à prévoir et à combiner. "
Mais, ô sublimes écrivains, veuillez donc vous souvenir quelquefois que cette
argile, ce sable, ce fumier, dont vous disposez si arbitrairement, ce sont des Hommes, vos égaux,
des êtres intelligents et libres comme vous, qui ont reçu de Dieu, comme vous, la faculté de
voir, de prévoir, de penser et de juger pour eux-mêmes !
MABLY. (Il suppose les lois usées par la rouille du temps, la négligence de la
sécurité, et poursuit ainsi : )
" Dans ces circonstances, il faut être convaincu que les ressorts du gouvernement se sont relâchés. Donnez-leur une nouvelle tension (c'est au lecteur que Mably s'adresse), et le mal sera guéri... Songez moins à punir des fautes qu'à encourager les vertus dont vous avez besoin. Par cette méthode vous rendrez à votre république la vigueur de la jeunesse. C'est pour n'avoir pas été connue des peuples libres qu'ils ont perdu la liberté ! Mais si les progrès du mal sont tels que les magistrats ordinaires ne puissent y remédier efficacement, ayez recours à une magistrature extraordinaire, dont le temps soit court et la puissance considérable. L'imagination des citoyens a besoin alors d'être frappée... "
Et tout dans ce goût durant vingt volumes.
Il a été une époque où, sous l'influence de tels enseignements, qui sont le
fond de l'éducation classique, chacun a voulu se placer en dehors et au-dessus de l'humanité,
pour l'arranger, l'organiser et l'instituer à sa guise.
CONDILLAC. " Érigez-vous, Monseigneur, en Lycurgue ou en Solon. Avant que de poursuivre la lecture de cet écrit, amusez-vous à donner des lois à quelque peuple sauvage d'Amérique ou d'Afrique. Établissez dans des demeures fixes ces hommes errants ; apprenez-leur à nourrir des troupeaux... ; travaillez à développer les qualités sociales que la nature a mises en eux... Ordonnez-leur de commencer à pratiquer les devoirs de l'humanité... Empoisonnez par des châtiments les plaisirs que promettent les passions, et vous verrez ces barbares, à chaque article de votre législation, perdre un vice et prendre une vertu. "
" Tous les peuples ont eu des lois. Mais peu d'entre eux ont été heureux. Quelle en est la cause ? C'est que les législateurs ont presque toujours ignoré que l'objet de la société est d'unir les familles par un intérêt commun. "
" L'impartialité des lois consiste en deux choses : à établir l'égalité dans la fortune et dans la dignité des citoyens... A mesure que vos lois établiront une plus grande égalité, elles deviendront plus chères à chaque citoyen... Comment l'avarice, l'ambition, la volupté, la paresse, l'oisiveté, l'envie, la haine, la jalousie agiteraient-elles des hommes égaux en fortune et en dignité, et à qui les lois ne laisseraient pas l'espérance de rompre l'égalité ? " (Suit l'idylle.)
" Ce qu'on vous a dit de la République de Sparte doit vous donner de grandes lumières sur cette question. Aucun autre État n'a jamais eu des lois plus conformes à l'ordre de la nature et de l'égalité. "
Il n'est pas surprenant que les dix-septième et
dix-huitième siècles aient considéré le genre humain comme une matière inerte attendant, recevant
tout, forme, figure, impulsion, mouvement et vie d'un grand Prince, d'un grand Législateur, d'un
grand Génie. Ces siècles étaient nourris de l'étude de l'Antiquité, et l'Antiquité nous offre en
effet partout, en Égypte, en Perse, en Grèce, à Rome, le spectacle de quelques hommes manipulant
à leur gré l'humanité asservie par la force ou par l'imposture. Qu'est-ce que cela prouve ? Que,
parce que l'homme et la société sont perfectibles, l'erreur, l'ignorance, le despotisme,
l'esclavage, la superstition doivent s'accumuler davantage au commencement des temps. Le tort des
écrivains que j'ai cités n'est pas d'avoir constaté le fait, mais de l'avoir proposé, comme
règle, à l'admiration et à l'imitation des races futures. Leur tort est d'avoir, avec une
inconcevable absence de critique, et sur la foi d'un conventionalisme puéril, admis ce qui est
inadmissible, à savoir la grandeur, la dignité, la moralité et le bien-être de ces sociétés
factices de l'ancien monde ; de n'avoir pas compris que le temps produit et propage la lumière ;
qu'à mesure que la lumière se fait, la force passe du côté du Droit, et la société reprend
possession d'elle-même.
