Les 4 vérités hebdo (Publication anti-bourrage de crâne)
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Une interview de Milton Friedman

par Robert Lozada (nov 96)

Question : Quel commentaire vous inspire le résultat des élections américaines ?

Réponse : J'ai été plus frappé par les commentaires sur les élections que par les résultats eux-mêmes. Les commentateurs se sont accordés à dire que le résultat de ces élections du 5 novembre, en tenant compte de la réélection du démocrate Bill Clinton et du maintient de la majorité républicaine dans les deux chambres du Congrès, constituait une victoire du " centre ". Même aux Etats-Unis on en est même arrivé à considérer comme centriste une situation où les dépenses publiques totales représentent quelque 40 % du produit national. Et, si l'on ajoute les réglementations qui dictent certaines des dépenses du secteur privé, on atteint 50 % du revenu national qui, d'une façon ou d'une autre, tombent sous la coupe d'autorités publiques. Autrement dit, une économie à moitié socialisée. Curieux centre en vérité ! Une société où le gouvernement possède le quasi monopole du système éducatif au niveau primaire et secondaire, où il existe une multiplicité de réglementations qui pèsent sur les entreprises et les personnes privées et, d'une façon générale, où les autorités publiques interviennent dans tous les domaines possibles et imaginables. C'est cette réalité qu'on appelle le centre à notre époque !

Q : Vu de Paris, c'est même la droite

R : J e n'en doute pas, de même que vu d'Allemagne, de Suède et pour tout dire de toute l'Europe. Mais le fait que notre dérive étatique est sensiblement plus prononcée que celle de l'Europe ne suffit pas à me rassurer pleinement. Même si je ne sous estime pas les acquis du renouveau libéral, non seulement aux Etats-Unis mais dans le monde ces dernières années : coup d'arrêt à la montée de la part des dépenses publiques dans le produit national (mais pas à l'alourdissement du poids des réglementations), politique monétaire dominée par la préoccupation fondamentale d'éviter le retour à l'inflation et pressions dans le sens d'une réduction du taux marginal d'imposition sur le revenu.
Cela dit, la principale raison de ma révolte devant le résultat de l'élection présidentielle n'est pas d'ordre économique, ni même politique au sens strict. Elle est de caractère proprement moral. Je trouve outrageant que le peuple américain se laisse aller à élire un personnage comme Clinton à la présidence. C'est une honte révélatrice de ce qu'il est advenu de nos principes éthiques. Il est fort possible que certains présidents, avant Clinton, aient eux aussi fait preuve d'une moralité approximative, mais ces lacunes n'avaient pas été étalées et archi-documentées sur la place publique avant leur élection - comme celles de Clinton le sont depuis plusieurs années - De ce point de vue, les affaires dans lesquelles Clinton est impliqué sont bien pires que l'histoire du Watergate qui avait abattu Nixon en 1974. Voilà donc, puisque vous me le demandez ma réaction essentielle à cette élection : comment est-il possible que 70 % des électeurs américains déclarent, sondage après sondage, ne pas faire confiance à Monsieur Clinton et que 49 % votent pour lui à l'élection présidentielle ? Pour éviter un malentendu, c'est aux manipulations politico-financières et autres de Clinton que je pense, et non pas tant aux affaires de sexe

Q : Vous n'êtes pas souvent d'accord avec les opinions dominantes. Je ne serais donc pas surpris que vous ne partagiez pas non plus la désolation générale devant le fort pourcentage d'abstention (51 % à l'élection présidentielle). Qu'en est-il ?

R : Effectivement, il ne me dérange nullement que des personnes, par ignorance ou par manque d'intérêt, ne votent pas. Il me semble même qu'on aurait de meilleurs gouvernements si les citoyens devaient, avant d'obtenir le droit de vote, faire preuve d'un minimum de connaissance concernant les questions sur lesquelles ils sont appelés à se prononcer. Le bas niveau de participation montre que les abstentionnistes ne sont pas suffisamment mécontents, ou intéressés, ou informés pour se rendre aux urnes. Pourquoi le suffrage de personnes qui ne sont pas concernées ajouterait-il à la valeur du scrutin ?

