1. Article inséré au n° du 15 mai 1848 du
Journal des Économistes.
(Note de léditeur. 1854.)
La confiance de mes concitoyens m'a revêtu du
titre de législateur.
Ce titre, je l'aurais certes décliné, si je
l'avais compris comme faisait Rousseau.
« Celui qui ose entreprendre d'instituer un
peuple, dit-il, doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine, de
transformer chaque individu qui, par lui-même, est un tout parfait et solide, en partie d'un plus
grand tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son être ; d'altérer la
constitution physique de l'homme pour la renforcer, etc., etc... S'il est vrai qu'un grand prince
est un homme rare, que sera-ce d'un grand législateur ? Le premier n'a qu'à suivre le modèle
que l'autre doit proposer. Celui-ci est le mécanicien qui invente la machine, celui-là n'est que
l'ouvrier qui la monte et la fait marcher. »
Rousseau, étant convaincu que l'état social était
d'invention humaine, devait placer très haut la loi et le législateur. Entre le législateur et le
reste des hommes, il voyait la distance ou plutôt l'abîme qui sépare le mécanicien de la matière
inerte dont la machine est composée.
Selon lui, la loi devait transformer les
personnes, créer ou ne créer pas la propriété. Selon moi, la société, les personnes et les
propriétés existent antérieurement aux lois, et, pour me renfermer dans un sujet spécial, je
dirai : Ce n'est pas parce qu'il y a des lois qu'il y a des propriétés, mais parce qu'il y a des
propriétés qu'il y a des lois.
L'opposition de ces deux systèmes est radicale.
Les conséquences qui en dérivent vont s'éloignant sans cesse ; qu'il me soit donc permis de bien
préciser la question.
J'avertis d'abord que je prends le mot propriété
dans le sens général, et non au sens restreint de propriété foncière. Je regrette, et
probablement tous les économistes regrettent avec moi, que ce mot réveille involontairement en
nous l'idée de la possession du sol. J'entends par propriété le droit qu'a le travailleur sur la
valeur qu'il a créée par son travail.
Cela posé, je me demande si ce droit est de création légale, ou s'il n'est pas au contraire
antérieur et supérieur à la loi ? S'il a fallu que la loi vint donner naissance au droit de
propriété, ou si, au contraire, la propriété était un fait ' et un droit préexistants qui ont
donné naissance à la loi ? Dans le premier cas, le législateur a pour mission d'organiser,
modifier, supprimer même la propriété, s'il le trouve bon ; dans le second, ses attributions se
bernent a la garantir, à la faire respecter.
Dans le préambule d'un projet de constitution
publié par un des plus grands penseurs des temps modernes, M. Lamennais, je lis ces mots:
« Le peuple français déclare qu'il reconnaît des droits et des devoirs antérieurs et
supérieurs à toutes les lois positives et indépendants d'elles.
Ces droits et ces devoirs, directement émanés de Dieu, se résument dans le triple dogme
qu'expriment ces mots sacrés : Égalité, Liberté, Fraternité. »
Je me demande si le droit de Propriété n'est pas un de ceux qui, bien loin de dériver de la loi
positive, précèdent la Loi et sont sa raison d'être ?
Ce n'est pas, comme on pourrait le croire, une
question subtile et oiseuse. Elle est immense, elle est fondamentale. Sa solution intéresse au
plus haut degré la société, et l'on en sera convaincu, j'espère, quand j'aurai comparé, dans leur
origine et par leurs effets, les deux systèmes en présence.
Les économistes pensent que la Propriété est un
fait providentiel comme la Personne. Le Code ne donne pas l'existence à l'une plus qu'à l'autre.
La Propriété est une conséquence nécessaire de la constitution de l'homme.
Dans la force du mot, l'homme naît propriétaire,
parce qu'il naît avec des besoins dont la satisfaction est indispensable à la vie, avec des
organes et des facultés dont l'exercice est indispensable à la satisfaction de ces besoins. Les
facultés ne sont que le prolongement de la personne ; la propriété n'est que le prolongement des
facultés. Séparer l'homme de ses facultés, c'est le faire mourir ; séparer l'homme du produit de
ses facultés, c'est encore le faire mourir.
Il y a des publicistes qui se préoccupent beaucoup
de savoir comment Dieu aurait dû faire l'homme : pour nous, nous étudions l'homme tel que Dieu
l'a fait ; nous constatons qu'il ne peut vivre sans pourvoir à ses besoins ; qu'il ne peut
pourvoir à ses besoins sans travail, et qu'il ne peut travailler s'il n'est pas SÛR d'appliquer à
ses besoins le fruit de son travail.
Voilà pourquoi nous pensons que la Propriété est d'institution divine, et que c'est sa sûreté ou
sa sécurité qui est l'objet de la loi humaine.
Il est si vrai que la Propriété est antérieure à
la loi, qu'elle est reconnue même parmi les sauvages qui n'ont pas de lois, ou du moins de lois
écrites. Quand un sauvage a consacré son travail à se construire une hutte, personne ne lui en
dispute la possession ou la Propriété. Sans doute un autre sauvage plus vigoureux peut l'en
chasser, mais ce n'est pas sans
indigner et alarmer la tribu tout entière. C'est même cet abus de la force qui donne naissance à
l'association, à la convention, à la loi, qui met la force publique au service de la Propriété.