Et en effet, quel est le travail politique auquel nous assistons ? Il n'est
autre que l'effort instinctif de tous les peuples vers la liberté (1). Et qu'est-ce que la
Liberté, ce mot qui a la puissance de faire battre tous les cœurs et d'agiter le monde, si ce
n'est l'ensemble de toutes les libertés, liberté de conscience, d'enseignement, d'association, de
presse, de locomotion, de travail, d'échange ; en d'autres termes, le franc exercice, pour tous,
de toutes les facultés inoffensives ; en d'autres termes encore, la destruction de tous les
despotismes, même le despotisme légal, et la réduction de la Loi à sa seule attribution
rationnelle, qui est de régulariser le Droit individuel de légitime défense ou de réprimer
l'injustice.
Cette tendance du genre humain, il faut en convenir, est grandement
contrariée, particulièrement dans notre patrie, par la funeste disposition, - fruit de
l'enseignement classique, - commune à tous les publicistes, de se placer en dehors de l'humanité
pour l'arranger, l'organiser et l'instituer à leur guise.
Car, pendant que la société s'agite pour réaliser la Liberté, les grands
hommes qui se placent à sa tête, imbus des principes des dix-septième et dix-huitième siècles, ne
songent qu'à la courber sous le philanthropique despotisme de leurs inventions sociales et à lui
faire porter docilement, selon l'expression de Rousseau, le joug de la félicité publique, telle
qu'ils l'ont imaginée.
On le vit bien en 1789. A peine l'Ancien Régime légal fut-il détruit, qu'on
s'occupa de soumettre la société nouvelle à d'autres arrangements artificiels, toujours en
partant de ce point convenu : l'omnipotence de la Loi.
SAINT-JUST. " Le Législateur commande à l'avenir. C'est à lui de vouloir le bien. C'est à lui de rendre les hommes ce qu'il veut qu'ils soient. "
ROBESPIERRE. " La fonction du gouvernement est de diriger les forces physiques et morales de la nation vers le but de son institution. "
BILLAUD-VARENNES. "Il faut recréer le peuple qu'on veut rendre à la liberté. Puisqu'il faut détruire d'anciens préjugés, changer d'antiques habitudes, perfectionner les affections dépravées, restreindre des besoins superflus, extirper des vices invétérés ; il faut donc une action forte, une impulsion véhémente... Citoyens, l'inflexible austérité de Lycurgue devint à Sparte la base inébranlable de la République ; le caractère faible et confiant de Solon replongea Athènes dans l'esclavage. Ce parallèle renferme toute la science du gouvernement. "
LEPELLETIER. "Considérant à quel point l'espèce humaine est dégradée, je me suis convaincu de la nécessité d'opérer une entière régénération et, si je puis m'exprimer ainsi, de créer un nouveau peuple. "
On le voit, les hommes ne sont rien que de vils
matériaux. Ce n'est pas à eux de vouloir le bien ; - ils en sont incapables, - c'est au
Législateur, selon Saint-Just. Les hommes ne sont que ce qu'il veut qu'ils soient.
Suivant Robespierre, qui copie littéralement Rousseau, le Législateur commence
par assigner le but de l'institution de la nation. Ensuite les gouvernements n'ont plus qu'à
diriger vers ce but toutes les forces physiques et morales. La nation elle-même reste toujours
passive en tout ceci, et Billaud-Varennes nous enseigne qu'elle ne doit avoir que les préjugés,
les habitudes, les affections et les besoins que le Législateur autorise. Il va jusqu'à dire que
l'inflexible austérité d'un homme est la base de la république.
On a vu que, dans le cas où le mal est si grand que les magistrats ordinaires
n'y peuvent remédier, Mably conseillait la dictature pour faire fleurir la vertu. " Ayez recours,
dit-il, à une magistrature extraordinaire, dont le temps soit court et la puissance considérable.
L'imagination des citoyens a besoin d'être frappée. " Cette doctrine n'a pas été perdue. Écoutons
Robespierre :
" Le principe du gouvernement républicain, c'est la vertu, et son moyen, pendant qu'il s'établit, la terreur. Nous voulons substituer, dans notre pays, la morale à l'égoïsme, la probité à l'honneur, les principes aux usages, les devoirs aux bienséances, l'empire de la raison à la tyrannie de la mode, le mépris du vice au mépris du malheur, la fierté à l'insolence, la grandeur d'âme à la vanité, l'amour de la gloire à l'amour de l'argent, les bonnes gens à la bonne compagnie, le mérite à l'intrigue, le génie au bel esprit, la vérité à l'éclat, le charme du bonheur aux ennuis de la volupté, la grandeur de l'homme à la petitesse des grands, un peuple magnanime, puissant, heureux, à un peuple aimable, frivole, misérable ; c'est-à-dire toutes les vertus et tous les miracles de la République à tous les vices et à tous les ridicules de la monarchie. "
A quelle hauteur au-dessus du reste de l'humanité
se place ici Robespierre ! Et remarquez la circonstance dans laquelle il parle. Il ne se borne
pas à exprimer le vœu d'une grande rénovation du cœur humain ; il ne s'attend même pas à ce
qu'elle résultera d'un gouvernement régulier. Non, il veut l'opérer lui-même et par la terreur.
