Tocqueville : qu'a-t-on fait de ton héritage?

La chronique historique de Tristan Gaston-Breton (La Une)

paragraf.gif (834 octets)S'il fut un chaud partisan de la liberté de la presse et des réformes démocratiques, Alexis de Tocqueville ne fut jamais membre des cercles libéraux de son temps. Catholique et légitimiste, il appartient, tant par ses origines sociales que par sa pensée, au monde jeté à bas par la Révolution. De cette expérience, il tire une double leçon qui transparait dans l'ensemble de son oeuvre : d'une part, la marche de l'histoire est irréversible. D'autre part, cette marche est tout entière orientée vers la victoire du principe démocratique qui, à terme, triomphera du principe aristocratique. Aux yeux de l'écrivain, les sociétés de son temps sont poussées vers une croyance de plus en plus généralisée à l'égalité et vers une égalisation de plus en plus prononcée des conditions. De là une comparaison fondamentale entre les pays européens - dont la France - et les Etats-Unis, développée dans "De la Démocratie en Amérique".
paragraf.gif (834 octets)Alors que la jeune république américaine, fondée sur la négation de la noblesse et dotée d'institutions adaptées, cons à ses yeux l'exemple même du principe démocratique à l'oeuvre, à contrario, les pays européens et la France, s'fis ont acquis un état d'esprit et un état social démocratiques à la suite des bouleversements de la fin du XVIIle siècle, n'ont pas adopté les institutions adéquates et restent marqués par un Etat centralisateur et absolutiste. Cette contradiction risque, à terme, de déboucher sur l'instauration du pouvoir absolu d'un seul (Tocqueville, de fait, annonce le coup d'Etat de Louis Napoléon Bonaparte en 1851).
paragraf.gif (834 octets)Pour éviter ce danger et mettre les vieilles nations européennes en harmonie avec les progrès de la démocratie, il convient donc, souligne Tocqueville, de faire évoluer en conséquence les lois et les moeurs. Cette profession de foi envers une démocratisation accrue pousse Tocqueville à une dénonciation virulente de l'Etatprovidence tel qu'il s'est développé en France.
paragraf.gif (834 octets)Dans "L'Ancien et la Révolution", l'auteur s'attache à en suivre la "malfaisance grandissante". Ici, Tocqueville montre un Etat se soustrayant au droit commun et s'instaurant lui-même juge et partie ; là, il dénonce nos "grands commis que l'Europe nous envie" substituant partout l'enquête au vote, réglant jusque dans les moindres détails les festivités populaires ou "le régime des bestiaux" et s'opposant en permanence à l'esprit d'entreprise tant il est vrai que "la stérilité vaut mieux que la concurrence". S'il n'est donc par un libéral au sens politique du terme, Alexis de Tocqueville n'en plaide par moins pour une authentique modernisation des lois, seule voie pour suivre la marche de l'histoire et permettre à chaque individu sa propre émancipation...

 

Extraits: "De la démocratie en Amérique"

par Alexis de Tocqueville

Le danger d'un pouvoir immense et tutélaire
Tyrannie de la majorité


Le danger d'un pouvoir immense et tutélaire

On n'a jamais vu dans les siècles passés de souverain si absolu et Si puissant qui ait entrepris d'administrer par luimême, et sans le secours de pouvoirs secondaires, toutes les parties d'un grand empire ; il n'y en a point qui ait tenté d'assujettir indistinctement tous ses sujets aux détails d'une règle uniforme, ni qui soit descendu à côté de chacun d'eux pour le régenter et le conduire.L'idée d'une pareille entreprise ne s'était jamais présenté à l'esprit humain, et, s'il était arrivé à un homme de la concevoir, l'insuffisance des lumières, l'imperfection des procédés administratifs, et surtout les obstacles naturels que suscitait l'inégalité des conditions l'auraient bientôt arrêté dans l'exécution d'un si vaste dessein.

On voit qu'au temps de la plus grande puissance des Césars, les différents peuples qui habitaient le monde romain avaient encore conservé des coutumes et des mœurs diverses: quoique soumises au même monarque, la plupart des provinces étaient administrées à part ; elles étaient remplies de municipalités puissantes et actives, et, quoique tout le gouvernement de l'empire fat concentré dans les seules mains de l'empereur, et qu'il restât toujours, au besoin, l'arbitre de toutes choses, les détails de la vie sociale et de l'existence individuelle échappaient d'ordinaire à son contrôle.

Les empereurs possédaient, il est vrai, un pouvoir immense et sans contrepoids, qui leur permettait de se livrer librement à la bizarrerie de leurs penchants et d'employer à les satisfaire la force entière de l'État ; il leur est arrivé souvent d'abuser de ce pouvoir pour enlever arbitrairement à un citoyen ses biens ou sa vie : leur tyrannie pesait prodigieusement sur quelquesuns ; mais elle ne s'étendait pas sur un grand nombre ; elle s'attachait à quelques grands objets principaux, et négligeait le reste ; elle était violente et restreinte.
Il semble que, Si le despotisme venait à s'établir chez les nations démocratiques de nos jours, il aurait d'autres caractères : il serait plus étendu et plus doux, et il dégraderait les hommes sans les tourmenter.