Donc la Loi naît de la Propriété, bien loin que la Propriété naisse de la Loi.
On peut dire que le principe de la propriété est
reconnu jusque parmi les animaux. L'hirondelle soigne paisiblement sa jeune famille dans le nid
qu'elle a construit par ses efforts.
La plante même vit et se développe par assimilation, par appropriation. Elle s'approprie les
substances, les gaz, les sels qui sont à sa portée. Il suffirait d'interrompre ce phénomène pour
la faire dessécher et périr.
De même l'homme vit et se développe par
appropriation. L'appropriation est un phénomène naturel, providentiel, essentiel à la vie, et la
propriété n'est que l'appropriation devenue un droit par le travail. Quand le travail a rendu
assimilables, appropriables des substances qui ne l'étaient pas, je ne vois vraiment pas comment
on pourrait prétendre que, de droit, le phénomène de l'appropriation doit s'accomplir au profit
d'un autre individu que celui qui a exécuté le travail.
C'est en raison de ces faits primordiaux,
conséquences nécessaires de la constitution même de l'homme, que la Loi intervient. Comme
l'aspiration vers la vie et le développement peut porter l'homme fort à dépouiller l'homme
faible, et à violer ainsi le droit du travail, il a été convenu que la force de tous serait
consacrée à prévenir et réprimer la violence. La mission de la Loi est donc de faire respecter la
Propriété. Ce n'est pas la Propriété qui est conventionnelle, mais la Loi.
Recherchons maintenant l'origine du système
opposé. Toutes nos constitutions passées proclament que la Propriété est sacrée, ce qui semble
assigner pour but à l'association commune le libre développement, soit des individualités, soit
des associations particulières, par le travail. Ceci implique que la Propriété est un droit
antérieur à la Loi, puisque la Loi n'aurait pour objet que de garantir la Propriété.
Mais je me demande si cette déclaration n'a pas
été introduite dans nos chartes pour ainsi dire instinctivement, à titre de phraséologie, de
lettre morte, et si surtout elle est au fond de toutes les convictions sociales ?
Or, s'il est vrai, comme on l'a dit, que la
littérature soit l'expression de la société, il est permis de concevoir des doutes à cet égard ;
car jamais, certes, les publicistes, après avoir respectueusement salué le principe de la
propriété, n'ont autant invoqué l'intervention de la loi, non pour faire respecter la Propriété,
mais pour modifier, altérer, transformer, équilibrer, pondérer, et organiser la propriété, le
crédit et le travail.
Or, ceci suppose qu'on attribue à la Loi, et par
suite au Législateur, une puissance absolue sur les personnes et les propriétés.
Nous pouvons en être affligés, nous ne devons pas
en être surpris.
Ou puisons-nous nos idées sur ces matières et
jusqu'à la notion du Droit ? Dans les livres latins, dans le Droit romain.
Je n'ai pas fait mon Droit, mais il me suffit de
savoir que c'est là la source de nos théories, pour affirmer qu'elles sont fausses. Les Romains
devaient considérer la Propriété comme un fait purement conventionnel, comme un produit, comme
une création artificielle de la Loi écrite. Évidemment, ils ne pouvaient, ainsi que le fait
l'économie politique, remonter jusqu'à la constitution même de l'homme, et apercevoir le rapport
et l'enchaînement nécessaire qui existent entre ces phénomènes : besoins, facultés, travail,
propriété. C'eût été un contresens et un suicide. Comment eux, qui vivaient de rapine, dont
toutes les propriétés étaient le fruit de la spoliation, qui avaient fondé leurs moyens
d'existence sur le labeur des esclaves, comment auraient-ils pu, sans ébranler les fondements de
leur société, introduire dans la législation cette pensée que le vrai titre de la propriété,
c'est le travail qui l'a produite ? Non, ils ne pouvaient ni le dire, ni le penser. Ils
devaient avoir recours à cette définition empirique de la propriété, jus utendi et abutendi,
définition qui n'a de relation qu'avec les effets, et non avec les causes, non avec les origines
; car les origines, ils étaient bien forcés de les tenir dans l'ombre.
Il est triste de penser que la science du Droit,
chez nous, au dix-neuvième siècle, en est encore aux idées que la présence de l'Esclavage avait
dû susciter dans l'antiquité -, mais cela s'explique. L'enseignement du Droit est monopolisé en
France, et le monopole exclut le progrès.
Il est vrai que les juristes ne font pas toute l'opinion publique ; mais il faut dire que
l'éducation universitaire et cléricale prépare merveilleusement la jeunesse française à recevoir,
sur ces matières, les fausses notions des juristes, puisque, comme pour mieux s'en assurer, elle
nous plonge tous, pendant les dix plus belles années de notre vie, dans cette atmosphère de
guerre et d'esclavage qui enveloppait et pénétrait la société romaine.