Le discours, d'où est extrait ce puéril et laborieux amas d'antithèses, avait pour objet
d'exposer les principes de morale qui doivent diriger un gouvernement révolutionnaire. Remarquez
que, lorsque Robespierre vient demander la dictature, ce n'est pas seulement pour repousser
l'étranger et combattre les factions ; c'est bien pour faire prévaloir par la terreur, et
préalablement au jeu de la Constitution, ses propres principes de morale. Sa prétention ne va à
rien moins que d'extirper du pays, par la terreur, l'égoïsme, l'honneur, les usages, les
bienséances, la mode, la vanité, l'amour de l'argent, la bonne compagnie, l'intrigue, le bel
esprit, la volupté et la misère. Ce n'est qu'après que lui, Robespierre, aura accompli ces
miracles - comme il les appelle avec raison, - qu'il permettra aux lois de reprendre leur empire.
- Eh ! misérables, qui vous croyez si grands, qui jugez l'humanité si petite, qui voulez tout
réformer, réformez-vous vous-mêmes, cette tâche vous suffit.
Cependant, en général, messieurs les Réformateurs, Législateurs et Publicistes
ne demandent pas à exercer sur l'humanité un despotisme immédiat. Non, ils sont trop modérés et
trop philanthropes pour cela. Ils ne réclament que le despotisme, l'absolutisme, l'omnipotence de
la Loi. Seulement ils aspirent à faire la Loi.
Pour montrer combien cette disposition étrange des esprits a été universelle,
en France, de même qu'il m'aurait fallu copier tout Mably, tout Raynal, tout Rousseau, tout
Fénelon, et de longs extraits de Bossuet et Montesquieu, il me faudrait aussi reproduire le
procès-verbal tout entier des séances de la Convention. Je m'en garderai bien et j'y renvoie le
lecteur.
On pense bien que cette idée dut sourire à Bonaparte. Il l'embrassa avec
ardeur et la mit énergiquement en pratique. Se considérant comme un chimiste, il ne vit dans
l'Europe qu'une matière à expériences. Mais bientôt cette matière se manifesta comme un réactif
puissant. Aux trois quarts désabusé, Bonaparte, à Sainte-Hélène, parut reconnaître qu'il y a
quelque initiative dans les peuples, et il se montra moins hostile à la liberté. Cela ne
l'empêcha pas cependant de donner par son testament cette leçon à son fils : " Gouverner, c'est
répandre la moralité, l'instruction et le bien-être. "
Est-il nécessaire maintenant de faire voir par de fastidieuses citations d'où
procèdent Morelly, Babeuf, Owen, Saint-Simon, Fourier ? Je me bornerai à soumettre au lecteur
quelques extraits du livre de Louis Blanc sur l'organisation du travail.
" Dans notre projet, la société reçoit l'impulsion du pouvoir " (Page 126).
En quoi consiste l'impulsion que le Pouvoir donne
à la société ? A imposer le projet de M. L. Blanc.
D'un autre coté, la société, c'est le genre humain.
Donc, en définitive, le genre humain reçoit l'impulsion de M. L. Blanc.
Libre à lui, dira-t-on. Sans doute le genre humain est libre de suivre les
conseils de qui que ce soit. Mais ce n'est pas ainsi que M. L. Blanc comprend la chose. Il entend
que son projet soit converti en Loi, et par conséquent imposé de force par le pouvoir.
" Dans notre projet, l'État ne fait que donner au travail une législation (excusez du peu), en vertu de laquelle le mouvement industriel peut et doit s'accomplir en toute liberté. Il (l'État) ne fait que placer la liberté sur une pente (rien que cela) qu'elle descend, une fois qu'elle y est placée, par la seule force des choses et par une suite naturelle du mécanisme établi. "
Mais quelle est cette pente ? - Celle indiquée par
M. L. Blanc. - Ne conduit-elle pas aux abîmes ? - Non, elle conduit au bonheur. - Comment donc la
société ne s'y place-t-elle pas d'elle-même ? - Parce qu'elle ne sait ce qu'elle veut et qu'elle
a besoin d'impulsion. - Qui lui donnera cette impulsion ? - Le pouvoir. - Et qui donnera
l'impulsion au pouvoir ? - L'inventeur du mécanisme, M. L. Blanc.
Nous ne sortons jamais de ce cercle : l'humanité passive et un grand homme qui
la meut par l'intervention de la Loi.
Une fois sur cette pente, la société jouirait-elle au moins de quelque liberté
? - Sans doute. - Et qu'est-ce que la liberté ?