Je ne doute pas que, dans les siècles de lumières et d'égalité comme les nôtres, les souverains ne parvinssent plus aisément à réunir tous les pouvoirs publics dans leurs seules mains, et à pénétrer plus habituellement et plus profondément dans le cercle des intérêts privés, que n'a jamais pu le faire aucun de ceux de l'Antiquité. Mais cette même égalité, qui facilite le despotisme, le tempère ; nous avons vu comment, à mesure que les hommes sont plus semblables et plus égaux, les mœurs publiques deviennent plus humaines et plus douces ; quand aucun citoyen n'a un grand pouvoir ni de grandes richesses, la tyrannie manque, en quelque sorte, d'occasion et de théâtre. Toutes les fortunes étant médiocres, les passions sont naturellement contenues, l'imagination bornée, les plaisirs simples. Cette modération universelle modère le souverain luimême et arrête dans de certaines limites l'élan désordonné de ses désirs.
[...]
Les gouvernements démocratiques pourront devenir violents et cruels dans certains moments de grande effervescence et de grands périls ; mais ces crises seront rares et passagères.
Lorsque je songe aux petites passions des hommes de nos jours, à la mollesse de leurs mœurs, à l'étendue de leurs lumières, à la pureté de leur religion, à la douceur de leur morale, à leurs habitudes laborieuses et rangées, à la retenue qu'ils conservent presque tous dans le vice comme dans la vertu, je ne crains pas qu'ils rencontrent dans leurs chefs des tyrans, mais plutôt des tuteurs.

Je pense donc que l'espèce d'oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l'a précédée dans le monde ; nos contemporains ne sauraient en trouver l'image dans leurs souvenirs. Je cherche en vain moimême une expression qui reproduise exactement l'idée que je m'en forme et la renferme ; les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nouvelle, il faut donc tâcher de la définir, puisque je ne peux la nommer.

Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur euxmêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n'existe qu'en luimême et pour lui seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie.

Au dessus de ceuxlà s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle Si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peutil leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?

C'est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l'emploi du librearbitre; qu'il renferme l'action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu chaque citoyen jusqu'à l'usage de luimême. L'égalité a préparé les hommes à toutes ces choses : elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait.
Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger.

J'ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont je viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieux qu'on ne l'imagine avec quelquesunes des formes extérieures de la liberté, et qu'il ne lui serait pas impossible de s'établir à l'ombre même de la souveraineté du peuple.


Tyrannie de la majorité

Je regarde comme impie et détestable cette maxime, qu'en matière de gouvernement la majorité d'un peuple a le droit de tout faire, et pourtant je place dans les volontés de la majorité l'origine de tous les pouvoirs. Suisje en contradiction avec moi même ?

Il existe une loi générale qui a été faite ou du moins adoptée, non pas seulement par la majorité de tel ou tel peuple, mais par la majorité de tous les hommes. C'est la loi, c'est la justice. La justice forme donc la borne du droit de chaque peuple.
Une nation est comme un jury chargé de représenter la société universelle et d'appliquer la justice qui est sa loi. Le jury, qui représente la société, doitil avoir plus de puissance que la société ellemême dont il applique les lois ?
Quand donc je refuse d'obéir à une loi injuste, je ne dénie point à la majorité le droit de commander ; j'en appelle seulement de la souveraineté du peuple à la souveraineté du genre humain.

Il y a des gens qui n'ont pas craint de dire qu'un peuple, dans les objets qui n'intéressaient que lui même, ne pouvait sortir entièrement des limites de la justice et de la raison, et qu'ainsi on ne devait pas craindre de donner tout pouvoir à la majorité qui le représente. Mais c'est là un langage d'esclave.

Qu'estce donc qu'une majorité prise collectivement, sinon un individu qui a des opinions et le plus souvent des intérêts contraires à un autre individu qu'on nomme la minorité ? Or, si vous admettez qu'un homme revêtu de la toutepuissance peut en abuser contre ses adversaires, pourquoi n'admettezvous pas la même chose pour une majorité ? Les hommes, en se réunissant, ontils changé de caractère ? Sontils devenus plus patients dans les obstacles en devenant plus forts (1) ? Pour moi, je ne saurais le croire ; et le pouvoir de tout faire, que je refuse à un seul de mes semblables, je ne l'accorderai jamais à plusieurs.

Ce n'est pas que, pour conserver la liberté, je croie qu'on puisse mélanger plusieurs principes dans un même gouvernement, de manière à les opposer réellement l'un à l'autre.
Le gouvernement qu'on appelle mixte m'a toujours semblé une chimère. Il n'y a pas, à vrai dire, de gouvernement mixte (dans le sens qu'on donne à ce mot), parce que, dans chaque société, on finit par découvrir un principe d'action qui domine tous les autres.