Ne soyons donc pas surpris de voir se reproduire,
dans le dix-huitième siècle, cette idée romaine que la propriété est un fait conventionnel et
d'institution légale ; que, bien loin que la Loi soit un corollaire de la Propriété, c'est la
Propriété qui est un corollaire de la Loi. On sait que, selon Rousseau, non seulement la
propriété, mais la société toute entière était le résultat d'un contrat, d'une invention née dans
la tête du Législateur.
« L'ordre social est un droit sacré qui sert
de base à tous les autres. Cependant ce droit ne vient point de la nature. Il est donc fondé sur
les conventions. »
Ainsi le droit qui sert de base à tous les autres
est purement conventionnel. Donc la propriété, qui est un droit postérieur, est conventionnelle
aussi. Elle ne vient pas de la nature.
Robespierre était imbu des idées de Rousseau. Dans
ce que dit l'élève sur la propriété, on reconnaîtra les théories et jusqu'aux formes oratoires du
maître.
« Citoyens, je vous proposerai d'abord
quelques articles nécessaires pour compléter votre théorie de la propriété. Que ce mot n'alarme
personne. Âmes de boue, qui n'estimez que l'or, je ne veux pas toucher à vos trésors, quelque
impure qu'en soit la source... Pour moi, j'aimerais mieux être né dans la cabane de Fabricius que
dans le palais de Lucullus, etc., etc. »
Je ferai observer ici que, lorsqu'on analyse la
notion de propriété, il est irrationnel et dangereux de faire de ce mot le synonyme d'opulence,
et surtout d'opulence mal acquise. La chaumière de Fabricius est une propriété aussi bien que le
palais de Lucullus. Mais qu'il me soit permis d'appeler l'attention du lecteur sur la phrase
suivante, qui renferme tout le système :
« En définissant la liberté, ce premier
besoin de l'homme, le plus sacré des droits qu'il tient de la nature, nous avons dit, avec
raison, qu'elle avait pour limite le droit d'autrui. Pourquoi n'avez-vous pas appliqué ce
principe à la propriété, qui est une institution sociale, comme si les lois éternelles de la
nature étaient moins inviolables que les conventions des hommes ? »
Après ces préambules, Robespierre établit les
principes en ces termes :
« Art. 1er. La propriété est le droit qu'a
chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de biens qui lui est garantie par la
loi.
Art. 2. Le droit de propriété est borné, comme
tous les autres, par l'obligation de respecter les droits d'autrui. »
Ainsi Robespierre met en opposition la Liberté et
la Propriété. Ce sont deux droits d'origine différente : l'un vient de la nature, l'autre est
d'institution sociale. Le premier est naturel, le second conventionnel.
La limite uniforme que Robespierre pose à ces deux
droits
aurait dû, ce semble, l'induire à penser qu'ils ont la même source. Soit qu'il s'agisse de
liberté ou de propriété, respecter le droit d'au", ce n'est pas détruire ou altérer le droit,
c'est le reconnaître et le confirmer. C'est précisément parce que la propriété est un droit
antérieur à la loi, aussi bien que la liberté, que l'un et l'autre n'existent qu'à la condition
de respecter le droit d'autrui, et la loi a pour mission de faire respecter cette limite, ce qui
est reconnaître et maintenir le principe même.
Quoi qu'il en soit, il est certain que
Robespierre, à l'exemple de Rousseau, considérait la propriété comme une institution sociale,
comme une convention. Il ne la rattachait nullement à son véritable titre, qui est le travail.
C'est le droit, disait-il, de disposer de la portion de biens garantie par la loi.
Je n'ai pas besoin de rappeler ici qu'à travers
Rousseau et Robespierre la notion romaine sur la propriété s'est transmise à toutes nos écoles
dites socialistes. On sait que le premier volume de Louis Blanc, sur la Révolution, est un
dithyrambe au philosophe de Genève et au chef de la Convention
Ainsi, cette idée que le droit de propriété est
d'institution sociale, qu'il est une invention du législateur, une création de la loi, en
d'autres termes, qu'il est inconnu à l'homme dans l'état de nature, cette idée, dis-je, s'est
transmise des Romains jusqu'à nous, à travers l'enseignement du droit, les études classiques, les
publicistes du dix-huitième siècle, les révolutionnaires de 93, et les modernes
organisateurs.
Passons maintenant aux conséquences des deux
systèmes que je viens de mettre en opposition, et commençons par le système juriste.
La première est d'ouvrir un champ sans limite à
l'imagination des utopistes.
Cela est évident. Une fois qu'on pose en principe
que la Propriété tient son existence de la Loi, il y a autant de modes possibles d'organisation
du travail qu'il y a de lois possibles
dans la tête des rêveurs. Une fois qu'on pose en principe que le législateur est chargé
d'arranger, combiner et pétrir à Sm gré les personnes et les propriétés, il n'y a pas de bornes
aux modes imaginables selon lesquels les personnes et les pro. priétés pourront être arrangées,
combinées et pétries. En ce moment, il y a certainement en circulation, à Paris, plus de cinq
cents projets sur l'organisation du travail, sans compter un nombre égal de projets sur
l'organisation du crédit. Sans doute ces plans sont contradictoires entre eux, mais tous ont cela
de commun qu'ils reposent sur cette pensée : La loi crée le droit de propriété ; le législateur
dispose en maître absolu des travailleurs et des fruits du travail.