" Disons-le une fois pour toutes : la liberté consiste non pas seulement dans le DROIT accordé, mais dans le POUVOIR donné à l'homme d'exercer, de développer ses facultés, sous l'empire de la justice et sous la sauvegarde de la loi. "
" Et ce n'est point là une distinction vaine : le sens en est profond, les conséquences en sont immenses. Car dès qu'on admet qu'il faut à l'homme, pour être vraiment libre, le POUVOIR d'exercer et de développer ses facultés, il en résulte que la société doit à chacun de ses membres l'instruction convenable, sans laquelle l'esprit humain ne peut se déployer, et les instruments de travail, sans lesquels l'activité humaine ne peut se donner carrière. Or, par l'intervention de qui la société donnera-t-elle à chacun de ses membres l'instruction convenable et les instruments de travail nécessaires, si ce n'est par l'intervention de l'État ? "
Ainsi la liberté, c'est le pouvoir. - En quoi
consiste ce POUVOIR ? - A posséder l'instruction et les instruments de travail. - Qui donnera
l'instruction et les instruments de travail ? - La société, qui les doit.- Par l'intervention de
qui la société donnera-t-elle des instruments de travail à ceux qui n'en ont pas ? - Par
l'intervention de l'État. - A qui l'État les prendra-t-il ?
C'est au lecteur de faire la réponse et de voir où tout ceci aboutit. Un des
phénomènes les plus étranges de notre temps, et qui étonnera probablement beaucoup nos neveux,
c'est que la doctrine qui se fonde sur cette triple hypothèse : l'inertie radicale de l'humanité
; l'omnipotence de la Loi ; l'infaillibilité du Législateur ; soit le symbole sacré du parti qui
se proclame exclusivement démocratique.
Il est vrai qu'il se dit aussi social.
En tant que démocratique, il a une foi sans limite en l'humanité.
Comme social, il la met au-dessous de la boue.
S'agit-il de droits politiques, s'agit-il de faire sortir de son sein le
Législateur, oh ! alors, selon lui, le peuple a la science infuse ; il est doué d'un tact
admirable ; sa volonté est toujours droite, la volonté générale ne peut errer. Le suffrage ne
saurait être trop universel. Nul ne doit à la société aucune garantie. La volonté et la capacité
de bien choisir sont toujours supposées. Est-ce que le peuple peut se tromper ? Est-ce que nous
ne sommes pas dans le siècle des lumières ? Quoi donc ! Le peuple sera-t-il éternellement en
tutelle ? N'a-t-il pas conquis ses droits par assez d'efforts et de sacrifices ? N'a-t-il pas
donné assez de preuves de son intelligence et de sa sagesse ? N'est-il pas arrivé à sa maturité ?
N'est-il pas en état de juger pour lui-même ? Ne connaît-il pas ses intérêts ? Y a-t-il un homme
ou une classe qui ose revendiquer le droit de se substituer au peuple, de décider et d'agir pour
lui ? Non, non, le peuple veut être libre, et il le sera. Il veut diriger ses propres affaires,
et il les dirigera.
Mais le Législateur est-il une fois dégagé des comices par l'élection, oh !
alors le langage change. La nation rentre dans la passivité, dans l'inertie, dans le néant, et le
Législateur prend possession de l'omnipotence. A lui l'invention, à lui la direction, à lui
l'impulsion, à lui l'organisation. L'humanité n'a plus qu'à se laisser faire ; l'heure du
despotisme a sonné. Et remarquez que cela est fatal ; car ce peuple, tout à l'heure si éclairé,
si moral, si parfait, n'a plus aucunes tendances, ou, s'il en a, elles l'entraînent toutes vers
la dégradation. Et on lui laisserait un peu de Liberté ! Mais ne savez-vous pas que, selon M.
Considérant, la liberté conduit fatalement au monopole ? Ne savez-vous pas que la liberté c'est
la concurrence ? et que la concurrence, suivant M. L. Blanc, c'est pour le peuple un système
d'extermination, pour la bourgeoisie une cause de ruine ? Que c'est pour cela que les peuples
sont d'autant plus exterminés et ruinés qu'ils sont plus libres, témoin la Suisse, la Hollande,
l'Angleterre et les États-Unis ? Ne savez-vous pas, toujours selon M. L. Blanc, que la
concurrence conduit au monopole, et que, par la même raison, le bon marché conduit à
l'exagération des prix ? Que la concurrence tend à tarir les sources de la consommation et pousse
la production à une activité dévorante ? Que la concurrence force la production à s'accroître et
la consommation à décroître ; - d'où il suit que les peuples libres produisent pour ne pas
consommer ; - qu'elle est tout à la fois oppression et démence, et qu'il faut absolument que M.