L'Angleterre du dernier siècle, qu'on a particulièrement citée comme exemple de ces sortes de gouvernements, était un Etat essentiellement aristocratique, bien qu'il se trouvât dans son sein de grands éléments de démocratie ; car les lois et les mœurs y étaient ainsi établies que l'aristocratie devait toujours, à la longue, y prédominer et diriger à sa volonté les affaires publiques.

L'erreur est venue de ce que, voyant sans cesse les intérêts des grands aux prises avec ceux du peuple, on n'a songé qu'à la lutte, au lieu de faire attention au résultat de cette lutte, qui était le point important. Quand une société en vient à avoir réellement un gouvernement mixte, c'estàdire également partagé entre des principes contraires, elle entre en révolution ou elle se dissout.

Je pense donc qu'il faut toujours placer quelque part un pouvoir social supérieur à tous les autres, mais je crois la liberté en péril lorsque ce pouvoir ne trouve devant lui aucun obstacle qui puisse retenir sa marche et lui donner le temps de se modérer luimême.

La toutepuissance me semble en soi une chose mauvaise et dangereuse. Son exercice me paraît audessus des forces de l'homme, quel qu'il soit, et je ne vois que Dieu qui puisse sans danger être toutpuissant, parce que sa sagesse et sa justice sont toujours égales à son pouvoir. Il n'y a donc pas sur la terre d'autorité si respectable en ellemême, ou revêtue d'un droit Si sacré, que je voulusse laisser agir sans contrôle et dominer sans obstacles. Lors donc que je vois accorder le droit et la faculté de tout faire à une puissance quelconque, qu'on appelle peuple ou roi, démocratie ou aristocratie, qu'on l'exerce dans une monarchie ou dans une république, je dis : là est le germe de la tyrannie, et je cherche à aller vivre sous d'autres lois.

Ce que je reproche le plus souvent au gouvernement démocratique, tel qu'on l'a organisé aux ÉtatsUnis, ce n'est pas, comme beaucoup de gens le prétendent en Europe sa faiblesse, mais au contraire sa force irrésistible. Et ce qui me répugne le plus en Amérique, ce n'est pas l'extrême liberté qui y règne, c'est le peu de garantie qu'on y trouve contre la tyrannie.

Lorsqu'un homme ou un parti souffre d'une injustice aux EtatsUnis, à qui voulezvous qu'il s'adresse ? A l'opinion publique ? c'est elle qui forme la majorité ; au corps législatif ? il représente la majorité et lui obéit aveuglément ; au pouvoir exécutif ? il est nommé par la majorité et lui sert d'instrument passif ; à la force publique ? la force publique n'est autre chose que la majorité sous les armes ; au jury ? le jury, c'est la majorité revêtue du droit de prononcer des arrêts : les juges euxmêmes, dans certains Etats, sont élus par la majorité. Quelque inique ou déraisonnable que soit la mesure qui vous frappe, il faut donc vous y soumettre (2).

Supposez, au contraire, un corps législatif composé de telle manière qu'il représente la majorité, sans être nécessairement l'esclave de ses passions ; un pouvoir exécutif qui ait une force qui lui soit propre, et une puissance judiciaire indépendante des deux autres pouvoirs ; vous aurez encore un gouvernement démocratique, mais il n'y aura presque plus de chances pour la tyrannie.

Je ne dis pas que dans le temps actuel on fasse en Amérique un fréquent usage de la tyrannie, je dis qu'on n'y découvre point de garantie contre elle, et qu'il faut y chercher les causes de la douceur du gouvernement dans les circonstances et dans les mœurs, plutôt que dans les lois.


(1) Personne ne voudrait soutenir qu'un peuple ne peut abuser de la force vis à vis d'un autre peuple. Or les partis forment autant de petites nations dans une grande ; ils sont entre eux dans des rapports d'étrangers. Si l'on convient qu'une nation peut être tyrannique en vers une autre nation, comment nier qu'un parti puisse l'être en vers un autre parti ?

(2) On vit à Baltimore, lors de la guerre de 1812, un exemple frappant des excès que peut amener le despotisme de la majorité. A cette epoque la guerre était très populaire à Baltimore. Un journal qui s'y montrait fort opposé excita par cette conduite l'indignation des habitants. Le peuple s'assembla, brisa les presses, et attaqua la maison des journalistes. On voulut réunir la milice, mais elle ne répondit point à l'appel. Afin de sauver les malheureux que menaçait la fureur publique, on prit le parti de les conduire en prison, comme des criminels. Cette précaution fut inutile : pendant la nuit, le peuple S'assembla de nouveau ; les magistrats ayant échoué pour réunir la milice, la prison fut forcée, un des journalistes fut tué sur place, les autres restèrent pour morts : les coupables déférés au jury furent acquittés.

 

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