Parmi ces projets, ceux qui ont les plus attiré
l'attention publique sont ceux de Fourier, de Saint-Simon, d'Owen, de Cabet, de Louis Blanc. Mais
ce serait folie de croire qu'il n'y a que ces cinq modes possibles d'organisation. Le nombre en
est illimité. Chaque matin peut en faire éclore un nouveau, plus séduisant que celui de la
veille, et je laisse à penser ce qu'il adviendrait de l'humanité si, alors qu'une de ces
inventions lui serait imposée, il s'en révélait tout à coup une autre plus spécieuse. Elle serait
réduite à l'alternative ou de changer tous les matins son mode d'existence, ou de persévérer à
tout jamais dans une voie reconnue fausse, par cela seul qu'elle y serait une fois entrée.
Une seconde conséquence est d'exciter chez tous
les rêveurs la soif du pouvoir. J'imagine une organisation du travail. Exposer mon système et
attendre que les hommes l'adoptent s'il est bon, ce serait supposer que le principe d'action est
en eux. Mais dans le système que j'examine, le principe d'action réside dans le Législateur.
« Le législateur, comme dit Rousseau, doit se sentir de force à transformer la nature
humaine. » Donc, ce à quoi je dois aspirer, c'est à devenir législateur afin d'imposer
l'ordre social de mon invention. Il est clair encore que les systèmes qui ont pour base cette
idée que le droit de propriété est d'institution
sociale, aboutissent tous ou au privilège le plus concentre, ou au communisme le plus intégral,
selon les mauvaises ou les bonnes intentions de l'inventeur. S'il a des desseins sinistres, il se
servira de la loi pour enrichir quelques-uns aux dépens de tous. S'il obéit à des sentiments
philanthropiques, il voudra égaliser le bien-être, et, pour cela, il pensera à stipuler en faveur
de chacun une participation légale et uniforme aux produits créés. Reste à savoir si, dans cette
donnée, la création des produits est possible.
A cet égard, le Luxembourg nous a présenté
récemment un spectacle fort extraordinaire. N'a-t-on pas entendu, en plein dix-neuvième siècle,
quelques jours après la révolution de Février, faite au nom de la liberté, un homme plus qu'un'
ministre, un membre du gouvernement provisoire, un fonctionnaire revêtu d'une autorité
révolutionnaire et illimitée, demander froidement si, dans la répartition des salaires, il était
bon d'avoir égard à la force, au talent, à l'activité, à l'habileté de l'ouvrier, c'est-à-dire à
la richesse produite , ou bien si, ne tenant aucun compte de ces vertus personnelles, ni de leur
effet utile, il ne vaudrait pas mieux donner à tous désormais une rémunération uniforme ?
Question qui revient à celle-ci : un mètre de drap porté sur le marché par un paresseux se
vendra-t-il pour le même prix que deux mètres offerts par un homme laborieux ? Et, chose,
qui passe toute croyance, cet homme a proclamé qu'il préférait l'uniformité des profits, quel que
fût le travail offert en vente, et il a décidé ainsi, dans sa sagesse, que, quoique deux soient
deux par nature, ils ne seraient plus qu'un de par la loi.
Voilà où l'on arrive quand on part de ce point que
la loi est plus forte que la nature.
L'auditoire, à ce qu'il paraît, a compris que la
constitution même de l'homme se révoltait contre un tel arbitraire ; que jamais on ne ferait
qu'un mètre de drap donnât droit à la même rémunération que deux mètres. Que s'il en était ainsi,
la concurrence qu'on veut anéantir serait remplacée par une autre concurrence mille fois plus
funeste , que chacun ferait à qui travaillerait moins, à qui déploierait la moindre activité,
puisque aussi bien, de par la loi, la récompense serait toujours garantie et égale pour tous.
Mais le citoyen Blanc avait prévu l'objection, et,
pour prévenir ce doux farniente, hélas! si naturel à l'homme, quand le travail n'est pas
rémunéré, il a imaginé de faire dresser dans chaque commune un poteau ou seraient inscrits les
noms des paresseux. Mais il n'a pas dit s'il y aurait des inquisiteurs pour découvrir le péché de
paresse, des tribunaux pour le juger, et des gendarmes pour exécuter la sentence. Il est à
remarquer que les utopistes ne se préoccupent jamais de l'immense machine gouvernementale, qui
peut seule mettre en mouvement leur mécanique légale.
Comme les délégués du Luxembourg se montraient
quelque peu incrédules, est apparu le citoyen Vidal, secrétaire du citoyen Blanc, qui a achevé la
pensée du maître. A l'exemple de Rousseau, le citoyen Vidal ne se propose rien moins que de
changer la nature de l'homme et les lois de la Providence.
Il a plu à la Providence de placer dans l'individu
les besoins et leurs conséquences, les facultés et leurs conséquences, créant ainsi l'intérêt
personnel, autrement dit, l'instinct de la conservation et l'amour du développement comme le
grand ressort de l'humanité. M. Vidal va changer tout cela. Il a regardé l'oeuvre de Dieu, et il
a vu qu'elle n'était pas bonne. En conséquence, partant de ce principe que la loi et le
législateur peuvent tout, il va supprimer, par décret, l'intérêt personnel. Il y substitue le
point d'honneur. Ce n'est plus pour vivre, faire vivre et élever leur famille que les hommes
travailleront, mais pour obéir au point d'honneur, pour éviter le fatal poteau, comme si ce
nouveau mobile n'était pas encore de l'intérêt personnel d'une autre espèce.