L. Blanc s'en mêle ?
Quelle liberté, d'ailleurs, pourrait-on laisser aux hommes ? Serait-ce la
liberté de conscience ? Mais on les verra tous profiter de la permission pour se faire athées. La
liberté d'enseignement ? Mais les pères se hâteront de payer des professeurs pour enseigner à
leurs fils l'immoralité et l'erreur ; d'ailleurs, à en croire M. Thiers, si l'enseignement était
laissé à la liberté nationale, il cesserait d'être national, et nous élèverions nos enfants dans
les idées des Turcs ou des Indous, au lieu que, grâce au despotisme légal de l'université, ils
ont le bonheur d'être élevés dans les nobles idées des Romains. La liberté du travail ? Mais
c'est la concurrence, qui a pour effet de laisser tous les produits non consommés, d'exterminer
le peuple et de ruiner la bourgeoisie. La liberté d'échanger ? Mais on sait bien, les
protectionnistes l'ont démontré à satiété, qu'un homme se ruine quand il échange librement et
que, pour s'enrichir, il faut échanger sans liberté. La liberté d'association ? Mais, d'après la
doctrine socialiste, liberté et association s'excluent, puisque précisément on n'aspire à ravir
aux hommes leur liberté que pour les forcer de s'associer.
Vous voyez donc bien que les démocrates-socialistes ne peuvent, en bonne
conscience, laisser aux hommes aucune liberté, puisque, par leur nature propre, et si ces
messieurs n'y mettent ordre, ils tendent, de toute part, à tous les genres de dégradation et de
démoralisation.
Reste à deviner, en ce cas, sur quel fondement on réclame pour eux, avec tant
d'instance, le suffrage universel.
Les prétentions des organisateurs soulèvent une autre question, que je leur ai
souvent adressée, et à laquelle, que je sache, ils n'ont jamais répondu. Puisque les tendances
naturelles de l'humanité sont assez mauvaises pour qu'on doive lui ôter sa liberté, comment se
fait-il que les tendances des organisateurs soient bonnes ? Les Législateurs et leurs agents ne
font-ils pas partie du genre humain ? Se croient-ils pétris d'un autre limon que le reste des
hommes ? Ils disent que la société, abandonnée à elle-même, court fatalement aux abîmes parce que
ses instincts sont pervers. Ils prétendent l'arrêter sur cette pente et lui imprimer une
meilleure direction. Ils ont donc reçu du ciel une intelligence et des vertus qui les placent en
dehors et au-dessus de l'humanité ; qu'ils montrent leurs titres. Ils veulent être bergers, ils
veulent que nous soyons troupeau. Cet arrangement présuppose en eux une supériorité de nature,
dont nous avons bien le droit de demander la preuve préalable.
Remarquez que ce que je leur conteste, ce n'est pas le droit d'inventer des
combinaisons sociales, de les propager, de les conseiller, de les expérimenter sur eux-mêmes, à
leurs frais et risques ; mais bien le droit de nous les imposer par l'intermédiaire de la Loi,
c'est-à-dire des forces et des contributions publiques.
Je demande que les Cabétistes, les Fouriéristes, les Proudhoniens, les
Universitaires, les Protectionnistes renoncent non à leurs idées spéciales, mais à cette idée qui
leur est commune, de nous assujettir de force à leurs groupes et séries, à leurs ateliers
sociaux, à leur banque gratuite, à leur moralité gréco-romaine, à leurs entraves commerciales. Ce
que je leur demande, c'est de nous laisser la faculté de juger leurs plans et de ne pas nous y
associer, directement ou indirectement, si nous trouvons qu'ils froissent nos intérêts, ou s'ils
répugnent à notre conscience.
Car la prétention de faire intervenir le pouvoir et l'impôt, outre qu'elle est
oppressive et spoliatrice, implique encore cette hypothèse préjudicielle : l'infaillibilité de
l'organisateur et l'incompétence de l'humanité.
Et si l'humanité est incompétente à juger pour elle-même, que vient-on nous
parler de suffrage universel ?
Cette contradiction dans les idées s'est malheureusement reproduite dans les
faits, et pendant que le peuple français a devancé tous les autres dans la conquête de ses
droits, ou plutôt de ses garanties politiques, il n'en est pas moins resté le plus gouverné,
dirigé, administré, imposé, entravé et exploité de tous les peuples.
Il est aussi celui de tous où les révolutions sont le plus imminentes, et cela
doit être.