Q : Vous serez peut-être davantage en accord avec cette réflexion d'un banquier français au lendemain de l'élection : " Le grand vainqueur est au fond Alan Greenspan, le président de la banque centrale américaine".

R : Sans doute voulait-il dire que devant la paralysie probable que va entraîner la cohabitation entre la Maison Blanche démocrate et le Congrès républicain, le président de la banque centrale continuera de constituer le point d'ancrage de la politique économique américaine comme il l'est depuis plusieurs années. Je ne sais si on peut parler de victoire de Greenspan. Elle était acquise avant l'élection par le renouvellement de son mandat, lui aussi pour 4 ans, décidé par Clinton et confirmé par le Congrès en juin dernier. Par contre, il ne fait guère de doute que l'action monétaire du président de la banque centrale a beaucoup contribué à la réélection de Clinton. En assurant de 1993 à 1996, une bonne évolution économique conjoncturelle aux Etats-Unis, Greenspan a fourni à Clinton un argument essentiel pour sa campagne. Au contraire, en 1992, Greenspan, qui était déjà à la tête de la banque centrale, n'avait pas réussi à créer pour le président sortant de l'époque, le républicain Georges Bush, une situation économique aussi favorable. Par deux fois, et sans intention délibérée, le républicain Greenspan aura servi les intérêts du démocrate Clinton. Voilà une constatation qui n'étaye guère la thèse de la maîtrise toute puissance avec laquelle les hommes du pouvoir sont supposés diriger les événements !

Q : Un ministre français a attribué à la politique monétaire le secret de la politique américaine en matière de réduction du chômage. Il semblait vouloir dire que la monnaie unique jouerait pour nous le même rôle favorable. Je ne crois pas que vous soyez d'accord...

R : Effectivement, je ne suis pas du tout d'accord. La monnaie unique constitue une aventure que je crois malheureusement sans issue. Non seulement ce fameux traité de Maastricht ne représente pas le projet mirobolant que ses promoteurs décrivent, mais il risque au contraire de faire perdre à l'Europe sa position privilégiée dans le monde en vous détournant des vraies initiatives sur lesquelles vous devriez vous concentrer et qui auraient pour résultat de développer la productivité de vos économies. Au lieu de cela, vous mobilisez toutes vos énergies sur un projet qui ne manque pas en lui-même de grandeur, puisqu'il s'agit au fond de créer les Etats-Unis d'Europe, mais qui, malheureusement, le poids des habitudes historiques étant ce qu'il est, ne me paraît pas avoir des chances sérieuses d'aboutir et, en attendant, vous entraîne depuis plusieurs années dans une politique incroyablement déflationniste.

Q : Pourtant la fusion monétaire franco-allemande, plus quelques autres monnaies déjà soudées au Mark, paraît irréversible pour 1999.

R : Je crains que même ce noyau dur ne résiste pas plus que quelques années au test de la réalité.

Q : Un dernier point sur l'élection américaine. Outre la bonne santé économique et l'absence de drame extérieur comme causes de la victoire de Clinton, ne faut-il pas aussi rappeler que les projets républicains de réduction de dépenses de santé présentées en congrès en 1995 sont à l'origine de la résurrection politique de Clinton, en lui permettant de se présenter comme le défenseur de ces acquis sociaux ?

R : Je ne crois pas que ce sont les projets en eux-mêmes qui ont effrayés les électeurs. Les républicains ont commis deux erreurs majeures. D'abord les coupes budgétaires qu'ils ont proposées pesaient toutes sur les personnes à bas revenu, alors qu'ils auraient dû inclure les réductions portant, par exemple, sur les subventions aux entreprises, ce que nous appelons le " corporate Welfare ". En deuxième lieu, les républicains ont créé dans l'opinion l'impression qu'ils étaient responsables de l'interruption de certains services publics à la fin de 1995, dans le bras de fer qui les opposa à Clinton. C'est à partir de ce moment là que la cote du président s'est totalement redressée. Depuis, les républicains ont perdu l'initiative. Ils ont sauvé leur majorité au Congrès, mais gâché une belle occasion de recentrer effectivement l'Amérique en renversant la dérive étatique.

Mis sur intenet par l'ami du laissez-faire.