M. Vidal cite sans cesse ce que le point d'honneur
fait faire aux armées. Mais, hélas 1 il faut tout dire, et si l'on veut enrégimenter les
travailleurs, qu'on nous dise donc si
le Code militaire, avec ses trente cas de peine de mort, deviendra le Code des
ouvriers ?
Un effet plus frappant encore du principe funeste
que je m'efforce ici de combattre, c'est l'incertitude qu'il tient toujours suspendue, comme
l'épée de Damoclès, sur le travail, le capital, le commerce et l'industrie ; et ceci est si grave
que j'ose réclamer toute l'attention du lecteur.
Dam un pays, comme aux États-Unis, où l'on place le droit de Propriété au-dessus de la Loi, où la
force publique n'a pour mission que de faire respecter ce droit naturel, chacun peut en toute
confiance consacrer à la production son capital et ses bras. Il n'a pas à craindre que ses plans
et ses combinaisons soient d'un instant à l'autre bouleversés par la puissance législative.
Mais quand, au contraire, posant en principe que
ce n'est pas le travail, mais la Loi qui est le fondement de la Propriété, on admet tous les
faiseurs d'utopies à imposer leurs combinaisons, d'une manière générale et par l'autorité des
décrets, qui ne voit qu'on tourne contre le progrès industriel tout ce que la nature a mis de
prévoyance et de prudence dans le coeur de l'homme ?
Quel est en ce moment le hardi spéculateur qui
oserait monter une usine ou se livrer à une entreprise ? Hier on décrète qu'il ne sera
permis de travailler que pendant un nombre d'heure déterminé. Aujourd'hui on décrète que le
salaire de tel genre de travail sera fixe ; qui peut prévoir le décret de demain, celui
d'après-demain, ceux des jours suivants 7 Une fois que le législateur se place à cette distance
incommensurable des autres hommes ; qu'il croit, en toute conscience, pouvoir disposer de leur
temps, de leur travail, de leurs transactions, toutes choses qui sont des Propriétés, quel homme,
sur la surface du pays, a la moindre connaissance de la position forcée ou la Loi le placera
demain, lui et sa profession ? Et, dans de telles conditions, qui peut et veut rien
entreprendre ?
Je ne nie certes pas que, parmi les innombrables
systèmes que ce faux principe fait éclore, un grand nombre, le plus grand nombre même ne partent
d'intentions bienveillantes et généreuses. Mais ce qui est redoutable, c'est le principe luimême.
Le but manifeste de chaque combinaison particulière est d'égaliser le bien-être. Mais l'effet
plus manifeste encore du principe sur lequel ces combinaisons sont fondées, c'est d'égaliser la
misère ; je ne dis pas assez ; c'est de faire descendre aux rangs des misérables les familles
aisées, et de décimer par la maladie et l'inanition les familles pauvres.
J'avoue que je suis effrayé pour l'avenir de mon
pays, quand je songe à la gravité des difficultés financières que ce dangereux principe vient
aggraver encore.
Au 24 février, nous avons trouvé un budget qui
dépasse les proportions auxquelles la France peut raisonnablement atteindre ; et, en outre, selon
le ministre actuel des finances, pour près d'un milliard de dettes immédiatement exigibles.
A partir de cette situation, déjà si alarmante,
les dépenses ont été toujours grandissant, et les recettes diminuant sans cesse.
Ce n'est pas tout. On a jeté au public, avec une
prodigalité sans mesure, deux sortes de promesses. Selon les unes, on va le mettre en possession
d'une foule innombrable d'institutions bienfaisantes, mais coûteuses. Selon les autres, on va
dégrever tous les impôts. Ainsi, d'une part, on va multiplier les crèches, les salles d'asile,
les écoles primaires, les écoles secondaires gratuites, les ateliers de travail, les pensions de
retraite de l'industrie. On va indemniser les propriétaires d'esclaves, dédommager les esclaves
eux-mêmes ; j'Étel va fonder des institutions de crédit ; prêter aux travailleurs des instruments
de travail; il double l'armée, réorganise la marine. etc., etc., et d'autre part, il supprime
l'impôt du sel, l'octroi et toutes les contributions les plus impopulaires.
Certes, quelque idée qu'on se fasse des ressources
de la France, on admettra du moins qu'il faut que ces ressources se développent pour faire face à
cette double entreprise si gigantesque et, en apparence, si contradictoire.
Mais voici qu'au milieu de ce mouvement
extraordinaire, et qu'on pourrait considérer comme au-dessus des forces humaines, même alors que
toutes les énergies du pays seraient dirigées vers le travail productif, un cri s'élève : Le
droit de propriété est une création de la loi. En conséquence, le législateur peut rendre à
chaque instant, et selon les théories systématiques dont il est imbu, des décrets qui
bouleversent toutes les combinaisons de l'industrie. Le travailleur n'est pas propriétaire d'une
chose ou d'une valeur parce qu'il l'a créée par le travail, mais parce que la loi d'aujourd'hui
la lui garantit. La loi de demain peut retirer cette garantie, et alors la propriété n'est plus
légitime.