Dès qu'on part de cette idée, admise par tous nos publicistes et si
énergiquement exprimée par M. L. Blanc en ces mots : " La société reçoit l'impulsion du pouvoir "
; dès que les hommes se considèrent eux-mêmes comme sensibles mais passifs, incapables de
s'élever par leur propre discernement et par leur propre énergie à aucune moralité, à aucun
bien-être, et réduits à tout attendre de la Loi ; en un mot, quand ils admettent que leurs
rapports avec l'État sont ceux du troupeau avec le berger, il est clair que la responsabilité du
pouvoir est immense. Les biens et les maux, les vertus et les vices, l'égalité et l'inégalité,
l'opulence et la misère, tout découle de lui. Il est chargé de tout, il entreprend tout, il fait
tout ; donc il répond de tout. Si nous sommes heureux, il réclame à bon droit notre
reconnaissance ; mais si nous sommes misérables, nous ne pouvons nous en prendre qu'à lui. Ne
dispose-t-il pas, en principe, de nos personnes et de nos biens ? La Loi n'est-elle pas
omnipotente ? En créant le monopole universitaire, il s'est fait fort de répondre aux espérances
des pères de famille privés de liberté ; et si ces espérances sont déçues, à qui la faute ? En
réglementant l'industrie, il s'est fait fort de la faire prospérer, sinon il eût été absurde de
lui ôter sa liberté ; et si elle souffre, à qui la faute ? En se mêlant de pondérer la balance du
commerce, par le jeu des tarifs, il s'est fait fort de le faire fleurir ; et si, loin de fleurir,
il se meurt, à qui la faute ? En accordant aux armements maritimes sa protection en échange de
leur liberté, il s'est fait fort de les rendre lucratifs ; et s'ils sont onéreux, à qui la faute
?
Ainsi, il n'y a pas une douleur dans la nation dont le gouvernement ne se soit
volontairement rendu responsable. Faut-il s'étonner que chaque souffrance soit une cause de
révolution ?
Et quel est le remède qu'on propose ? C'est d'élargir indéfiniment le domaine
de la Loi, c'est-à-dire la responsabilité du gouvernement.
Mais si le gouvernement se charge d'élever et de régler les salaires et qu'il
ne le puisse ; s'il se charge d'assister toutes les infortunes et qu'il ne le puisse ; s'il se
charge d'assurer des retraites à tous les travailleurs et qu'il ne le puisse ; s'il se charge de
fournir à tous les ouvriers des instruments de travail et qu'il ne le puisse ; s'il se charge
d'ouvrir à tous les affamés d'emprunts un crédit gratuit et qu'il ne le puisse ; si, selon les
paroles que nous avons vues avec regret échapper à la plume de M. de Lamartine, " l'État se donne
la mission d'éclairer, de développer, d'agrandir, de fortifier, de spiritualiser, et de
sanctifier l'âme des peuples ", et qu'il échoue ; ne voit-on pas qu'au bout de chaque déception,
hélas ! plus que probable, il y a une non moins inévitable révolution ?
Je reprends ma thèse et je dis : immédiatement après la science économique et
à l'entrée de la science politique (1), se présente une question dominante. C'est celle-ci :
Qu'est-ce que la Loi ? que doit-elle être ? quel est son domaine ? quelles
sont ses limites ? où s'arrêtent, par suite, les attributions du Législateur ?
Je n'hésite pas à répondre : La Loi, c'est la force commune organisée pour
faire obstacle à l'Injustice, - et pour abréger, LA LOI, C'EST LA JUSTICE.
Il n'est pas vrai que le Législateur ait sur nos personnes et nos propriétés
une puissance absolue, puisqu'elles préexistent et que son œuvre est de les entourer de
garanties.
Il n'est pas vrai que la Loi ait pour mission de régir nos consciences, nos
idées, nos volontés, notre instruction, nos sentiments, nos travaux, nos échanges, nos dons, nos
jouissances.
Sa mission est d'empêcher qu'en aucune de ces matières le droit de l'un
n'usurpe le droit de l'autre.
La Loi, parce qu'elle a pour sanction nécessaire la Force, ne peut avoir pour
domaine légitime que le légitime domaine de la force, à savoir : la Justice.
Et comme chaque individu n'a le droit de recourir à la force que dans le cas
de légitime défense, la force collective, qui n'est que la réunion des forces individuelles, ne
saurait être rationnellement appliquée à une autre fin.
La Loi, c'est donc uniquement l'organisation du droit individuel préexistant
de légitime défense.
La Loi, c'est la Justice.
Il est si faux qu'elle puisse opprimer les personnes ou spolier les
propriétés, même dans un but philanthropique, que sa mission est de les protéger.
Et qu'on ne dise pas qu'elle peut au moins être philanthropique, pourvu
qu'elle s'abstienne de toute oppression, de toute spoliation ; cela est contradictoire. La Loi ne
peut pas ne pas agir sur nos personnes ou nos biens ; si elle ne les garantit, elle les viole par
cela seul qu'elle agit, par cela seul qu'elle est.
La Loi, c'est la Justice.
Voilà qui est clair, simple, parfaitement défini et délimité, accessible à
toute intelligence, visible à tout œil, car la Justice est une quantité donnée, immuable,
inaltérable, qui n'admet ni plus ni moins.