Je le demande, que doit-il arriver ? C'est
que le capital et le travail s'épouvantent ; c'est qu'ils ne puissent plus compter sur l'avenir.
Le capital, sous le coup d'une telle doctrine, se cachera, désertera, s'anéantira. Et que
deviendront alors les ouvriers, ces ouvriers pour qui vous professez une affection si vive, si
sincère, mais si peu éclairée ? Seront-ils mieux nourris quand la production agricole sera
arrêtée ? Seront-ils mieux vêtus quand nul n'osera fonder une fabrique ? Seront-ils
plus occupés quand les capitaux auront disparu ?
Et l'impôt, d'où le tirerez-vous ? Et les
finances, comment se rétabliront-elles ? Comment paierez-vous l'armée ? Comment
acquitterez-vous vos dettes ? Avec quel argent prêterez-vous les instruments du
travail ? Avec quelles ressources soutiendrez-vous ces institutions charitables, si faciles
à décréter ?
Je me hâte d'abandonner ces tristes
considérations. Il me reste à examiner dans ses conséquences le principe opposé à celui qui
prévaut aujourd'hui, le principe économiste, le principe qui fait remonter au travail, et non à
la loi, le droit de propriété, le principe qui dit: La Propriété existe avant la Loi ; la loi n'a
pour mission que de faire respecter la propriété partout où elle est, partout où elle se forme,
de
quelque manière que le travailleur la crée, isolement ou par association, pourvu qu'il respecte
le droit d'autrui.
D'abord, comme le principe des juristes renferme
virtuellement l'esclavage, celui des économistes contient la liberté. La propriété, le droit de
jouir du fruit de son travail, le droit de travailler, de se développer, d'exercer ses facultés,
comme on l'entend, sus que l'Etat intervienne autrement que par son action protectrice, c'est la
liberté. - Et je ne puis encore comprendre pourquoi les nombreux partisans des systèmes opposés
laissent subsister sur le drapeau de la République le mot liberté. On dit que quelques-uns
d'entre eux l'ont effacé pour y substituer le mot solidarité. Ceux-là sont plus francs et plus
conséquents. Seulement, ils auraient dû dire communisme, et non solidarité ; car la solidarité
des intérêts, comme la propriété, existe en dehors de la loi.
Il implique encore l'unité. Nous l'avons déjà vu.
Si le législateur crée le droit de propriété, il y a pour la propriété autant de manières d'être
qu'il peut y avoir d'erreurs dans les têtes d'utopistes, c'est-à-dire l'infini. Si, au contraire,
le droit de propriété est un fait providentiel, antérieur à toute législation humaine, et que la
législation humaine a pour but de faire respecter, il n'y a place pour aucun autre système.
C'est encore la sécurité, et ceci est de toute
évidence qu'il soit bien reconnu, au sein d'un peuple, que chacun doit pourvoir à ses moyens
d'existence, mais aussi que chacun a aux fruits de son travail un droit antérieur et supérieur à
la loi ; que la loi humaine n'a été nécessaire et n'est intervenue que pour garantir à tous la
liberté du travail et la propriété de ses fruits ; il est bien évident qu'un avenir de sécurité
complete s'ouvre devant l'activité humaine. Elle n'a plus à craindre que la puissance législative
vienne, décret sur décret, arrêter ses efforts, déranger ses combinaisons, dérouter sa
prévoyance. A l'abri de cette sécurité, les capitaux se formeront rapidement. L'accroissement
rapide des capitaux, de son côté, est la raison unique de l'accroissement dans la valeur du
travail. Les classes ouvrières seront donc dans l'aisance ; elles-mêmes concourront à former de
nouveaux capitaux. Elles seront plus en mesure de s'affranchir du salariat, de s'associer aux
entreprises, d'en fonder pour leur compte, de reconquérir leur dignité.
Enfin, le principe éternel que l'Etat ne doit pas
être producteur, mais procurer la sécurité aux producteurs, entraîne nécessairement l'économie et
l'ordre dans les finances publiques ; par conséquent, seul il rend possible la bonne assiette et
la juste répartition de l'impôt.
En effet, l'État, ne l'oublions jamais, n'a pas de
ressources qui lui soient propres. Il n'a rien, il ne possède rien qu'il ne le prenne aux
travailleurs. Lors donc qu'il s'ingère de tout, il substitue la triste et coûteuse activité de
ses agents à l'activité privée. Si, comme aux États-Unis, on en venait à reconnaître que la
mission de l'État est de procurer à tous une complète sécurité, cette mission, il pourrait la
remplir avec quelques centaines de millions. Grâce à cette économie, combinée avec la prospérité
industrielle, il serait enfin possible d'établir l'impôt direct unique, frappant exclusivement la
propriété réalisée de toute nature.
Mais, pou cela, il faut attendre que des
expériences, peutêtre cruelles, aient diminué quelque peu notre foi dans l'État et augmenté notre
foi dans l'Humanité.
Je terminerai par quelques mots sur l'Association
du libreéchange. On lui a beaucoup reproché ce titre. Ses adversaires se sont réjouis, ses
partisans se sont affligés de ce que les uns et les autres considéraient comme une faute.
« Pourquoi semer ainsi l'alarme ?
disaient ces derniers. Pourquoi inscrire sur votre drapeau un principe ? Pourquoi ne pas
vous borner à réclamer dans le tarif des douanes ces modifications sages et prudentes que le
temps a rendues nécessaires, et dont l'expérience a constaté l'opportunité ? »
Pourquoi ? parce que, à mes yeux du moins,
jamais le libre-échange n'a été une question de douane et de tarif, mais une question de droit,
de justice, d'ordre publie, de Propriété. Parce que le privilège, sous quelque forme qu'il
se manifeste, implique la négation ou le mépris de la propriété ; parce que l'intervention de
l'État pour niveler les fortunes, pour grossir la part des uns aux dépens des autres, c,est du
communisme, comme une goutte d'eau est aussi bien de l'eau que l'Océan tout entier; parce que je
prévoyais que le principe de la propriété, une fois ébranlé sous une forme, ne tarderait pas à
être attaqué sous mille formes diverses ; parce que je n'avais pas quitté ma solitude pour
poursuivre une modification partielle de tarifs, qui aurait impliqué mon adhésion à cette fausse
notion que la toi est antérieure à la propriété, mais pour voler au secours du principe opposé,
compromis par le régime protecteur ; parce que j'étais convaincu que les propriétaires fonciers
et les capitalistes avaient eux-mêmes déposé, dans le tarif, le germe de ce communisme qui les
effraie maintenant puisqu'ils demandaient à la loi des suppléments de profits, au préjudice des
classes ouvrières. Je voyais bien que ces classes ne tarderaient pas à réclamer aussi, en vertu
de l'égalité, le bénéfice de la loi appliquée à niveler le bien-être, ce qui est le
communisme.
Qu'on lise le premier acte émané de notre
Association, le programme rédigé dans une séance préparatoire, le 10 mai 1846 ; on se convaincra
que ce fut là notre pensée dominante.
« L'échange est un droit naturel comme la
Propriété. Tout citoyen qui a créé ou acquis un produit doit avoir l'option ou de l'appliquer
immédiatement à son usage, ou de le céder à quiconque, sur la surface du globe, consent à lui
donner en échange l'objet de ses désirs. Le priver de cette faculté, quand il n'en fait aucun
usage contraire à l'ordre public et aux bonnes meurs, et uniquernent pour satisfaire la
convenance d'un autre citoyen, c'est légitimer une spoliation, c'est blesser la loi de
justice.»
« C'est encore violer les conditions de
l'ordre; car quel ordre peut exister au sein d'une société ou chaque industrie, aidée en cela par
la loi et la force publique, cherche ses succès dans l'oppression de toutes les
autres ? »
Nous placions tellement la question au-dessus des
tarifs que nous ajoutions :
« Les soussignés ne contestent pas à la
société le droit d'établir, sur les marchandises qui passent la frontière, des taxes destinées
aux dépenses communes, pourvu qu'elles soient déterminées par les besoins du Trésor.
Mais sitôt que la taxe, perdant son caractère
fiscal, a pour but de repousser le produit étranger, au détriment du fisc lui-même, afin
d'exhausser artificiellement le prix du produit national similaire, et de rançonner ainsi la
communauté au profit d'une classe, dès ce moment la Protection, ou plutôt la Spoliation se
manifeste. et C'EST LA le principe que l'Association aspire à ruiner dans les esprits et à
effacer complètement de nos lois. »
Certes, si nous n'avions poursuivi qu'une
modification immédiate des tarifs, si nous avions été, comme on l'a prétendu, les agents de
quelques intérêts commerciaux, nous nous serions bien gardés d'inscrire sur notre drapeau un mot
qui implique un principe. Croit-on que je n'aie pas pressenti les obstacles que nous susciterait
cette déclaration de guerre à l'injustice ? Ne savais-je pas très bien qu'en louvoyant, en
cachant le but, en voilant la moitié de notre pensée, nous arriverions plus tôt à telle ou telle
conquête partielle ? Mais en quoi ces triomphes, d'ailleurs éphémères, eussent-ils dégagé et
sauvegardé le grand principe de la Propriété, que nous aurions nous-mêmes tenu dans l'ombre et
mis hors de cause ?
Je le répète, nous demandions l'abolition du
régime protecteur, non comme une bonne mesure gouvernementale, mais comme une justice, comme la
réalisation de la liberté, comme la conséquence rigoureuse d'un droit supérieur à la loi. Ce que
nous voulions au fond, nous ne devions pas le dissimuler dans la forme.
Le temps approche où l'on reconnaîtra que nous
avons eu raison de ne pas consentir à mettre, dans le titre de notre Association, un leurre, un
piège, une surprise, une équivoque, mais la franche expression d'un principe éternel d'ordre et
de justice, car il n'y a de puissance que dans les principes ; eux seuls sont le flambeau des
intelligences, le point de ralliement des convictions égarées.