Sortez de là, faites la Loi religieuse, fraternitaire, égalitaire,
philanthropique, industrielle, littéraire, artistique, aussitôt vous êtes dans l'infini, dans
l'incertain, dans l'inconnu, dans l'utopie imposée, ou, qui pis est, dans la multitude des
utopies combattant pour s'emparer de la Loi et s'imposer ; car la fraternité, la philanthropie
n'ont pas comme la justice des limites fixes. Où vous arrêterez-vous ? Où s'arrêtera la Loi ?
L'un, comme M. de Saint-Cricq, n'étendra sa philanthropie que sur quelques classes d'industriels,
et il demandera à la Loi qu'elle dispose des consommateurs en faveur des producteurs. L'autre,
comme M. Considérant, prendra en main la cause des travailleurs et réclamera pour eux de la Loi
un MINIMUM assuré, le vêtement, le logement, la nourriture et toutes choses nécessaires à
l'entretien de la vie. Un troisième, M. L. Blanc, dira, avec raison, que ce n'est là qu'une
fraternité ébauchée et que la Loi doit donner à tous les instruments de travail et l'instruction.
Un quatrième fera observer qu'un tel arrangement laisse encore place à l'inégalité et que la Loi
doit faire pénétrer, dans les hameaux les plus reculés, le luxe, la littérature et les arts. Vous
serez conduits ainsi jusqu'au communisme, ou plutôt la législation sera... ce qu'elle est déjà :
- le champ de bataille de toutes les rêveries et de toutes les cupidités.
La Loi, c'est la Justice.
Dans ce cercle, on conçoit un gouvernement simple, inébranlable. Et je défie
qu'on me dise d'où pourrait venir la pensée d'une révolution, d'une insurrection, d'une simple
émeute contre une force publique bornée à réprimer l'injustice. Sous un tel régime, il y aurait
plus de bien-être, le bien-être serait plus également réparti, et quant aux souffrances
inséparables de l'humanité, nul ne songerait à en accuser le gouvernement, qui y serait aussi
étranger qu'il l'est aux variations de la température. A-t-on jamais vu le peuple s'insurger
contre la cour de cassation ou faire irruption dans le prétoire du juge de paix pour réclamer le
minimum de salaires, le crédit gratuit, les instruments de travail, les faveurs du tarif, ou
l'atelier social ? Il sait bien que ces combinaisons sont hors de la puissance du juge, et il
apprendrait de même qu'elles sont hors de la puissance de la Loi.
Mais faites la Loi sur le principe fraternitaire, proclamez que c'est d'elle
que découlent les biens et les maux, qu'elle est responsable de toute douleur individuelle, de
toute inégalité sociale, et vous ouvrez la porte à une série sans fin de plaintes, de haines, de
troubles et de révolutions.
La Loi, c'est la Justice.
Et il serait bien étrange qu'elle pût être équitablement autre chose ! Est-ce
que la justice n'est pas le droit ? Est-ce que les droits ne sont pas égaux ? Comment donc la Loi
interviendrait-elle pour me soumettre aux plans sociaux de MM. Mimerel, de Melun, Thiers, Louis
Blanc, plutôt que pour soumettre ces messieurs à mes plans ? Croit-on que je n'aie pas reçu de la
nature assez d'imagination pour inventer aussi une utopie ? Est-ce que c'est le rôle de la Loi de
faire un choix entre tant de chimères et de mettre la force publique au service de l'une d'elles
?
La Loi, c'est la Justice.
Et qu'on ne dise pas, comme on le fait sans cesse, qu'ainsi conçue la Loi,
athée, individualiste et sans entrailles, ferait l'humanité à son image. C'est là une déduction
absurde, bien digne de cet engouement gouvernemental qui voit l'humanité dans la Loi.
Quoi donc ! De ce que nous serons libres, s'ensuit-il que nous cesserons
d'agir ? De ce que nous ne recevrons pas l'impulsion de la Loi, s'ensuit-il que nous serons
dénués d'impulsion ? De ce que la Loi se bornera à nous garantir le libre exercice de nos
facultés, s'ensuit-il que nos facultés seront frappées d'inertie ? De ce que la Loi ne nous
imposera pas des formes de religion, des modes d'association, des méthodes d'enseignement, des
procédés de travail, des directions d'échange, des plans de charité, s'ensuit-il que nous nous
empresserons de nous plonger dans l'athéisme, l'isolement, l'ignorance, la misère et l'égoïsme ?
S'ensuit-il que nous ne saurons plus reconnaître la puissance et la bonté de Dieu, nous associer,
nous entraider, aimer et secourir nos frères malheureux, étudier les secrets de la nature,
aspirer aux perfectionnements de notre être ?
La Loi, c'est la Justice.