Dans ces derniers temps, un tressaillement
universel a parcouru, comme un frisson d'effroi, la France toute entière. Au seul mot de
communisme, toutes les existences se sont alarmées. En voyant se produire au grand jour et
presque officiellement les systèmes les plus étranges, en voyant se succéder des décrets
subversifs, qui peuvent être suivis de décrets plus subversifs encore, chacun s'est demandé dans
quelle voie nous marchions. Les capitaux se sont effrayés, le crédit a fui, le travail a été
suspendu, la scie et le marteau se sont arrêtés au milieu de leur oeuvre, comme si un funeste et
universel courant électrique eût paralysé tout à coup les intelligences et les bras. Et
pourquoi ? Parce que le principe de la propriété, déjà compromis essentiellement par le
régime protecteur, a éprouvé de nouvelles secousses, conséquences de la première ; parce que
l'intervention de la Loi en matière d'industrie, et comme moyen de pondérer les valeurs et
d'équilibrer les richesses, intervention dont le régime protecteur a été la première
manifestation, menacé de se manifester sous mille formes connues ou inconnues. Oui, je le dis
hautement, ce sont les propriétaires fonciers, ceux que l'on considère comme les propriétaires
par excellence, qui ont ébranlé le principe de la propriété, puisqu'ils en ont appelé à la loi
pour donner à leurs terres et à leurs produits une valeur factice. Ce sont les capitalistes qui
ont suggéré l'idée du nivellement des fortunes par la loi. Le protectionnisme a été
l'avant-coureur du communisme ; je dis plus, il a été sa première manifestation. Car, que
demandent aujourd'hui les classes souffrantes ? Elles ne demandent pas autre chose que ce
qu'ont demandé et obtenu les capitalistes et les propriétaires fonciers. Elles demandent
l'intervention de la loi pour équilibrer, pondérer, égaliser la richesse. Ce qu'ils ont fait par
la douane, elles veulent le
faire par d'autres institutions ; mais le principe est toujours le même, prendre législativement
aux uns pour donner aux autres , et certes, puisque c'est vous, propriétaires et capitalistes,
qui avez fait admettre ce funeste principe, ne vous récriez donc pas si de plus malheureux que
vous en réclament le bénéfice. Ils y ont au moins un titre que vous n'aviez pas.
Mais on ouvre les yeux enfin, on voit vers quel
abîme nous pousse cette première atteinte portée aux conditions essentielles de toute sécurité
sociale. N'est-ce pas une terrible leçon, une preuve sensible de cet enchaînement de causes et
d'effets, par lequel apparaît à la longue la justice des rétributions providentielles, que de
voir aujourd'hui les riches s'épouvanter devant l'envahissement d'une fausse doctrine, dont ils
ont eux-mêmes posé les bases iniques, et dont ils croyaient faire paisiblement tourner les
conséquences à leur seul profit ? Oui, prohibitionnistes vous avez 60 lu promoteurs du
communisme. Oui, propriétaires, vous avez détruit dans les esprits la vraie notion de la
Propriété. Cette notion, c'est l'Économie politique qui la donne, et vous avez proscrit
l'Économie politique, parce que, au nom du droit de propriété, elle combattait vos injustes
privilèges. - Et quand elles ont saisi le pouvoir, quelle a été aussi la première pensée de ces
écoles modernes qui vous effraient ? C'est de supprimer l'Économie politique, car la science
économique, c'est une protestation perpétuelle contre ce nivellement légal que vous avez
recherché et que d'autres recherchent aujourd'hui à votre exemple. Vous avez demandé à la Loi
autre chose et plus qu'il ne faut demander à la Loi, autre chose et plus que la Loi ne peut
donner. Vous lui avez demandé, non la sécurité (c'eût été votre droit), mais la plusvalue de ce
qui vous appartient, ce qui ne pouvait vous être accordé sans porter atteinte aux droits
d'autrui. Et maintenant, la folie de vos prétentions est devenue la folie universelle. - Et si
vous voulez conjurer l'orage qui menace de vous engloutir, il ne vous reste qu'une ressource.
Reconnaissez votre erreur ; renoncez à vos privilèges ; faites rentrer la Loi dans ses
attributions ; renfermez le Législateur dans son rôle. Vous nous avez délaissés, vous nous avez
attaqués, parce que vous ne nous compreniez pas sans doute. A l'aspect de l'abîme que vous avez
ouvert de vos propres mains, hâtez-vous de vous rallier à nous, dans notre propagande en faveur
du droit de propriété, en donnant, je le répète, à ce mot sa signification la plus large, en y
comprenant et les facultés de l'homme et tout ce qu'elles parviennent à produire, qu'il s'agisse
de travail ou d'échange !
La doctrine que nous défendons excite une certaine
défiance, à raison de son extrême simplicité ; elle se borne à demander à la loi SECURITE pour
tous. On a de la peine à croire que le mécanisme gouvernemental puisse être réduit à ces
proportions. De plus, comme cette doctrine renferme la Loi dans les limites de la Justice
universelle, on lui reproche d'exclure la Fraternité. L'Économie politique n'accepte pas
l'accusation. Ce sera l'objet d'un prochain article.