Et c'est sous la Loi de justice, sous le régime du droit, sous l'influence de
la liberté, de la sécurité, de la stabilité, de la responsabilité, que chaque homme arrivera à
toute sa valeur, à toute la dignité de son être, et que l'humanité accomplira avec ordre, avec
calme, lentement sans doute, mais avec certitude, le progrès, qui est sa destinée.
Il me semble que j'ai pour moi la théorie ; car quelque question que je
soumette au raisonnement, qu'elle soit religieuse, philosophique, politique, économique ; qu'il
s'agisse de bien-être, de moralité, d'égalité, de droit, de justice, de progrès, de
responsabilité, de solidarité, de propriété, de travail, d'échange, de capital, de salaires,
d'impôts, de population, de crédit, de gouvernement ; à quelque point de l'horizon scientifique
que je place le point de départ de mes recherches, toujours invariablement j'aboutis à ceci : la
solution du problème social est dans la Liberté.
Et n'ai-je pas aussi pour moi l'expérience ? Jetez les yeux sur le globe.
Quels sont les peuples les plus heureux, les plus moraux, les plus paisibles ? Ceux où la Loi
intervient le moins dans l'activité privée ; où le gouvernement se fait le moins sentir ; où
l'individualité a le plus de ressort et l'opinion publique le plus d'influence ; où les rouages
administratifs sont les moins nombreux et les moins compliqués ; les impôts les moins lourds et
les moins inégaux ; les mécontentements populaires les moins excités et les moins justifiables ;
où la responsabilité des individus et des classes est la plus agissante, et où, par suite, si les
mœurs ne sont pas parfaites, elles tendent invinciblement à se rectifier ; où les transactions,
les conventions, les associations sont le moins entravées ; où le travail, les capitaux, la
population, subissent les moindres déplacements artificiels ; où l'humanité obéit le plus à sa
propre pente ; où la pensée de Dieu prévaut le plus sur les inventions des hommes ; ceux, en un
mot, qui approchent le plus de cette solution : dans les limites du droit, tout par la libre et
perfectible spontanéité de l'homme ; rien par la Loi ou la force que la Justice universelle.
Il faut le dire : il y a trop de grands hommes dans le monde ; il y a trop de
législateurs, organisateurs, instituteurs de sociétés, conducteurs de peuples, pères des nations,
etc. Trop de gens se placent au-dessus de l'humanité pour la régenter, trop de gens font métier
de s'occuper d'elle.
On me dira : Vous vous en occupez bien, vous qui parlez. C'est vrai. Mais on
conviendra que c'est dans un sens et à un point de vue bien différents, et si je me mêle aux
réformateurs c'est uniquement pour leur faire lâcher prise.
Je m'en occupe non comme Vaucanson, de son automate, mais comme un
physiologiste, de l'organisme humain : pour l'étudier et l'admirer.
Je m'en occupe, dans l'esprit qui animait un voyageur célèbre.
Il arriva au milieu d'une tribu sauvage. Un enfant venait de naître et une
foule de devins, de sorciers, d'empiriques l'entouraient, armés d'anneaux, de crochets et de
liens. L'un disait : cet enfant ne flairera jamais le parfum d'un calumet, si je ne lui allonge
les narines. Un autre : il sera privé du sens de l'ouïe, si je ne lui fais descendre les oreilles
jusqu'aux épaules. Un troisième : il ne verra pas la lumière du soleil, si je ne donne à ses yeux
une direction oblique. Un quatrième : il ne se tiendra jamais debout, si je ne lui courbe les
jambes. Un cinquième : il ne pensera pas, si je ne comprime son cerveau. Arrière, dit le
voyageur. Dieu fait bien ce qu'il fait ; ne prétendez pas en savoir plus que lui, et puisqu'il a
donné des organes à cette frêle créature, laissez ses organes se développer, se fortifier par
l'exercice, le tâtonnement, l'expérience et la Liberté.
Dieu a mis aussi dans l'humanité tout ce qu'il faut pour qu'elle accomplisse
ses destinées. Il y a une physiologie sociale providentielle comme il y a une physiologie humaine
providentielle. Les organes sociaux sont aussi constitués de manière à se développer
harmoniquement au grand air de la Liberté. Arrière donc les empiriques et les organisateurs !
Arrière leurs anneaux, leurs chaînes, leurs crochets, leurs tenailles ! arrière leurs moyens
artificiels ! arrière leur atelier social, leur phalanstère, leur gouvernementalisme, leur
centralisation, leurs tarifs, leurs universités, leurs religions d'État, leurs banques gratuites
ou leurs banques monopolisées, leurs compressions, leurs restrictions, leur moralisation ou leur
égalisation par l'impôt ! Et puisqu'on a vainement infligé au corps social tant de systèmes,
qu'on finisse par où l'on aurait dû commencer, qu'on repousse les systèmes, qu'on mette enfin à
l'épreuve la Liberté, - la Liberté, qui est un acte de foi en Dieu et en son œuvre.